L’Ombre des cités

par benraconte

PREMIER CHAPITRE

Chapitre I – Blom

Le vin avait un goût singulier ce soir-là. Non pas qu’il fût mauvais les autres soirs, mais cette fois-ci Blom le trouvait particulièrement savoureux. Après tout, ce nouveau contrat allait peut-être enfin leur changer la vie, à lui et à ses compagnons.

Blom trônait sur l’une des chaises qui encerclaient le bar où campait le tavernier. Au-dessus du commerçant, des cruches attachées par des chaînes étaient suspendues dans le vide et lui permettaient de dégainer toutes sortes de vins à la demande des clients. Malgré l’atmosphère enfumée par les braseros sur lesquels mijotaient d’épais ragoûts, Blom distinguait encore l’endroit où s’étaient attablés ses trois acolytes, Flim, Edim et Salim, non loin de l’estrade au fond de la salle. D’autres tables dispersées çà et là accueillaient toutes sortes de clients plus ou moins louches. La plupart étaient des paysans du village, certains venus se noyer dans le vin après une dure journée de labeur, d’autres pour échapper aux obligations conjugales et prendre du bon temps en charmante compagnie. Les danseuses, à demi nues, n’avaient pas la vingtaine et se mouvaient entre les tables, munies d’une flûte ou d’une lyre. Les plus tactiles, usant de leurs charmes, proposaient à quelques buveurs de les rejoindre à l’étage, une fois la danse terminée. Plus loin, on se battait pour les beaux yeux des serveuses, tout aussi légèrement vêtues, qui avaient un don pour charmer les poivrots et les bourses d’argent. Sur l’estrade, un barde tentait tant bien que mal de s’accorder à la musique ambiante pour narrer les actualités des Royaumes.

Blom vit Flim lui faire signe de les rejoindre. Il finit son verre et sentit le sol se dérober sous ses pieds lorsqu’il se leva de sa chaise.

Le vin n’était pas seulement bon, il était aussi particulièrement alcoolisé. Peut-être Blom en avait-il un peu trop bu pour fêter ce nouveau contrat lucratif.

Il traversa la salle à tâtons et essaya de slalomer entre les clients. Il passa bientôt devant une table où un groupe d’étrangers s’était mis à jouer aux dés, et l’on entendait le fracas des pièces pariées jetées sur la table. L’un d’eux se leva brusquement de sa chaise et percuta Blom qui alla s’affaler en plein sur la poitrine d’une danseuse qui passait par là. D’abord surprise par la petite taille de Blom puis effrontée par son geste, elle le repoussa furieusement.

— Eh toi, on fait pas crédit ici ! Pour toucher, faut d’abord payer ! aboya-t-elle alors qu’elle s’empoignait un sein à peine caché par sa longue chevelure rousse.

Son air énervé contrastait avec la douceur de son visage ponctué de taches de rousseur. Blom restait figé devant cette furie dénudée, la mine à la fois coupable et envieuse, lorsqu’il sentit une grande main lui enserrer l’épaule et l’asseoir sur une chaise non loin de là.

C’était celle d’Edim, le plus costaud de ses compagnons. Il faisait maintenant face à la danseuse, qu’il dépassait d’au moins une tête. Sa carrure impressionnante lui aurait permis de l’assommer d’un revers de main. Il restait pourtant calme, telle une imposante statue de marbre devant celle qui comptait bien profiter de l’altercation pour remplir sa bourse de pièces. Mais en qualité de second du Capitaine, il en avait vu bien d’autres et ce n’était pas une frêle racoleuse qui allait le faire plier.

Il leva lentement la main, lui faisant signe de se taire, suivi d’un autre geste qui lui fit comprendre de s’en aller. Sans un mot, la fille finalement intimidée s’exécuta sans demander son reste.

— Alors, Blom, on essaye de se faire plaisir avant le paiement ? se moqua Flim, en s’emparant de la cruche de vin posée sur la table, tandis qu’Edim se rasseyait. Sa grosse mâchoire carrée s’était détendue et il avait souri à la blague de son petit frère.

— Hé, si ça se trouve, tu vas finir par t’acoquiner avec la rousse autant que Salim l’a fait avec sa muse ! Et regarde où il en est maintenant, hein Salim ? ajouta-t-il en donnant un coup de coude à ce dernier.

Imberbe, les cheveux noirs en bataille, Flim était le jeune cuisinier du navire et était aussi farfelu que les plats qu’il concoctait. D’un naturel frivole et provocateur, il avait de nombreuses fois manqué de s’attirer les foudres de plusieurs membres d’équipage, mais son lien de sang avec Edim lui avait à chaque fois sauvé la mise.

