Le festin du Dragon

par benraconte

TEXTE INTÉGRAL

Karmio pénétra dans la yourte. L’air était lourd, imprégné de l’odeur de thé, de fumée et du feutre qui composait la tente. Le jeune homme contourna la table puis l’espace de cuisson, situés au centre de la pièce et se dirigea vers son lit qui se trouvait un peu plus loin. L’intérieur faisait à la fois office de cuisine, de salon et de chambre.

Il croisa sa mère qui préparait une infusion dans une bouilloire en métal. Elle triait minutieusement les plantes fraîches récoltées à l’aube dans les montagnes pour ne déposer dans l’eau frémissante que celles qui dégageaient le plus de parfum. À son passage, elle tourna la tête et lui sourit.

— Alors, la chasse a été bonne ? Ton père t’a appris de nouvelles choses ?

Karmio grogna en guise de réponse. Il détestait la chasse et il détestait encore plus quitter son lit alors que le soleil n’était même pas levé. Épuisé par sa matinée chargée, il s’affala sur son matelas.

Quelques instants plus tard, son père entra à son tour. Il tenait dans une main deux lièvres par les pattes et de l’autre une perdrix grise. Les mammifères avaient été dépouillés de leur peau. Leur chair d’un rouge vif brillant contrastait avec la pâleur de celle des lapins déjà tués, suspendus dans un coin de la pièce.

Le père déposa la volaille sur la table et attacha le petit gibier à côté de leurs cousins domestiques.

— Je peux le prendre ? demanda-t-il à sa femme en désignant un grand récipient d’eau brûlante qui reposait sur le feu. C’est pour plumer la perdrix.

— Oui, tu peux, lui dit-elle sans même détourner le regard de sa tâche.

Soudain, alors qu’il s’emparait de la bassine, un homme fit irruption dans la tente. Le père se retourna en entendant les pans de la tente se soulever brusquement.

— Simdur ? Qu’est-ce que tu fais là ?

L’homme avait l’air terrifié. Essoufflé, il mit quelques minutes pour répondre.

— Le Dragon, Dunlan… Le Dragon ! Il est revenu ! Nous ne l’attendions pas avant au moins cinquante ans ! Mais il est là !

Un silence de mort s’installa quelques instants dans la yourte.

L’homme poursuivit.

— Le Grand-Maître t’a fait demander. Il a déjà envoyé des messagers dans les montagnes pour avertir les maîtres de clans. Chacun va amener son chef cuisinier. Mais le Grand-Maître t’a réclamé personnellement. Tu es le plus doué de tous. Les autres Royaumes sont aussi très certainement au courant et vont rejoindre la Plaine du Dragon, au sud. Nous ne devons pas perdre de temps.

Dunlan se tourna vers sa femme puis vers Karmio. Il avait le regard livide. Il se passa une main dans les cheveux avant de demander, la voix tremblante.

— Combien de temps nous a accordé le Dragon ?

— Trois semaines de délai. Et une journée de banquet.

— Trois semaines ?! Mais il nous faut déjà au moins deux semaines de marche pour rejoindre la plaine ! s’emporta Dunlan. Il ne faut pas perdre de temps !

Il commença à gesticuler dans tous les sens.

— Karmio, prends tes affaires. On part sur-le-champ !

— Quoi ? s’insurgea Karmio. Mais papa, c’est quoi cette histoire de Dragon ? Et pourquoi est-ce qu’on doit s’en aller maintenant ?

— Plus tard, Karmio. Je t’expliquerai plus tard. Contente-toi de te préparer ton sac. Et vite. Il n’y a pas une minute à perdre.

 

Les sabots des chevaux résonnaient dans la montagne. Karmio suivait son père sur le sentier rocailleux, ses mains tenant fermement les rênes de sa monture.

Il jeta un coup d’œil derrière lui. Les deux mules le talonnaient de près. Leurs lourdes charges sur le dos, agglomérat de sacs, draps, et équipements divers pour le voyage, se balançaient au rythme de leurs pas. Simdur le messager fermait la marche sur son cheval tacheté. Karmio pensa à sa mère restée dans la yourte à garder le domaine et les bêtes. Il ne la reverrait pas avant plusieurs semaines. Pendant les préparatifs, son père n’avait de cesse de répéter que le Dragon n’aurait pas dû se réveiller. Que c’était trop tôt ! Mais Karmio n’avait trouvé aucun moment de libre pour lui demander des explications sur l’origine du monstre et la raison de sa venue.

