L’illusion de l’amour

par benraconte

PREMIERS CHAPITRES

Versailles, 13 juillet 23h50

Le soleil se couchait sur la ville, dardant ses derniers rayons sur les immeubles endormis. Cette soirée d’été avait été particulièrement chaude mais la fête nationale de la veille avait définitivement fatigué les habitants, qui avaient préféré leur lit à la ballade du soir. Peu d’entre eux avaient bravé la fatigue et de petits groupes isolés se réunissaient pour discuter autour d’un café ou d’un apéritif tardif.

Une femme était assise, à l’écart d’un troupeau de routards qui savouraient l’une des rares pauses, pourtant bien méritées, desquelles ils pouvaient jouir après un quota officiel de cinq heures de route. Ils criaient, chantaient, riaient tels des singes au zoo après un bon repas. Sarah les regardait du coin de l’œil avec dégoût. Ils lui donnaient mal au crâne. Elle avait fui son immeuble trop bruyant avec ses murs en carton pour se retrouver devant cette meute abrutie par la boisson.

Elle n’aurait pas dû boire ce whisky de trop du 14 juillet. Elle se farcissait maintenant un mal de tête particulièrement douloureux. Le café, qu’elle buvait gorgées par gorgées, atténuait peu à peu les assauts de la douleur contre les cavités de son crâne, mais les criards de la table d’en face dissipaient aussitôt ses effets apaisants.

La dernière goutte de café coulant dans sa gorge, elle grogna et déposa le montant de la facture, en espèce, sur la coupelle non loin du petit bonbon bleu. De la menthe, sans doute. En sortant du bar, la caresse d’un vent chaud en plein visage l’accueillit et ébouriffa un peu plus sa chevelure rebelle et ténébreuse. Un noir profond, comme celui d’un puits sans fond dans lequel on ne trouvait plus aucune trace d’eau de pluie. Un puits sans aucun intérêt.

Ce n’était pas sans rappeler la situation de Sarah. Ses journées étaient ternes et une sorte de routine navrante, à laquelle elle se conformait, s’était installée faute de motivation et d’envie. Ainsi, elle voyageait toute la journée de bars en bars, avec quelques escales de temps à autre au tabac du coin pour se réapprovisionner en cigarettes. Elle errait sans but, tel un zombie sans volonté et sa seule préoccupation se limitait à savoir dans quel café allait commencer son périple quotidien.

Il était minuit tapante lorsqu’elle sortit de l’établissement. A mesure qu’elle avançait, les rires stupides des camionneurs s’atténuaient dans son dos. D’un pas hésitant, confus et d’une impressionnante lenteur, elle se dirigea vers l’immeuble qui abritait son taudis, ou son point d’ancrage, comme elle aimait l’appeler.

Sarah adorait la mer. Petite, elle voguait avec son père sur les flots gris à la recherche de poissons à vendre sur le marché matinal. L’odeur des algues vertes ou comme le disait son père, l’herbe de la mer, pénétrait ses narines et revigorait ses sens.

Alors qu’elle repensait à son enfance joyeuse, elle inspira à plein poumons cherchant désespérément le parfum marin alentour, mais elle ne sentit que l’horrible odeur des égouts emplir ses narines. Une grimace se dessina sur son visage dévoré par la fatigue. La mer. Aujourd’hui, ce n’était plus qu’un lointain souvenir.

Depuis la mort de ses parents, malgré tous ses efforts, l’entreprise familiale avait fait faillite, retirant à Sarah le peu de biens qu’il lui restait de l’héritage pour rembourser les créanciers. Elle n’avait eu d’autres choix que de migrer à l’est, dans la région parisienne, réputée comme étant l’Eldorado des boulots. Mais la désillusion n’avait pas tardé à pointer le bout de son nez. Faute d’emploi, elle touchait le revenu de solidarité active ou le RSA comme lui disait souvent son assistante sociale. Le montant mensuel qu’elle percevait finissait dans les bars de la ville, au grand dam du travailleur social. Sarah savait que son assistante sociale se démenait pour l’aider à relever la tête, avec l’aide conjointe de son médecin traitant Monsieur Dupellier, mais la vie de débauche dans laquelle elle s’était réfugiée pour surmonter le chagrin lui plaisait assez.