Salim n’avait même pas relevé la provocation. La cinquantaine, les cheveux blonds grisonnants, le visage pâle et des yeux gris perçants enfoncés dans leurs orbites, il était parfait dans son rôle de maître d’équipage. Il parlait peu, exécutait sans broncher les ordres du commandement et arbitrait impassiblement chaque conflit sur le bateau. Mais surtout, il ne s’emportait jamais.

Il fixa quelques instants Flim, et, sans dire un mot, détourna les yeux. Il balaya la pièce du regard. Assis à gauche de la table, il avait une vue parfaite sur l’ensemble de la salle et sur l’escalier central. Blom comprit que le vieil homme cherchait quelque chose, ou plutôt quelqu’un. Mais avant qu’il n’ait pu y réfléchir davantage, Flim l’interpella à nouveau.

— Dis Blom, tu as entendu ce que racontent les bardes en ce moment ? chuchota-t-il en désignant discrètement le musicien sur l’estrade. Avant d’enchaîner :

— Il paraît que l’Empereur de l’Ilior va marier sa fille au Roi de l’Aleenas pour conclure une alliance. On s’en moque, tu me diras ? Eh bah figure-toi qu’un des termes du contrat prévoit l’arrêt des échanges commerciaux entre Aleenas et les Clans de Galos ! Ça veut dire plus de bateaux marchands Aleenasiens à piller ! Sur toutes les routes commerciales de la mer Joliah, il a fallu que ça tombe sur notre filon !

— Cela expliquerait pourquoi nos dernières sorties en mer n’ont rien donné, répondit Blom, l’air grave. Finalement, ce nouveau contrat qu’a décroché le Capitaine tombe encore plus à pic ! Mais attends j’y pense , quel intérêt pour l’Ilior d’exiger ça ? Les Galosiens pourraient le prendre pour une déclaration de guerre.

— La raison est purement économique, intervint Edim, jusque-là resté en retrait. Depuis la guerre sans fin que se livre l’Ilior face aux sauvages Blidans du nord, les coffres de l’Empire commencent à se vider. La principale ressource commerciale du Galos, c’est le bois. Et pas n’importe quel bois ! C’est une bois d’excellence pour les navires, souple et résistant.

— Edim, tu parles au maître charpentier là ! C’est pas à lui qu’on va la faire, hein ! le coupa Flim en donnant un coup de coude à Blom.

Blom se massa machinalement l’épaule avant de répondre.

— Où veux-tu en venir, Edim ?

— L’Ilior a aussi de nombreux hectares de forêts, tout le long de la frontière avec les peuples Blidans. Si l’Aleenas n’achète plus son bois au Galos, cela laisse le champ libre à l’Ilior pour commencer l’exploitation et la vente du bois en grande quantité. Cette nouvelle source de revenus pourrait donc permettre au Royaume de renflouer ses coffres. Et je te rappelle que ceux des Aleenasiens débordent d’or et de pierres précieuses.

— Comme les coffres de leurs navires ! intervint Flim, qui d’un coup s’était excité.

— Ça se tient, mais pourquoi l’Aleenas achèterait-il du bois de moins bonne qualité alors que celui du Galos lui tend les bras ?

— Tout simplement pour ne pas se mettre à dos la première puissance de tout le continent. Même les Royaumes du Rabahr et du Firyn ne rivalisent pas avec la technologie des Ilioriens. Et puis à part le bois, le Galos n’a pas grand-chose à offrir. En plus, c’est l’Aleenas qui entretient cette route commerciale. Ce sont essentiellement leurs navires qui voyagent jusqu’au Galos pour acheter du bois. Les Galosiens ne se sont jamais intéressés à la navigation. Quand ils veulent se déplacer sur la mer, ils emploient toujours des bateaux étrangers.

À ce moment, Salim se leva d’un coup de sa chaise. Blom se retourna et le vit se diriger vers l’escalier où une femme en descendait les marches.

C’était Enoria, la gérante des plaisirs qu’offrait la taverne. Elle s’assurait que ses clients atteignent le septième ciel après avoir franchi les portes de son royaume, à l’étage, aidée de ses danseuses, telles des hirondelles . Mais  le plaisir avait un prix et il était particulièrement onéreux lorsque l’on requérait les services de la reine des lieux. Enoria était donc rarement sollicitée. Pourtant  cette fois-là, un riche capitaine pirate avait pu s’affranchir de l’énorme somme requise. Il avait précédé la courtisane et s’était assis au comptoir.