Le groupe s’arrêta sur un promontoire. La vue offrait un magnifique panorama sur la vallée et sur la ville de Brimvack, capitale et dernière cité du Royaume des Montagnes avant la frontière. Construite au pied des monts Sakor, elle abritait une importante partie de la population du Royaume, le reste s’étant divisé en d’innombrables clans dans les montagnes. D’immenses champs agricoles colorés ponctués çà et là de moulins à vent s’étendaient sur plusieurs lieux à travers la plaine.

Le bivouac de fortune installé et les animaux laissés paître les rares herbes des environs, le groupe s’installa sur les rochers pour un casse-croûte bien mérité.

Karmio trempa son biscuit de farine de grains sauvages dans son bol de lait de jument fermenté. Il leva les yeux vers le ciel et aperçut au loin un vol d’oies sauvages qui se dirigeait vers le sud. C’était la fin de l’été et elles s’en allaient rejoindre des contrées plus chaudes.

Soudain, le jeune homme sentit une main sur son épaule. Il sursauta avant de se rendre compte que c’était son père qui prenait place à côté de lui.

— Karmio, je crois que je te dois quelques explications pour tout à l’heure, déclara Dunlan.

Karmio opina de la tête.

— Je vais te raconter une histoire qui remonte à bien longtemps. Vois-tu, il y a exactement quatre cent cinquante ans, un immense dragon est apparu sur notre continent. Il pillait et dévastait toutes les villes qui se trouvaient sur son chemin, dévorant sans aucune pitié hommes et bêtes. Les Royaumes tentèrent de résister et s’allièrent pour vaincre le monstre, mais leurs armées furent balayées. Le Dragon était invincible et personne ne parvenait à l’arrêter. Tout portait à croire qu’il détruirait jusqu’à la dernière trace de civilisation sur le continent.

Karmio ne disait pas un mot. Il buvait les paroles de son père, lui qui avait si longtemps attendu pour avoir des réponses à ses questions.

— Pourtant, un beau jour, il assécha le lac Atlans de son souffle ardent et se posa au sommet des montagnes Bleues qui encerclaient l’ancienne étendue d’eau. Il resta là plusieurs mois, immobile, son immense silhouette visible à plusieurs lieux à la ronde.

— Ah, c’est donc pour ça qu’on appelle cet endroit la plaine du Dragon, le coupa le jeune spectateur.

Dunlan ignora la remarque et reprit :

— Un émissaire fut envoyé pour parlementer avec le monstre et l’homme revint miraculeusement indemne quelques semaines plus tard. Le Dragon, qui avait mystérieusement prit forme humaine, était doué de parole et s’était dit lassé d’avoir à chasser ses proies pour se nourrir. Il avait alors réclamé l’instauration tous les cinq cents ans d’un immense festin où devraient participer tous les Royaumes du continent. Chacun d’entre eux devait lui proposer trois de ses plus belles spécialités. Le banquet fut organisé en toute hâte et toutes les nations s’y présentèrent, accompagnées de leurs meilleurs chefs cuisiniers : le Royaume des Glaces, le Royaume de la Forêt, le Royaume du Désert, le Royaume Côtier, le Royaume de la Montagne, le Royaume des Plaines et le Royaume de la Jungle.

— Le Royaume de la Jungle ? l’interrompit Karmio.

— Attends, lui répondit son père. Laisse-moi terminer, tu vas comprendre.

Il continua :

— Chacun des chefs rivalisa d’ingéniosité pour impressionner le Dragon et ses papilles, puis le repas prit fin. Le Dragon annonça ensuite qu’il allait prendre quelque temps pour délibérer et qu’il désignerait le perdant. Les jours passèrent, quand enfin, la nouvelle tomba. Partout dans le continent on relatait la même histoire. Le monstre s’était dirigé vers le Royaume de la Jungle et l’avait complètement détruit. Il ne restait plus rien de la luxuriante jungle du sud et de ses magnifiques cités. La terre était devenue stérile. On raconta également que le Dragon retourna sur la plaine et se transforma en pierre. Du moins jusqu’à aujourd’hui, termina-t-il l’air grave.

Karmio resta sans voix.

