TEXTE INTÉGRAL
La Grande Guerre avait fait des ravages dans le petit village de Dunes, au cœur du Grand Désert. Les soldats avaient pratiqué la politique de la terre brûlée et les champs de Dunes en avaient fait les frais. Les villageois vivaient depuis dans la misère. Il ne leur restait plus qu’un troupeau de chèvres installé dans la petite oasis au pied de la montagne pour subsister.
Elia, jeune fille d’à peine seize ans, était éleveuse de chèvres. Elle passait le plus clair de son temps auprès de son père à l’aider dans ses tâches quotidiennes. De temps en temps, elle s’accordait un moment et s’adonnait à la peinture sur peau. Son talent était reconnu dans le tout le village et apportait un peu de gaieté à ses habitants qui décoraient leurs huttes de ses jolies toiles.
Un beau jour, un étranger vint se présenter au chef du village. Il était vêtu d’une longue tunique mauve ornée de motifs dorés et d’un pantalon ample. Sa tête était couverte d’un élégant turban et laissait deviner son regard perçant. Il s’adressa au chef en ces termes :
— Je suis Saïd, serviteur du Sultan de la Montagne. Taïr Benmebkout, mon Sultan, est un grand peintre, reconnu parmi ses pairs comme le plus habile de son époque. Pourtant, il se murmure dans le Royaume qu’une jeune paysanne surpasserait ses talents. Avec l’accord du Calife, le Sultan réclame que cette femme lui soit remise afin de la soumettre à plusieurs épreuves. L’issue de ce concours décidera alors du nom du meilleur peintre du Royaume.
La jeune femme fut amenée devant le serviteur et on lui expliqua les raisons de son départ prochain. Elia prépara ses affaires, embrassa sa famille et s’en alla suivre Saïd en direction des montagnes. Les plaines arides laissèrent bientôt place aux contreforts. Ils rejoignirent un étroit sentier qui serpentait dans les monts escarpés et le suivirent plusieurs jours durant. Elia avait du mal à suivre le rythme effréné de son guide, elle qui n’avait jamais quitté les alentours du village. Elle avait entendu des histoires sur ses étranges contrées, narrées par les plus aventureux des villageois, mais n’avait jamais sauté le pas.
Ils arrivèrent enfin au sommet neigeux de la Montagne, un lieu isolé du reste du monde. Au terme de son voyage, elle découvrait maintenant la somptueuse demeure du Sultan, un gigantesque palais blanc qui s’élevait au sommet d’un promontoire. Surmonté d’un dôme bleu composé de milliers de turquoises étincelantes, il reflétait la lumière du soleil et paraissait briller de mille feux. D’innombrables tours de toutes tailles complétaient le paysage. L’entrée principale était une immense porte de bois sculptée de scènes d’animaux et de nature. Un balcon couleur or la surplombait. C’est là qu’elle vit la silhouette du Sultan, Taïr Benmebkout, qui l’observait.
Saïd guida Elia jusqu’à ses appartements en attendant d’être reçue par le maître des lieux. De sa modeste chambre au sommet d’une des tours, elle avait une vue incroyable sur la vallée. Saïd l’emmena bientôt devant dans la Grande Salle du Palais pour une audience auprès du Sultan. Le plafond de l’immense salle s’élevait sur plusieurs dizaines de mètres et était orné de mille dorures. Les murs d’un blanc crème étaient recouverts de somptueux tableaux de toutes les couleurs. Un gigantesque escalier d’or parsemé de flambeaux bleutés menait à un trône couleur azur. Le Sultan les attendait.
— Tu es donc Elia, la prétendue peintre du village de Dunes ?
— Oui, Votre Altesse, répondit-elle avec une révérence.
— Vois-tu, je suis Taïr Benmebkout, le meilleur peintre du Royaume et Sultan de ces montagnes. Pourtant, on raconte que tes talents surpasseraient les miens et je ne peux tolérer plus longtemps de telles rumeurs. Je vais donc te proposer chaque jour de peindre une de mes plus belles œuvres. Si l’un de tes tableaux surpasse les miens, je reconnaîtrai ton talent et te donnerai de l’or en échange de ton silence. Mais si je reste invaincu, tu devras promettre au nom de Dieu que tu arrêteras à jamais la peinture. Le marché te convient-il ?
Elia adorait plus que tout la peinture, mais l’or promis par le Sultan était un cadeau du ciel pour son village. Elle accepta l’offre sans délai. Le Sultan la mit aussitôt à l’épreuve.
Les jours passèrent et Elia ne parvenait pas à sortir vainqueur des défis. Ses tableaux étaient pourtant magnifiques, les plus beaux qu’elle n’avait jamais peint, mais les chefs-d’œuvre du Sultan les surpassaient toujours.
Un matin, avant de commencer le défi journalier et alors que le Sultan s’était absenté dans la vallée, elle flânait dans le palais à l’insu de Saïd, mandaté pour la surveiller. Elle s’aventura dans les cuisines et dans les nombreux salons et chambres des invités. Elle parvint même jusqu’aux quartiers du Sultan, malheureusement fermés à clé.