Enoria était au pied des marches lorsque Salim la rejoignit. Pendant tout ce temps, il avait ruminé, silencieux sur sa chaise en attendant que sa muse, comme l’appelait Flim, ait fini son affaire.

Enoria et Salim se connaissaient depuis de nombreuses années déjà, avant même que Blom ne choisisse la voie de marin. Il s’était surpris une fois à écouter leur conversation alors que les deux amants se rappelaient leur jeunesse. Enoria avait perdu ses parents quand l’île avait été ravagée par la guerre et que la plupart des habitants avaient été massacrés. L’île Dyliem avait ensuite été laissée à l’abandon par les différents royaumes, avant que la piraterie n’en fasse l’un de ses principaux fiefs. Les viols étaient monnaie courante en ce temps-là et elle ne tarda pas à proposer ses services à la taverne pour échapper aux sévices quotidiens. Elle se fit bientôt une place dans le commerce des plaisirs, protégée entre ces murs. Ses talents lui valurent une certaine reconnaissance dans le milieu. Elle n’avait alors plus jamais quitté la taverne et en avait fait son domaine. Durant ses débuts, elle avait rencontré Salim, jeune pirate candide, séduit par la finesse de ses traits et ses longs cheveux noirs. Lorsqu’il  parlait d’elle à Blom, il prônait toujours sa prestance et son charme à faire faillir le plus rustre des hommes. Salim avait alors  dépensé tous ses butins de pillage pour passer du temps auprès d’elle. Une relation privilégiée s’était installée entre eux et ils ne se quittèrent plus. Salim vivait mal le fait de devoir partager sa bien-aimée avec d’autres hommes, sujet continuellement source de conflits.

C’était actuellement le cas. Les bras de Salim avaient des spasmes et malgré le fait qu’il soit de dos, Blom distinguait que ses poings étaient fermement fermés. Enoria semblait inflexible, attendant patiemment la fin du monologue de son amant. Finalement calmé, elle embrassa sa joue, suivi d’un sourire plein d’affection, puis remonta l’escalier d’un pas léger. Salim resta quelques instants figé sur place, au milieu de la salle animée puis tourna les talons et revint s’asseoir auprès de Blom et de ses compagnons. Il avait le visage tendu et même Flim, qui avait lui aussi observé la scène, ne se risqua pas à une boutade.

Personne n’osa plus parler.

— Ça fait un moment que le Capitaine est parti, je ferais mieux de voir où il en est avec la prise de contact, finit par déclarer Blom pour s’extirper de cette situation gênante.

L’effet de la boisson refit surface lorsqu’il se leva. Il poussa la porte et sortit de la taverne d’un pas chancelant. Les dernières lueurs du jour disparaissaient derrière un voile de ténèbres.

Il hésita quelques instants de la direction à prendre, mais repéra bientôt la silhouette d’un autre homme debout non loin de la place. Il reconnut la cape brune de son supérieur.

— Il n’est pas encore arrivé, Capitaine ?

— Il ne devrait plus tarder. On avait convenu de se rencontrer dès que la nuit serait tombée, répondit Krameos sans même se retourner.

Krameos était un homme noir particulièrement robuste, d’une quarantaine d’années tout au plus. Son nom lui avait été donné par sa mère, une sauvage des terres du sud, suite à une brûlure qui lui avait dévoré le visage quand il n’était encore qu’un nourrisson. Un soir, elle avait fini par lui avouer, dans un éclat de rire et complètement saoule comme à son habitude, que c’était elle qui lui avait plongé la tête dans un chaudron d’eau bouillante simplement parce qu’elle était curieuse de voir de quelle couleur serait sa tête quand elle le sortirait du sceau. La révélation fut insupportable à accepter pour l’adolescent, lui n’avait jamais connu de geste d’amour maternel. Dans un élan de rage, il avait étranglé sa mère à mort. Ivre, elle ne lui avait opposé aucune résistance. Il avait dès lors décidé de porter un épais masque de bronze, à la fois pour cacher son visage hideux, mais aussi son sombre passé. Il s’était ensuite enrôlé dans un groupe de brigands avant de prendre la mer et rejoindre la piraterie. Bientôt reconnu pour sa férocité au combat et son mépris pour la pitié, il s’était enrichi, avait recruté son propre équipage et capturé son premier navire, un petit trois-mâts d’allure élancé qu’il avait baptisé le Brasier. Plus tard, alors que Blom venait de rejoindre le navire comme apprenti charpentier, une dispute avait éclaté entre le Capitaine et son Second à propos du partage d’un butin fraîchement capturé. Le Second, qui était aussi un très vieil ami de Krameos, avait alors révélé à tout l’équipage, l’air railleur, l’origine de son nom. Le Capitaine, sans crier gare, lui avait alors froidement tranché la tête d’un seul coup de sabre devant toute l’assemblée. Depuis ce jour, jamais personne ne s’était risqué à prononcer ce nom et l’on préférait le titre de Capitaine pour s’adresser à lui. Blom avait beau le connaître depuis plusieurs années et faire partie des officiers, il était toujours aussi intimidé par cet homme qui le dépassait d’une tête. Un turban rouge qu’il ne retirait jamais cachait ses cheveux et un foulard de même couleur, enroulé autour de son cou complétait son accoutrement et témoignait son allégeance au monde de la piraterie.