— Tu comprends maintenant l’urgence de la situation et l’enjeu autour de ce banquet funeste ? Quelle que soit l’issue de la compétition, cette année, la nation perdante serait ni plus ni moins rayée de la carte.

— Mais il doit bien exister un moyen de tuer ce monstre, non ?! s’emporta Karmio.

— On travaille sur la question depuis quatre cents ans. Rien n’a fonctionné. Nous avons tout essayé ! La briser, la brûler et même l’enterrer sous plusieurs dizaines de mètres sous terre, mais cela n’a visiblement pas été probant puisque qu’il est tout de même de retour.

— Je vois, répondit le jeune homme en baissant les yeux vers le sol.

— Bon, il est temps de reprendre le voyage, conclut Dunlan avec une tape sur l’épaule de son fils. Ça va aller, ajouta-t-il. Tu as avec toi le meilleur cuisinier du Royaume des Montagnes. Il fit un clin d’œil à Karmio avant de s’éloigner vers son cheval.

L’optimisme de son père le rassura quelque peu. Il regarda une dernière fois vers le sud et rangea minutieusement ses affaires.

Revigorée, la troupe se remit en route et rejoignit la ville quelques heures plus tard. La cité de Brimvack était en pleine effervescence. La nouvelle de l’arrivée d’un Dragon avait fait le tour des villages et tous les habitants tentaient de se réfugier dans la capitale, espérant se mettre à l’abri. Une masse humaine s’était formée sous la Grande Porte. Hommes, femmes enfants, vieillards. Ils étaient plusieurs milliers à s’agglutiner devant les murs de la ville, les bras chargés de toutes les affaires qu’ils avaient pu emporter. Des gardes avaient mis en place un filtrage des entrées et contrôlaient une à une les individus qui se présentaient devant eux. Les gens se bousculaient, hurlaient et imploraient les soldats de les laisser entrer, portant leurs bambins à bout de bras comme gage de laissez-passer.

Simdur se fraya un chemin parmi la foule. Il repoussait sans le moindre scrupule toute personne qui se trouvait sur son parcours, sans distinction aucune, ignorant les cris de détresse et les protestations des réfugiés.

Le groupe arriva devant le point de passage. L’un des gardes reconnut aussitôt le messager royal et autorisa la troupe à pénétrer dans la cité.

Karmio était fasciné par la grandeur des lieux. Lui qui n’avait jamais quitté le domaine familial, la vue de ces milliers de bâtiments alignés les uns après les autres à perte de vue lui donnait le tournis.

Les bâtisses en bois délabrées du quartier de la Grande Porte laissèrent bientôt place à de solides manoirs en pierre, propriétés des riches marchands de la ville. Son père lui avait souvent parlé de ces négociants qui s’aventuraient dans les autres royaumes pour vendre les richesses extraites de la montagne. Diamants, rubis, saphirs, toutes les femmes du continent s’arrachaient les magnifiques gemmes à prix d’or.

Les trois hommes gagnèrent la Place du Marché, particulièrement active à cette heure de la journée. Les nombreux étals des commerçants s’entassaient les uns à côté des autres de façon complètement désorganisée. Les gens serpentaient entre les comptoirs en quête de produit de qualité. On y trouvait de tout : des fruits de toute sorte, des légumes plus étranges les uns que les autres, mais aussi des poissons de toutes tailles et de toutes les couleurs.

Un comptoir en particulier semblait rassembler les foules. C’était celui d’un rôtisseur, tenu par un homme aussi bien en chair que les viandes qu’il vendait. Sur d’imposants braseros cuisaient toutes sortes de mets, des viandes rouges saignantes aux viandes blanches grillées. D’énormes cuisses confites de mouton suintantes de sauce au caramel étaient suspendues à l’étal. L’odeur qui s’en dégageait était divine. Les clients se bousculaient pour être servis les premiers, agitant frénétiquement leur bourse d’or à la main.

Karmio et son père suivirent le messager qui s’éloignait du brouhaha pour rejoindre une grande avenue pavée. De chaque côté, les manoirs rivalisaient d’ingéniosité pour surpasser leurs voisins. Certains possédaient d’immenses tours qui semblaient vouloir s’élancer jusqu’au ciel, d’autres s’étaient dotés d’ornements d’or sur toute la façade et la toiture.