C’est alors qu’au détour d’un couloir, elle remarqua une vive lumière briller sous une porte d’un étage oublié. Elle s’approcha et tourna la poignée. Elle arriva dans une salle obscure, faiblement éclairée par une petite lucarne. La pièce était remplie d’une incroyable quantité d’œuvres d’art : des statues de toutes tailles, des sculptures et bien sûr des tableaux. L’un d’entre eux attira son regard. Il était installé sur un grand chevet et semblait briller dans la pénombre. Un paysage était peint sur la toile. Une épaisse forêt d’arbres étranges s’épanouissait au premier plan. Derrière se trouvait un château de pierre entouré d’une immense vallée. Ses couleurs scintillaient comme de timides étoiles dans le ciel. À côté du tableau, elle découvrit un pinceau doré, mais sans sa palette de peinture. Elle s’en empara.
Soudain, le monde se mit à tourner autour d’elle et elle fut transportée dans un tourbillon de lumière. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle se trouvait au beau milieu d’une épaisse forêt d’arbres feuillus. Elia n’avait jamais vu des arbres de cette espèce, elle qui était habituée aux palmiers, acacias et pommiers du désert. Elle avait toujours dans sa main le petit pinceau d’or.
Déboussolée, elle décida de s’asseoir un moment pour retrouver ses esprits. Elle entendait au-dessus d’elle les oiseaux chanter dans les branches. Le sol était jonché d’herbe verte et de mousse, comme un soyeux tapis coloré, mais aucune fleur ne semblait s’épanouir alentour. Pour s’amuser, elle tint fermement son pinceau dans la main et mima le dessin des contours d’une magnifique fleur à grande tige. C’est alors que, comme par magie, la fleur prit forme sous ses yeux. Elia était émerveillée par la beauté de la plante, plus belle encore que celle qu’elle avait imaginée dans son esprit. Elle répéta l’opération et, bientôt, un champ de fleur s’étendait autour d’elle. Elle se reposa un moment dans cette étendue colorée.
Soudain, elle vit à quelques mètres devant elle, à moitié caché derrière un amas de fougères, un sanglier à la peau épaisse qui la regardait. En un instant, la bête chargea. Paniquée, Elia pensa à un immense chêne derrière lequel elle pourrait se réfugier, mais elle se trouvait au beau milieu d’une clairière. Elle se servit alors de son pinceau pour peindre l’arbre gigantesque devant elle, qui apparut et s’éleva jusqu’au ciel. Le sanglier n’eut pas le temps de contourner l’obstacle et s’assomma violemment dessus. Elia emprunta un étroit sentier et quitta bientôt la forêt.
Devant ses yeux, elle contemplait maintenant une splendide vallée verdoyante. Elle n’avait jamais vu un aussi beau spectacle. Son désert natal, aride et inhospitalier, n’offrait pas une telle palette de couleurs. Elle marcha quelques temps dans cette étendue verte avant de tomber nez à nez avec un taureau aux terrifiantes cornes aiguisées. Le bovin était déchaîné. Il secouait frénétiquement sa tête, l’air de vouloir en découdre.
Soudain, sans prévenir, il fonça et se rapprocha dangereusement de la jeune fille. Elia sortit instinctivement son pinceau et peignit un gros rocher derrière lequel se réfugier. Comme pour le sanglier, le taureau en furie ne put éviter le roc et s’assomma brutalement.
Elia s’éloigna rapidement et courut à travers la prairie à la recherche d’un abri. C’est alors qu’elle vit, après l’escalade d’une colline de fleurs, un imposant château de pierre lové dans la vallée. La bâtisse était entourée de douves infranchissables et gardée par un terrifiant dragon, posé sur la plus haute de ses tours. Le lézard géant aperçut la jaune fille et vola furieusement dans sa direction. Effrayée, Elia dévala la colline et dessina rapidement un amas de buissons dans lequel elle se cacher. La bête passa au-dessus d’elle sans la remarquer. Enfin, après d’innombrables rondes dans le ciel à la recherche de sa proie, elle finit par retourner sur son perchoir. Elia n’osa plus bouger avant la nuit tombée.
Prudemment, elle escalada à nouveau la colline et trouva le monstre étendu sur la plaine, endormi. Elle s’avança vers lui d’un pas discret. Le dragon était gigantesque et n’aurait eu aucun mal à engloutir un éléphant adulte. Son corps de lézard était couvert d’écailles d’or et les griffes de ses pattes étaient aiguisées comme de solides lances de soldats. À chaque respiration, son souffle chaud réchauffait l’atmosphère.
Elia aurait pu tenter de rejoindre le château sans bruit en évitant soigneusement le dragon, mais elle craignait qu’il se réveille et la dévore. Elle eut alors l’idée de peindre, tout autour de la bête, les contours d’un étang profond. Elle s’attela à la tâche une bonne partie de la nuit. Alors qu’elle apportait la dernière touche à son œuvre, l’étang prit soudainement forme et engloutit aussitôt le dragon endormi. Le lézard, réveillé par l’eau glacée, voulut battre des ailes pour s’envoler, mais fut entraîné par le fond et disparut dans les profondeurs de l’étendue d’eau. La jeune femme, triomphante, se dirigea vers le château.