À cette heure-là, la place était déserte. Seul le bruit de l’auberge résonnait encore dans la nuit qui s’annonçait particulièrement sombre. Les villageois qui n’étaient pas rentrés chez eux s’étaient depuis bien longtemps réfugiés dans la taverne et rares étaient ceux qui traînaient seuls dans les rues, passé le crépuscule. Les pirates et autres brigands, quant à eux préféraient la taverne du port, plus animée et moins onéreuse. Bien peu prenaient la peine de s’aventurer jusqu’au village, situé à une demi-lieue en amont.

Une ombre noire se détacha de l’obscurité de la ruelle d’en face.

— Qui va là ! s’écria à pleine gorge Blom, encore éméché.

— Tais-toi ! le réprimanda le Capitaine. Tu vas alerter tout le monde à gueuler comme ça !

La silhouette s’approcha des deux hommes, d’un pas léger et silencieux. L’homme avait visiblement l’habitude d’agir dans l’ombre et n’en était pas à sa première combine. Une capuche noire lui cachait le visage et rendait impossible toute identification. Une longue cape l’enveloppait complètement et dissimulait son corps et ses membres. Ses habits semblaient être faits d’un étrange tissu, d’une qualité certaine dont la noirceur le camouflait partiellement lorsque les ténèbres l’entouraient. Un silence pesant s’était installé. Même le bruit de la taverne ne semblait plus être qu’un murmure.

L’homme jeta un bref coup d’oeil à Blom et s’adressa directement au supérieur.

— La nuit est là, déclara-t-il d’une voix grave.

— C’est parce que le jour n’est plus, répondit Krameos, d’un ton assuré.

— Bien, murmura l’étranger, d’un ton satisfait. Vous êtes donc celui que l’on m’a envoyé missionner. Le contrat est simple.

Il sortit un parchemin de sa cape et le tendit à l’intéressé, qui s’en empara aussitôt.

− Sur ce document se trouve la cible que vous devez intercepter. Peu m’importe la manière dont vous l’abordez et qui vous tuez. Une seule chose m’intéresse. Je veux que vous me récupériez un petit coffre qui se trouve dans la cabine du capitaine. Vous le trouverez facilement, sa serrure est en forme d’étoile.

Krameos lut brièvement quelques lignes du papier avant de déclarer.

— Et qu’en est-il du paiement ?

L’étranger lui présenta une bourse de pièces. Au son, c’était sans aucun doute de l’or.

— Vous aurez l’autre moitié une fois le contrat exécuté. Le navire part à l’aube de la capitale iliorienne, Numior à destination de la capitale Aleenasienne, Malhêm. Cela vous laisse donc un peu de temps pour vous préparer. La cible ne sera pas sous escorte d’un vaisseau militaire, ce qui vous laisse  champ libre pour un abordage. Prenez également ceci, dit l’homme noir qui présenta un parchemin au Capitaine. Vous y trouverez tous les détails de la mission. Pour ma part, je vous retrouverai ici même dans deux semaines pour récupérer le coffre et vous rémunérer.

Mettant fin à l’entrevue, l’étranger tourna les talons et disparut dans la nuit.

Blom sentit la pression ambiante se dissiper d’un seul coup. Le son animé de la taverne lui revint peu à peu aux oreilles.

Pendant des secondes, qui parurent des heures, Blom eut du mal à retrouver ses esprits. Il avait la tête qui tournait, et ce n’était pas dû au trop-plein d’alcool. Il s’aperçut que même le Capitaine était dans le même état que lui. C’est pourtant  lui qui mit fin au silence :

— Bon, ne perdons pas de temps, il nous faut étudier la route et élaborer une stratégie d’abordage. Commençons les préparatifs.

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