Karmio découvrit enfin le palais du Grand-Maître, dont il avait tant entendu parler. Haute d’au moins cent cinquante pied et moitié moins large, la forteresse était taillée dans la pierre noire de la montagne qui s’élevait au bout de l’allée. Elle était construite sur deux niveaux. Sur le premier, la façade de l’édifice était surmontée d’un fronton supporté par six colonnes en forme de soldats en train de soutenir l’ouvrage à bout de bras. La partie supérieure se composait d’un édifice central circulaire et des panneaux latéraux où étaient sculptés d’illustres personnages avec certains des couronnes, d’autres des sceptres, représentant très certainement les anciens Maîtres du Royaume.

Devant le bâtiment se tenaient deux soldats en armure de cuir, armés d’une lance et d’un bouclier en peau. Simdur les salua et ils s’écartèrent pour laisser passer les visiteurs. Le groupe entra. Ils avancèrent dans un long couloir taillé dans la pierre, éclairé par des centaines de lanternes suspendues au-dessus de leurs têtes. Karmio avait l’impression de s’enfoncer dans les entrailles de la montagne. Ils passèrent devant d’innombrables portes closes dérobées sur le chemin avant de déboucher sur une vaste salle incroyablement haute de plafond. Un imposant lustre en argent éclairait les lieux de sa lumière dorée. Une file d’attente s’était formée sur le gigantesque escalier central qui menait à une partie supérieure où trônait le Grand-Maître assisté de ses conseillers.

Simdur ignora la queue et invita le père et son fils à monter les marches à sa suite. Le groupe passa devant tout le monde. Karmio voyait son père faire des signes de tête à la plupart des personnes qui patientaient et recevait des salutations en retour. Il semblait plus ou moins tous les connaître.

Arrivé au sommet, Simdur se présenta aussitôt devant le Grand-Maître qui venait juste de finir son entretien avec un cuisinier.

— Je vous amène Dunlan, Chef cuisinier attitré du Royaume, Votre Excellence, déclara-t-il en s’inclinant devant l’assemblée dirigeante.

— Bien, très bien ! s’exclama le Grand-Maître en se tournant vers les nouveaux arrivants. Dunlan, tu sais pourquoi tu es ici aujourd’hui, je présume.

— Oui, Votre Excellence, répondit ce dernier alors qu’il se penchait en avant.

— Et qui est donc ce jeune homme ?

— C’est mon fils, Karmio, Votre Excellence. Il est là pour me seconder. Dunlan attrapa le bras de son enfant et l’obligea à poser le genou à terre.

— Bien, bien, répondit le Grand-Maître.

Il se passa la main dans sa barbe avant de continuer :

— Comme tu le sais, le Dragon nous a tous convoqués pour son Banquet. Je ne t’apprends pas que nous n’avons pas droit à l’erreur, aussi il est indispensable que nous lui cuisinions ce qui se fait de mieux dans notre Royaume. C’est pourquoi j’ai fait appel à toi, Dunlan. Tout le monde sait que tu es le meilleur parmi tes pairs.

— C’est trop d’honneur, Votre Excellence, répondit-il en s’inclinant davantage.

— Je suppose que tu as des idées à nous soumettre ?

— Oui, Votre Excellence. J’ai justement quelques créations que j’aimerais vous présenter.

Dunlan s’empara de son sac à dos et plongea la main à l’intérieur. Il en sortit un parchemin qu’il tendit au Grand Maître et enchaîna :

— Je vous propose de commencer par un pâté de marmottes et son pain de graines sauvages, puis un ragoût de mouton mijoté sur des pierres de volcan, accompagné de légumes. Et enfin, un ravioli géant cuit à la vapeur, fourré d’agneau, de graisse et d’oignons. La liste des ingrédients dont j’aurai besoin est inscrite sur le parchemin.

— Parfait, parfait ! J’en ai déjà l’eau à la bouche. Le Dragon devrait tout autant apprécier !

Il se tourna vers l’un de ses adjoints et lui donna le papier.

— Vous aurez tous les ingrédients demandés, Chef Dunlan. Je vous sélectionne également en ce moment même les meilleurs cuisiniers pour vous assister.

— Merci, Votre Excellence.

— Vous pouvez disposer. Allez-vous reposer, vous et votre fils. Nous partons tous demain matin à l’Aube. La route est longue. Il s’agirait de ne pas être en retard.