Pourquoi gaspiller son temps à chercher un emploi alors qu’on lui servait des sous sur un plateau. Non, vraiment, elle n’avait pas envie de faire des efforts.
Arrivée dans son appartement, elle remarqua que la lumière rouge du téléphone clignotait.

Traînant des pieds, elle contourna la chaise qui faisait office de canapé pour regarder la minuscule télévision – qu’elle avait trouvé dans les encombrants en bas de l’immeuble – et appuya sur le bouton du répondeur.

« Vous avez un nouveau message… Mardi 15 juillet… A 9h45… Bonjour Madame Debosch, c’est Monsieur Dupellier. Je vous appelle pour convenir d’un rendez-vous avec moi pour le renouvellement de vos médicaments. Merci de me rappeler dès que possible. Au revoir et à bientôt… bip… bip… bip… »

Sarah soupira. Ces fichus médicaments la fatiguaient davantage chaque jour. Elle détestait ces satanées pilules qui finiraient par la tuer avant sa maladie. Sarah était contrainte à deux prises par jour, matin et soir. Ces médicaments lourds étaient destinés à lutter contre le VIH ou le virus du sida, comme ils disent tous, qui grandissait en elle. La notice d’utilisation stipulait qu’ils pouvaient engendrer l’apparition de multiples effets secondaires, mais Sarah n’avait ressenti aucune anomalie jusqu’à présent. Au fil des années, elle avait appris à relativiser et à accepter son corps comme il était.

Elle s’empara d’un verre à moitié rempli d’un liquide stagnant, le vida dans son évier crasseux et bourré d’ustensiles divers en attente de lavage, et le remplit d’une eau claire et limpide. Elle cassa l’opercule renfermant le médicament dans son compartiment, ceci à trois reprises – une pour chaque médicament – et fourra les comprimés dans sa bouche, poussés dans sa gorge par l’eau du verre. Elle repoussa le gobelet du revers de la main et s’assit sur sa chaise-canapé pour regarder la télévision. L’émission sur le nettoyage d’un appartement par deux femmes en tenue ménagère la fit éclater de rire et ses yeux faisaient régulièrement des allers et retours entre l’écran et l’unique pièce de son taudis. Comme quoi, la télévision ne montrait pas toujours le pire.

Versailles 17 juillet, 8h00

Sarah avait bien des défauts, mais elle était toujours ponctuelle aux rendez-vous. L’heure tardive à laquelle elle s’était couchée n’avait pourtant pas plaidé en sa faveur au lever, mais elle était bel et bien présente dix minutes avant l’heure prévue.

Salle d’attente vide, hormis une vieille dame, oubliée de ses enfants, qui trouvait malgré tout un réconfort socialisant chez le médecin.

Le week-end du 14 juillet avait fait son œuvre, c’était tout à fait normal. Les hordes de vacanciers avait déserté la région parisienne pour envahir les plages méditerranéennes. Seules subsistaient les quelques irréductibles personnes âgées qui ne manqueraient pour rien au monde leur visite hebdomadaire.

Sarah s’assit à l’opposé de la chaise où trônait la dame et s’empara du premier magazine people à portée de main. Toujours les mêmes âneries y étaient écrites. Les ébats amoureux d’un tel, les déboires sentimentaux d’un autre. Et bien sûr, la recette minceur miracle de la semaine en première page. Un menu soi-disant efficace et équilibré mais sûrement pas pour le porte-monnaie au vu du prix exorbitant des produits recommandés. Un régime, contraignant au possible, qu’il fallait bien évidemment respecter à la lettre. Des résultats garantis pour une femme sur quatre après deux mois de privations inutiles. Tu parles d’une recette miracle.

Après une demi-heure d’attente, le docteur Dupellier vint chercher Sarah pour l’emmener dans son bureau. Le médecin était de petite taille et sa bedaine témoignait d’un goût prononcé pour la blonde alcoolisée. Ses lunettes, solidement jonchées sur son large nez, et sa chemise bien taillée lui donnaient un air sévère. Mais les apparences étaient trompeuses.

