Profondeurs

par benraconte

TEXTE INTÉGRAL

Une heure. Une heure que le navire à la surface ne répondait plus. Une heure que les moteurs du sous-marin Ulysse s’étaient arrêtés et refusaient de redémarrer. Une heure qu’Elliot avait peu à peu coulé au fond de l’océan et se rapprochait inévitablement des profondeurs abyssales. À mesure qu’il s’enfonçait, ses chances de remonter à l’air libre s’amenuisaient. La lumière du jour se faisait rare. Il commençait sérieusement à s’inquiéter.

Il s’empara de sa radio et tenta un ultime appel.

— Poséidon. Ici Ulysse. Répondez.

Aucune voix ne se fit entendre à travers l’appareil. Le Poséidon restait étrangement silencieux.

Le scientifique s’impatienta.

— Poséidon. Ici Ulysse. Répondez bon sang !

Mais seul le bruit blanc du récepteur résonna dans ses oreilles. Dépité, il reposa le combiné sur son socle en soupirant.

Soudain, un choc terrible ébranla le submersible. Elliot manqua de se cogner contre la console de commandes, mais sa ceinture de sécurité le retint au dernier moment. Un peu sonné, il releva la tête et regarda à travers la verrière du poste de pilotage. Il était difficile d’y voir quelque chose dans ce noir abyssal. Pas une once de lumière naturelle n’arrivait jusqu’ici pour éclairer les alentours. Le soleil avait depuis longtemps renoncé à étendre son emprise sur ces lieux. C’était le royaume des ombres et des créatures mystérieuses.

Il alluma les projecteurs avant. Les puissants faisceaux semblèrent repousser les ténèbres et dévoilèrent une eau limpide et pure. À quelques dizaines de mètres, la partie immergée d’un immense iceberg apparut, révélant des lueurs magiques sur la glace. Vue d’ici, la structure de sa paroi ressemblait aux alvéoles des nids des abeilles.

Elliot plissa les yeux afin de mieux distinguer les détails qui apparaissaient. Une centaine de krills – des crevettes bioluminescentes de quelques centimètres de longueur – passèrent devant la vitre. Bientôt, le banc se transforma en tempête. Des milliers d’invertébrés se rassemblèrent et tournoyèrent autour du submersible, dans une chorégraphie effrénée digne d’un grand cabaret aquatique. Certaines s’illuminaient périodiquement d’une couleur bleutée, sans doute en pleine communication avec leurs congénères.

Le spectacle qui s’offrait devant les yeux d’Elliot le fascina. Il avait plongé dans un autre monde, celui des profondeurs de l’océan. Ici, le temps semblait ralenti, comme dans une bulle. Tout paraissait calme et apaisé. La nature s’y épanouissait sans crainte.

Il fallut un bon moment à Elliot pour retrouver ses esprits et se rappeler la gravité de sa situation. Espérant un miracle, il actionna encore une fois la commande des moteurs de l’engin. Un bruit strident de métal retentit quelques instants, suivi d’un silence de mort. Le sous-marin continuait de couler. En jetant un coup d’œil au tableau de bord, il s’aperçut qu’il venait de dépasser les mille mètres de profondeur.

Elliot empoigna une nouvelle fois sa radio et augmenta sa portée à toutes les fréquences disponibles.

— Mayday, Mayday, Mayday. Ici Ulysse. Mayday Ulysse. Position exacte inconnue. Sans doute à plusieurs milles à l’ouest de la péninsule Antarctique. En dérive dans les profondeurs de l’océan Astral. Moteurs hors services. Impossible de remonter à la surface. Une personne à bord. Ulysse. Répondez.

Les minutes se succédèrent, mais aucune réponse ne lui parvint. Pas un navire ne naviguait dans les environs. Les secours ne viendraient pas. Elliot était seul. Il comprit que son destin était scellé.

Abattu, il laissa tomber sa tête dans ses mains et s’affala sur son siège. Il ressassait le passé avec nostalgie, se maudissant d’avoir accepté cette mission scientifique, quand soudain un cri strident semblable au grincement d’une immense porte métallique résonna à l’extérieur du submersible. D’abord lointain, le bruit infernal semblait se rapprocher. Elliot n’avait jamais entendu quelque chose de la sorte. Une chose était sûre, le rugissement ressemblait davantage à celui d’un prédateur en chasse qu’à un appel de détresse.

Sans perdre de temps, il pianota sur la console de commande. Sur l’écran s’affichèrent toutes les caméras réparties sur l’ensemble du sous-marin. Chacune offrait un point de vue unique sur l’océan. Il alluma tous les projecteurs disponibles. Quelques instants passèrent, dans le silence le plus total. Elliot était à l’affût du moindre mouvement suspect dans les profondeurs.