 

Plusieurs jours durant, la caravane royale voyagea en direction du sud, traversant forêts et rivières. Elle parcourut de nombreuses lieues au cœur de contrées verdoyantes. À mesure que les lunes passaient, Karmio prenait de plus en plus goût à l’aventure. Lui qui n’avait connu que les montagnes arides de son royaume lors de ses innombrables parties de chasse, il se découvrait une nouvelle passion pour ces paysages aux mille couleurs. Un jour, il s’empara d’un calepin parmi les affaires de son père et se mit à dessiner les magnifiques environnements qui s’étendaient devant ses yeux.

Enfin, après un périple de plusieurs semaines, le convoi dépassa les montagnes Bleues et déboucha sur la vaste plaine du Dragon. Comme bon nombre de personnes dans l’assemblée, Karmio fut tétanisé lorsqu’il vit l’immense bête ailée perchée sur l’un des sommets de la chaîne de montagnes. Le monstre était si imposant qu’il aurait pu balayer d’un coup de patte la cité fortifiée de Brimvack. Le Dragon demeurait immobile, la tête tournée vers les nouveaux arrivants, mais les mouvements de balancier de sa queue dans l’air attestaient de sa vivacité. Il attendait patiemment le début du banquet.  Le jeune homme s’efforçait tant bien que mal d’arrêter de penser au regard perçant du Dragon sur lui.

Le groupe se décida enfin à reprendre la route et emprunta un large chemin de terre qui parcourait la plaine. À sa grande surprise, Karmio vit qu’un immense camp se dressait au milieu de cette étendue brûlée. À mesure que la caravane se rapprochait, il en distinguait de mieux en mieux les contours. Dépourvu de barricades, il était composé d’une multitude de tentes disparates, réparties sous chacune de six grandes tours en pierre. Au sommet de chacune d’entre elles flottait le drapeau d’un Royaume.

La caravane du Royaume des Montagnes se dirigea vers son emplacement. C’était la dernière à arriver sur les lieux. Toutes les autres nations s’étaient déjà installées et avaient commencé les préparatifs. Parvenu sous la tour du Royaume des Montagnes, le Grand-Maître ordonna d’établir le campement.

Karmio décida d’aller traîner dans les environs le temps que la tente de son père soit montée.

Partout autour de lui des gens s’activaient. Ici, des charpentiers hissaient de grands pavillons, armés de marteaux et de pieux. Là, un groupe de troubadours et de danseuses étaient en pleine répétition en vue du spectacle qui accompagnerait le banquet. À quelques pas, des cracheurs de feu s’exerçaient. Des jets de flamme s’élevaient dans le ciel à intervalles réguliers et faisaient grimper pour quelques secondes la température ambiante déjà étouffante.

Mais le corps de métier le plus représenté était celui des cuisiniers. Des dizaines et des dizaines d’entre eux passaient devant lui les bras chargés de produits culinaires dont certains lui étaient complètement inconnus. La plupart se dirigeaient vers leurs tours respectives.

Curieux, il jeta un coup d’œil à l’intérieur de l’édifice. Il aperçut deux grandes marmites qui reposaient sur d’immenses brasiers rougeoyants. Une délicieuse odeur de viande mijotée lui chatouilla les narines. Le bâtiment faisait office de cuisine pour chacune des nations présentes.

Karmio laissa les travailleurs à leurs tâches et continua sa visite. Plus loin, derrière le camp avait été installée une colossale table en bois massif très certainement destinée au banquet. En forme de « U », elle faisait au moins deux cents pieds de long. Des trônes avaient été placés à intervalles réguliers pour les différents chefs des Royaumes, mais le plus imposant d’entre eux se trouvait tout au bout. Haut comme trois hommes et construit en or, il était surmonté d’une terrifiante tête de dragon sculptée en bronze. Des femmes en uniforme s’activaient pour rendre la table digne d’une réception de rois. Des nappes rouges tissées d’or étaient délicatement dressées et la vaisselle en argent installée. Puis virent des hommes avec les innombrables chaises pour les convives. Tout le monde redoublait d’efforts, car le grand jour était prévu pour le lendemain. Enfin, peu avant la tombée de la nuit, tout fut prêt pour recevoir le Dragon et ses invités forcés.