— Comment allez-vous Madame Debosh ? Les médicaments vous conviennent ? Pas d’effets secondaires à signaler ?

—  Ça va, même si je commence à en avoir vraiment marre de prendre ces médicaments. Ils me fatiguent. J’ai l’impression d’être bouffée de l’intérieur.

— Ce sont les effets des comprimés dans leur lutte contre la maladie. Malheureusement, à part la trithérapie, il n’existe aucun autre traitement efficace pour limiter la propagation du virus.

— De toute façon, sans médicaments, c’est insupportable. Alors, s’ils peuvent m’évitent de souffrir comme un cochon rongé par les vers, je les prendrai.

— Bien. Par contre, pour le renouvellement de vos médicaments, je vais vous en prescrire de nouveaux, car ceux que vous avez actuellement ne se fabriquent plus. Rien ne change fondamentalement, si ce n’est le nom. Ils sont toujours au nombre de trois, mais je vous change l’un des inhibiteurs nucléotidiques de la transcriptase inverse. C’est, comme vous le savez, celui qui limite particulièrement la reproduction du virus à partir de vos cellules. La fréquence de prise des médicaments ne change pas. Je vous laisse voir ça plus en détail avec la pharmacie. Vous avez votre carte vitale ?

Versailles, 18 juillet, 9h00

En cette belle matinée du 18 juillet, Sarah avait décidé de s’attabler à la terrasse de son café préféré pour profiter d’un soleil étonnement chaud et agréable pour un début de journée. En touillant son café noir de sa cuillère argentée, elle alignait les cigarettes les unes après les autres à l’image d’un ouvrier qui travaillait à la chaine. Elle observait la gare, de l’autre côté de la rue, noyée sous une vague humaine qui s’infiltrait sans fin dans chacune de ses entrées. Le bâtiment semblait ne jamais être rassasié d’avaler continuellement ces fourmis de toutes les couleurs. Sarah imagina à la place de la gare un immense tapir affamé se délectant de ces insectes idiots qui s’engouffraient dans la gueule du monstre de pierre.

Sarah s’empara du nouveau traitement qu’elle était allée chercher à la pharmacie la veille au soir. Les comprimés avalés avec une lampée de café, elle leva les yeux vers l’horloge centrale de la tour ferroviaire. Déjà une heure qu’elle admirait le spectacle des rampants grouillant sous l’édifice principal. Elle sortit un billet de sa poche, l’un des derniers du mois. Une pensée lui traversa alors l’esprit et provoqua chez elle une soudaine angoisse. Elle allait devoir restreindre son quota de cigarettes et de café noir jusqu’à son nouveau virement bancaire du Département. Son jackpot mensuel, le bien nommé RSA, qui lui permettait de détruire sa vie un peu plus chaque jour sans aucun effort. Encore deux longues semaines à attendre avant de pouvoir à nouveau jouir des vices de la société.

Soudain, un vélo traversa le passage piéton, dont le feu était rouge. Un bruit de pneu enragé résonna sur le goudron. Le choc fut brutal, comme lorsque qu’un roc de pierre heurte un mur. Sauf que là, le mur était fragile et vivant, qui plus est. Il gisait à présent, en morceaux, sur la route teintée de bandes blanches. Sarah esquissa un sourire. Au pire, elle irait faire l’aumône dans la rue, comme au début.

Elle se leva et reprit son chemin perpétuel en direction de la collection de tabac-presse et cafés dont était ornée l’avenue principale. Elle entra dans le premier tabac qui portait le nom glorieux de « Au fond du trou ». C’était de loin son magasin préféré car il collait parfaitement avec la situation dans laquelle elle se trouvait. Les cigarettes n’en étaient que meilleures.

Ce matin-là, une queue inattendue l’accueillit lorsqu’elle pénétra dans le bâtiment. Bien-sûr, ce n’était nullement pour la voir elle, mais simplement pour l’emmerder et la ralentir dans son périple quotidien. Des touristes, au vu de leur charabia incompréhensible, venaient acheter des timbres et des cartes postales à envoyer à leurs amis ou à leur famille.