Soudain, une lumière blanche apparut, captée par l’objectif dirigé vers le fond marin. Une forme se dessina sur l’écran. Elle fonçait droit sur lui. À mesure qu’elle approchait, la chose devenait de plus en plus visible. C’était une créature gigantesque de plusieurs dizaines de mètres de long. Son allure rappelait un calmar à tête de poulpe. Son corps principal comportait deux couches : un immense sac translucide et bulbeux en forme de ballon de montgolfière et un corps blanc bioluminescent semblable au manteau du calmar. Quatre énormes yeux aux pupilles noires et une mandibule de forme étrange étaient incrustés dans ce corps lumineux et le rendaient particulièrement effrayant. Elle agitait frénétiquement ses huit bras et ses deux longs tentacules comme de grands fouets.

Le monstre se rapprochait dangereusement. Elliot était terrifié. Il n’osait pas bouger, pensant bêtement que cela rendrait le submersible invisible aux yeux de la créature. D’un coup, elle étendit ses membres en direction du sous-marin et s’y agrippa. L’engin était violemment secoué dans tous les sens. Le scientifique se sentait complètement impuissant. Après quelques minutes qui parurent des heures, l’invertébré finit par lâcher prise. Il poussa un dernier cri avant de s’éloigner.

Elliot resta un moment immobile sur sa chaise. L’image du monstre tournait en boucle dans sa tête. Quelle était donc cette étrange créature ?

Une secousse ébranla la structure. Le sous-marin venait de toucher le fond marin. Le tableau de bord indiquait une position à plus de huit mille mètres sous la mer. Elliot n’avait jamais été si loin dans les profondeurs.

Il inspecta une à une les caméras pour faire le point sur sa situation. Il avait atterri sur une grande plaine abyssale. C’était une vaste étendue de sédiments vaseux et boueux, mélange de graviers, de roche, de sable et de particules de milliards de corps en décomposition des créatures marines qui avaient coulé au fond de la mer. L’endroit était semblable à un désert plongé dans l’obscurité éternelle. La flore était inexistante à cette profondeur, la photosynthèse étant impossible du fait de l’absence de lumière.

Quelques spécimens d’étoiles de mer s’approchèrent du véhicule, sans doute en quête de mollusques ou de crustacés possiblement accrochés au sous-marin.

La situation d’Elliot était désespérée, mais sans vraiment comprendre pourquoi, il était rassuré de savoir qu’il ne s’enfonçait plus dans les entrailles de la mer.

En déglutissant, il sentit que sa gorge était sèche. Il se détacha, quitta le poste de pilotage et traversa la salle principale, lieu de stockage d’équipements divers répartis dans des caisses solidement attachées aux murs. Au fond, se trouvait un immense appareil, sorte d’araignée en métal avec une multitude de tuyaux de toute taille en guise de pattes. Grâce à un système ingénieux, la machine produisait en permanence de l’eau pure et de l’oxygène en recyclant l’eau de mer.

Elliot l’ouvrit comme un réfrigérateur et s’empara d’une des tasses remplies d’eau. Il la but d’une traite et la reposa à sa place. Désaltéré, il retourna sans tarder à son poste. Maintenant qu’il avait touché le fond, sa priorité était d’évaluer la gravité des avaries du submersible.

Il appuya sur un bouton et un drone fut aussitôt propulsé hors de l’appareil. Elliot le guida au moyen d’une manette comme dans un jeu vidéo. L’engin était équipé d’une puissante torche et retranscrivait en direct ses images sur l’écran du tableau de bord. Après un rapide tour du sous-marin, le diagnostic tomba. L’une des hélices principales du moteur droit s’était endommagée. La seule solution était de la remplacer. Malheureusement, Elliot ne disposait d’aucune pièce de rechange.

Le scientifique décida de continuer l’exploration des alentours. Il enclencha la propulsion du drone, qui s’élança dans la plaine. Sur plus d’une centaine de mètres, le paysage était identique. Seules quelques cheminées hydrothermales éparses dénotaient avec l’uniformité des lieux et crachaient en continu leur fumée blanche.

Au bord d’un des fumeurs, tout un écosystème s’était formé. Des colonies de vers géants, de crevettes et de crustacés peuplaient l’espace. Une espèce de concombre de mer retenu particulièrement l’attention d’Elliot. Aussi appelé cochon de mer, tout un troupeau s’était rassemblé. Ils avançaient sur leurs sept paires de gros pieds, déplaçant leur corps gonflé rosâtre et presque translucide. Mesurant généralement quelques centimètres, ceux-ci faisaient au moins un mètre et confirmaient la théorie du gigantisme antarctique de la faune sous-marine. D’une lenteur extrême, ils triaient et portaient à leur bouche les nutriments du sol au moyen de leurs tentacules peltés.