Alors que le soleil disparaissait derrière les monts Bleus, Karmio retourna à son campement. Il avait passé la journée à faire des croquis des ouvriers en plein travail. Il dépassa la loge royale et son imposante structure en toile et pénétra dans la tente de son père. Dunlan était assis derrière un bureau, entouré d’une montagne de parchemins. Il devait sûrement peaufiner une dernière fois ces recettes avant le grand jour. Karmio préféra le laisser travailler et prit place sur l’une des couchettes posées à même le sol rugueux. Il mit quelque temps à s’endormir. Il repensait à toutes les nouvelles choses qu’il avait découvertes depuis son départ et qu’il ne reverrait sans doute jamais si son Royaume venait à perdre la compétition.

 

Karmio fut brusquement réveillé  par une voix familière plutôt pressante. C’était son père qui le secouait :

— Karmio ! Lève-toi ! Le Dragon a ordonné à tout le monde de se rendre au banquet. Il est presque midi, c’est l’heure.

Le jeune homme était encore un peu dans les vapes.

— Mais, le repas ? Il est prêt ? Vous avez eu le temps de terminer les plats ?

— Oui, le rassura Dunlan. Viens. Allons nous mettre à table.

Karmio s’habilla rapidement et suivit son père hors de la tente. Il leva les yeux au ciel et vit que le soleil était déjà à son zénith. De la fumée s’échappait encore des tours. Les cuisines devaient tourner à plein régime. Le camp était désert. Tout le monde avait observé à la lettre l’ordre du Dragon.

Les deux hommes arrivèrent devant le banquet. La plupart des dirigeants étaient déjà attablés, leur choppe à la main et accompagnés de leur suite. L’alcool coulait à flots : bière, hydromel, cidre, vins secs et liquoreux. Chaque Royaume avait apporté pour l’occasion sa boisson locale. Autour de la table, les danseuses et les cracheurs de feu se déhanchaient frénétiquement au rythme des tambours et des guitares.

Il fallut un moment au jeune garçon pour remarquer que le trône d’or était occupé par un homme imposant. Lorsqu’il croisa son regard, Karmio eut à nouveau l’effroyable sensation de mort et de terreur qu’il avait ressentie lorsqu’il était arrivé sur la plaine. Cela ne faisait aucun doute. Le Dragon avait pris forme humaine.

Tremblotant, Karmio prit place autour de la table, mais il ne parvenait pas à détacher ses yeux du tyran, situé à quelques battements d’ailes. Le monstre humanoïde était affalé sur son siège, l’air nonchalant, et ne semblait prêter aucune attention à ce qui l’entourait. Il portait une épaisse tunique en écailles, comme si l’habit avait été confectionné à partir de sa propre peau de lézard. Sa peau mate contrastait avec ses longs cheveux blancs qui retombaient sur ses épaules musclées. Il avait l’allure d’un roi. Mais un roi cruel et sans pitié.

Soudain, le Dragon leva la main en l’air. Aussitôt, plusieurs cloches sonnèrent de concert. Le banquet venait de démarrer.

Un crieur public s’avança près du grand trône, un parchemin à la main. Il se racla la gorge nerveusement et déclara :

— Votre Magnificence, au nom du Royaume de la Forêt, je vous propose trois de leurs meilleures spécialités. Pour commencer, ce sera une cassolette d’escargots aux morilles en tartine et crème d’Ail. Puis un duo de faisans farcis aux châtaignes et son jus au thym. Enfin, le chef vous propose un sanglier rôti à la bière et ses légumes d’antan.

Une armée de serveurs sortie de nulle part, portait chacun une assiette sous cloche. Le Dragon avait le privilège d’avoir des portions équivalentes à une dizaine de personnes, soutenues par quatre hommes particulièrement costauds. Tout le monde fut rapidement servi. Des murmures d’admiration résonnèrent dans l’assemblée, mais la bête resta de marbre. Les escargots avaient été lustrés et paraissaient briller comme des pierres précieuses. Le Dragon avait pour sa part eu droit à des faisans remplumés et colorés et à un sanglier entier. Le mélange des saveurs et l’odeur des parfums inédits dans les assiettes avaient permis, au moins pour quelque temps, d’oublier la gravité de la situation. Les trois préparations furent rapidement dévorées par le monstre sans un mot. L’assemblée, elle aussi, resta silencieuse.