A quoi bon envoyer des lettres à des amis qui s’évaporent quand les problèmes nous submergent, vous lâchent comme du papier toilette et tirent la chasse sans aucun remord. C’est sûr, c’est bien plus emmerdant d’écouter les problèmes des autres que de raconter les siens. A croire que les ennuis font fuir les gens comme la peste. Les amis, c’est comme les moineaux. Quand il fait beau, ça chante, ça piaille et ça roucoule, mais quand arrive l’orage, on n’entend plus personne. Il ne reste alors qu’un pauvre pigeon, seul sous la pluie, avec ses soucis en tête et sa situation déplorable sur le dos.

Les touristes étaient asiatiques, pour la plupart, venus hors période scolaire. Ils étaient ainsi libérés des nombreuses familles françaises qui envahissaient habituellement les parcs et les musées. Une personne âgée terminait la queue avec sa baguette de pain à la main.

Au milieu de ce vacarme nippon, Sarah avait remarqué un homme, qui n’avait rien d’un touriste chinois. Il se tenait non loin du rayon « actualité » à l’écart de la masse humaine et fixait intensément Sarah depuis qu’elle était entrée dans l’antre du tabac. Il était brun, sans doute la quarantaine. D’allure plutôt athlétique, il portait un pantalon beige pâle, qui n’était pas sans rappeler sa couleur de peau. Une chemise blanche venait ensuite compléter sa tenue décontractée. A l’image de ses habits rayonnant de clarté, il souriait de toutes ses dents. D’abord gênée, elle lui rendit son sourire.

Sarah avait perdu l’habitude qu’on s’intéresse à elle. Elle se trouvait laide et ses habits ne faisaient que renforcer ce physique qu’elle trouvait repoussant. Pourquoi cet homme s’intéressait-il à elle ? Ce n’était pas pour sa beauté et sûrement pas pour son argent. Au vu de ce qu’il y avait à voler, il aurait été plus rentable d’agresser la mamie et sa baguette. Cette gêne oppressante qui s’était mouvée en elle laissa alors place à l’intrigue.

Mais avant même qu’elle eut le temps de prendre une décision concernant l’homme au sourire, une voix féminine l’interpella :

— Bonjour Madame, je peux vous aider ?

La vendeuse. Sarah grogna et tourna la tête en direction de la commerçante. Elle n’aimait pas être pressée par quelqu’un.

— Un paquet de cigarettes, comme d’habitude.

Les deux femmes se connaissaient sans se connaître. Sarah venait tous les matins prendre sa dose de nicotine et toujours l’attendait cette caissière. Pourtant, aucun élan de sympathie d’un côté ou de l’autre n’avait fait surface. Leurs relations restaient commerciales, rien de plus. Bonjour Madame. Merci Madame. Au revoir Madame. A vrai dire, la vendeuse se souciait peu de savoir si Sarah reviendrait ou non le lendemain. Un client en remplace toujours un autre. La commerçante était douce, jeune et sentait la lavande. Sarah était molle, fatiguée. Quant à son parfum, il était signé « linge sale ». Une grande marque, malheureusement trop bien connue. Elles n’étaient pas du même monde, le courant ne passerait jamais.

La vendeuse déposa délicatement le paquet sur le comptoir, paquet qui fut immédiatement happé d’une main bien moins attentionnée. Le tabac, ça n’attend pas.

La transaction terminée, Sarah sortit du corps du serpent nippon qui se tortillait entre les étagères de magazines, et se dirigea vers la sortie. Personne ne daignait la regarder. La plupart conversaient avec leurs compatriotes, les autres fixaient le sol, plongés dans les méandres de leurs pensées. Pourquoi la regarderaient-t-ils ?

Cette réflexion lui rappela soudainement l’homme mystérieux. Telle une furie, elle slaloma entre les rayons de papeterie et s’arrêta devant le fameux recoin « actualité ». L’homme qui avait daigné s’intéresser à elle, ne serait-ce que par un sourire, avait disparu.

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