Plus loin, un cadavre de baleine apparut dans le projecteur de l’appareil. Devenue une véritable oasis pour de nombreuses espèces, elle était entourée de milliers de minuscules vers tubicoles qui se nourrissaient des sédiments organiques détachés de la carcasse. Des poissons-limaces côtoyaient des grenadiers, caractérisés par leur corps effilé vers l’arrière. Les poissons tournaient autour des os nettoyés depuis longtemps déjà par des anguilles nécrophages, dont quelques spécimens tels les myxines – sortes d’anguilles abyssales – traînaient encore dans les environs.

L’engin traversa ensuite une forêt de sculptures minérales. Sur le sol, de grands coquillages blancs côtoyaient d’étranges champignons lumineux d’un vert émeraude. Un poulpe à oreilles, aussi appelé poulpe Dumbo en raison de ses deux nageoires caractéristiques, passa devant l’écran un bref instant. Il était assez rare de le croiser sur son chemin, d’autant plus à cette profondeur.

Elliot notait chacune de ses observations à mesure qu’il explorait les fonds marins. La faune qui vivait ici le fascinait. Pouvoir étudier ces espèces encore mal connues était une chance inouïe. Au diable sa situation. Au moins, il mourrait comblé d’avoir pu découvrir ce monde mystérieux.

Au détour d’un virage, Elliot découvrit alors sur l’écran l’épave d’un immense navire porte-conteneurs, brisé en deux sur le fond marin. Il était partiellement enterré sous des mètres de boue, comme si les abysses voulaient dévorer cette relique d’un autre monde et la faire disparaître à tout jamais. Une rouille boursouflée s’était étendue sur la coque, comme la lèpre sur un malheureux condamné. Le nom du bâtiment était depuis longtemps effacé, comme s’il avait été oublié de tous. Des centaines de conteneurs s’amoncelaient un peu partout sur ce terrain dépourvu de vie, mais la plupart étaient encore solidement attachés au navire. Des symboles imprimés en noir indiquaient le contenu de chaque caisse : ici un dessin d’outils, là des planches de bois, plus loin un bloc de pierre.

Elliot sentit soudainement son cœur s’accélérer. Une hélice de rechange se trouvait peut-être parmi les innombrables matériaux.

Après plusieurs manœuvres, la machine parvint à s’approcher de l’épave. Il s’engagea sur ce qu’il restait du pont et s’engouffra dans un étroit passage au cœur de la montagne des immenses conteneurs. À la lumière de la torche, Elliot les inspecta un à un. La plupart s’étaient déformés sous l’effet de la pression, mais d’autres étaient encore scellés. Le véhicule erra près d’une heure dans les méandres de ce labyrinthe de métal.

Découragé, Elliot s’apprêtait à rebrousser chemin lorsque la lumière du drone se fixa comme un aimant sur un symbole. Une hélice. Elle était dessinée au centre d’une grosse caisse rouge encastrée comme un lego dans le mur de conteneurs. Elliot sauta de son siège. Il n’en revenait pas. La chance avait décidé de lui sourire.

Après quelques manipulations sur le clavier, il activa le découpeur laser du drone. Les mains tremblantes, il s’efforça de piloter l’outil avec minutie. Brûlé par l’assaut du laser, le métal se tordait de douleur. Le crissement métallique résonnait dans les haut-parleurs du tableau de bord.

Soudain, un hurlement familier retentit. L’image du poulpe-calmar lui revint instinctivement en tête. Elliot enclencha le second mode de vitesse du perçage et l’engin redoubla d’efforts pour terminer le travail. Le cri strident retentit à nouveau. Il était très proche.

La tôle céda enfin. D’énormes quantités d’eau s’engouffrèrent dans le conteneur et déstabilisèrent le véhicule. Elliot parvint à le redresser, mais quelques secondes plus tard, l’image trembla sans raison et devint complètement floue. Une lumière éblouissante apparut puis l’écran devint noir. Le drone avait cessé d’émettre.

La surprise laissa bientôt place à la colère. Sans réfléchir, Elliot quitta son poste et se dirigea vers la salle des équipements. Rejetant violemment les caisses empilées qui le gênaient, il s’approcha de la combinaison sous-marine attachée au mur et l’enfila. Cet équipement de pointe avait été spécialement conçu pour l’exploitation des abysses et résistait sans problème à l’énorme pression qui s’exerçait à cette profondeur. Il s’empara également d’une longue matraque électrique capable de repousser d’éventuels prédateurs.

Elliot s’avança dans le sas de décompression et enclencha l’ouverture automatique de l’écoutille. La seconde d’après, il était dehors. Il alluma son propulseur arrière et s’élança dans l’immense étendue d’eau. Gardant un semblant de lucidité, il mit en route son système GPS. La montre de sa combinaison s’illumina et indiqua précisément le chemin emprunté par le drone.