Elle arriva devant les douves qui protégeaient la bâtisse. De l’autre côté, il n’y avait pas de pont-levis relevé, mais seulement une immense herse qui bloquait l’entrée. À croire que personne ne rentrait ni ne sortait du château. Déterminée, Elia peignit un élégant pont de bois et put traverser sans encombre. La herse semblait être un nouvel obstacle. Aucune trace d’un quelconque mécanisme permettant de la relever. Elle décida alors de le peindre elle-même. Ses gestes étaient précis. Minutieusement, elle dessina chacune des nombreuses mailles qui composaient la chaîne et matérialisa le mécanisme d’ouverture. La herse ouverte, elle pénétra dans le château.
Elle avançait dans la cour quand un vieil homme sortant du donjon vint à sa rencontre. Le vieillard était vêtu d’une longue toge bleu azur qui retombait sur le sol. Son visage, assailli par le temps, était recouvert d’une épaisse barbe blanche désordonnée. Il jeta un œil au pinceau d’or qu’Elia portait à la ceinture de sa robe.
— Tu as retrouvé mon pinceau magique ! s’exclama-t-il. Je suis Balim, le magicien de la Montagne. Vois-tu, je suis le créateur de ce pinceau. Si tu es arrivée jusqu’ici, c’est que tu dois avoir compris son fonctionnement. Il permet de donner vie aux plus belles créations de son esprit. Taïr et Saïd étaient autrefois mes apprentis. Ils étaient venus un jour me quérir pour que je leur apprenne la peinture. Taïr se révéla une vraie passion pour ce domaine, contrairement à Saïd. Mais Taïr était cupide. Il rêvait de gloire et de prestige. Il m’a donc volé mon pinceau et enfermé dans ce tableau pour se proclamer Sultan de la Montagne.
Soudain, un cri de rage retentit dans leur dos, interrompant le magicien dans son histoire.
— Voleuse ! Ce pinceau est à moi ! Tu vas me le payer !
C’était la voix du Sultan, qui s’avançait dans la cour en compagnie de Saïd, un sabre à la main. La colère se lisait sur son visage rougi par l’effort. Elia tendit le pinceau au magicien, qui s’en saisit sur-le-champ. Le vieil homme l’agita frénétiquement dans les airs pour peindre une immense cage dans le ciel. Celle-ci prit aussitôt forme et s’abattit sur les deux assaillants. Taïr et Saïd étaient prisonniers. Ils criaient de rage et s’agitaient dans tous les sens pour faire céder leur prison de fer, mais elle était solide et leurs efforts furent vains.
Balim et Elia échangèrent un large sourire avant de s’éloigner, ignorant les jurons fleuris des deux criminels à leur attention. Quelques instants plus tard, ils étaient revenus dans la réserve du palais. Le magicien remercia sa libératrice et décida de lui offrir son pinceau d’or. Elia était émerveillée par ce présent et demanda au vieil homme la plus grande de ses toiles. Curieux, il s’exécuta et la jeune femme s’enferma dans une des pièces du palais. Elle s’attela à la peinture, sans relâche, plusieurs jours durant, ne s’accordant de pause que pour manger et dormir. Un beau jour, elle sortit de son atelier et se présenta devant Balim.
— Je souhaiterais faire part à mon village de ma création. Pouvez-vous veiller sur mon tableau pendant mon absence ?
Le magicien accepta et Elia s’en alla dans les montagnes. Le maître des lieux ne put s’empêcher d’aller jeter un œil ce que la jeune femme avait peint pendant tout ce temps. Il entra dans la pièce et contempla le tableau.
Il n’avait rien vu d’aussi beau de toute sa longue vie. Même la plus splendide de ses créations n’était rien de plus qu’un vulgaire croquis à côté de ce chef-d’œuvre. Un petit village de pierre était lové au cœur d’une immense vallée verdoyante aux mille couleurs. Non loin de là, une rivière bleutée serpentait à travers les collines pour s’enfoncer dans une magnifique forêt luxuriante aux arbres majestueux. Le soleil, à son zénith, diffusait sa douce lumière sur ce paysage enchanteur.
Elia se présenta quelques jours plus tard devant le palais en compagnie des habitants de son village. Tous avaient fait le déplacement, chargés de leurs affaires personnelles, comme s’ils n’envisageaient pas de retour. La jeune femme s’approcha du vieil homme.
— Avec votre accord, les habitants de mon village et moi-même souhaiterions vivre à jamais dans ce tableau. J’y ai mis tout mon cœur et toute ma passion. Je ne pourrai leur offrir meilleur refuge que celui-là, à l’abri de la guerre et de la famine.
Balim, ému, lui donna sa bénédiction et tout le village fut transporté dans la toile. Avant de rejoindre les siens dans le tableau, Elia demanda une dernière faveur au magicien.
— Prenez bien soin de la plus belle de mes œuvres. Mon village.