Elliot traversa rapidement la plaine abyssale et s’arrêta quelques instants devant la carcasse de la baleine. Vus d’ici, les restes du mammifère étaient encore plus impressionnants. À l’échelle d’un homme, l’animal était gigantesque.

Laissant le cadavre derrière lui, il s’engouffra dans la forêt de sculptures minérales, toujours illuminée par les mystérieux champignons bioluminescents.

Il arriva enfin sur les lieux de l’épave. Une boule lumineuse se détacha de l’ombre du navire, bientôt suivie par d’autres lumières. Un cri strident brisa le calme des profondeurs. Elliot sentit le douloureux son vibrer dans ses oreilles. D’autres grincements retentirent, comme une réponse.

Flairant le danger, il se précipita derrière un conteneur perforé qui gisait sur le fond et se glissa à l’intérieur. Il sentait la pression monter dans ses oreilles. Il n’avait aucune idée de la façon dont les créatures repéraient leurs proies. Dans le doute, il coupa aussitôt son propulseur. Les minutes passèrent. Aucun monstre n’avait pour l’instant daigné le traquer jusqu’ici. Des cris résonnèrent à nouveau mais ils parurent plus lointains. Le groupe de poulpes-calmars semblait s’éloigner.

Avec d’infinies précautions, Elliot quitta son abri et se hâta de rejoindre le pont de l’épave. Après un rapide regard en arrière, il s’engouffra à son tour dans le labyrinthe de métal.

Il suivit avec précaution sur son radar le chemin qu’avait parcouru son engin téléguidé pour ne pas se perdre, et arriva rapidement devant le conteneur rouge éventré. Le drone, quant à lui, demeurait introuvable.

Sans hésiter, il s’approcha de l’ouverture. Une multitude de caisses en bois, rongées par l’humidité, étaient noyées sous des litres d’eau de mer. Un sourire se dessina peu à peu sur ses lèvres à mesure qu’il retirait les couvercles de bois pourris. Le conteneur rouge était une caverne d’Ali Baba. Des milliers d’hélices de toute taille s’entassaient tout autour de lui. Il n’avait que l’embarras du choix.

Après une fouille minutieuse, Elliot trouva enfin un modèle adapté aux contraintes de son sous-marin. Le trésor en main, il ne perdit pas un instant et rebroussa chemin. Alors qu’il s’apprêtait à quitter l’épave, un hurlement grinçant retentit. Il eut à peine le temps de voir un gigantesque poulpe-calmar fondre sur lui que les tentacules du monstre l’enserraient déjà. Le scientifique sentit la pression qui s’exerçait sur sa combinaison. Pour le moment, elle semblait tenir le coup. La créature essayait de l’approcher de ses mandibules. Elliot était horrifié par l’immensité de l’animal. L’intensité lumineuse émise par sa tête était aussi forte que celle d’un phare en pleine tempête.

Elliot resta un bref instant tétanisé par cette horreur, mais l’instinct de survie reprit le dessus. Il dégaina sa matraque et la planta sur l’orifice du monstre. Une puissante décharge électrocuta le poulpe-calmar qui lâcha prise et s’éloigna rapidement.

Sans perdre de temps, Elliot quitta les lieux et traversa les quelques lieues qui le séparaient de son submersible en un éclair. Il alla chercher quelques outils et commença la réparation. Il s’arrêtait régulièrement dans son travail pour surveiller les environs. Il craignait que les créatures surgissent à tout moment. Mais aucun assaillant ne sembla se manifester.

L’hélice remplacée, le scientifique rejoignit rapidement le poste de pilotage et enclencha le démarrage des moteurs. Elliot sentit le sous-marin s’élever du fond des mers et ne put s’empêcher de pousser un cri de joie. Chaque seconde l’éloignait un peu plus des abysses.

Après près d’une heure qui parut être une éternité, le submersible remonta enfin à la surface. Elliot ouvrit l’écoutille et passa la tête hors de l’appareil. Il prit une grande bouffée d’air et regarda vers le ciel.

Il avait retrouvé son monde.

2 commentaires

Nora Malorie 3 janvier 2021 - 10 h 00 min

Superbe nouvelle ! J’aime beaucoup le concept de ton blog, j’ai même hâte qui se développe davantage! ^^ Le concept de “site dont vous êtes le héros” est génial, quand se sera bien complet ton blog sera vraiment très divertissant ^^.

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benraconte 6 janvier 2021 - 10 h 27 min

Merci beaucoup ! Trop content que ça te plaise ! 🙂 J’espère pouvoir développer encore tout ça très vite !

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