Le crieur prit à nouveau la parole :

— C’est maintenant au tour du Royaume des Glaces de vous offrir ses meilleurs mets. Le Chef vous propose de voyager dans les océans du nord avec ses spécialités. Tout d’abord, un tartare de banc de poissons rares de la banquise mariné dans sa sauce au soja. Ensuite, un superposé de crabes et crevettes aux endives, et pousses d’épinards. Enfin, un filet de baleine bleue, navets glacés, chou vert et crème de réglisse.

Les poissons avaient encore leurs têtes, mais leurs corps avaient été soigneusement dépecés pour ne laisser que leur tendre chair. Dans l’assiette du monstre, les crabes et les crevettes paraissaient nager par dizaines au cœur d’une mer de verdure.

À mesure que les plats se succédaient, l’atmosphère devenait de plus en plus lourde. Tous prenaient conscience que la compétition serait rude et que l’une des nations n’aurait pas la change de profiter d’un nouveau cycle lunaire.

— Le Royaume des Plaines et ses spécialités : foie gras de canard mi-cuit au naturel et son immense pain de campagne toasté, sauce acidulée à la poire et coulis de mangue. Puis ce sera une valse de pigeons rosés accompagnés d’oignons grelots caramélisés, pommes de terre et truffes royales. Enfin, le Chef des Plaines vous a réservé son meilleur veau de lait entier rôti, parfumé au poivre et au foin, ratatouille et pignons de pin grillés.

Le crieur s’étendait de moins en moins dans ses explications. Il avait compris que le Dragon n’en avait que faire.

Karmio n’en pouvait déjà plus, lui était habitué à ne manger qu’un seul vrai repas par jour du fait de la rareté du gibier dans la montagne. Il se caressait machinalement le ventre pour masser son estomac rempli. Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui et remarqua que tous les convives étaient dans le même état que lui, mais personne n’osait s’arrêter manger de peur de mécontenter le Dragon.

— Le Royaume Côtier vous propose tout d’abord de déguster ses noix de la mer juste rôties sur une purée de petits pois et son crémeux aux noisettes. Ensuite, un banc de homards bleus acidulés, crème de potimarron et son jus de crustacés légèrement fumés. Enfin, un banc de bars cuits à basse température aux asperges blanches et vertes avec son émulsion de lait d’amande.

Le Dragon n’était toujours pas rassasié. Il engloutissait tout ce qui s’offrait à lui à une vitesse effrayante.

— C’est maintenant au tour du Royaume du Désert de vous présenter ses plats. Le Chef vous propose de commencer par un tajine de mouton mariné avec dattes confites et amandes grillées, puis d’enchaîner sur un méchoui d’agneau à la broche et ses légumes des sables. Enfin, un dromadaire entier rôti et farci aux pois chiches.

Karmio n’avait jamais vu de dromadaire de sa vie. Lorsque l’animal grillé se présenta dans le plat démesuré du Dragon, Karmio en eut le souffle coupé. Le trône était à peine visible, caché par l’immense carcasse dégoulinant de graisse.

Lorsque son assiette arriva devant lui, le jeune homme se contenta de quelques bouchées. Ses papilles gustatives s’étaient éteintes et sa mâchoire était douloureuse à force de mâcher. Il attendait avec impatience la fin de ce maudit banquet. Plus personne ne parlait dans l’assemblée. Tous les regards étaient posés sur leurs assiettes. Seule résonnait encore la musique des troubadours qui s’efforçaient tant bien que mal d’entretenir l’ambiance festive du repas.

— Pour finir, le Royaume des Montagnes vous propose un pâté de jeunes marmottes et son pain de graines sauvages, puis un ragoût de mouton mijoté sur des pierres de volcan, accompagné de légumes de la montagne. Et enfin, un ravioli géant cuit à la vapeur, fourré d’agneau, de graisse et d’oignons.

Les plats de Dunlan étaient arrivés. Karmio se tourna vers lui pour le féliciter, mais il vit que son père avait le visage fermé. Il avait déjà arrêté de manger depuis quelques services. Karmio préféra garder le silence.

Le festin terminé, le Dragon se leva. La musique cessa aussitôt et tous imitèrent l’invité de marque.

— Bien, gronda-t-il satisfait. Votre banquet a apaisé ma faim pour quelque temps. Je vais maintenant délibérer. Vous pouvez tous retourner dans vos foyers. D’ici quelques semaines, je rendrai visite au perdant.

Un rire démonique sorti de ses entrailles résonna dans l’air alors qu’il s’éloignait.

Les convives regagnèrent leurs campements respectifs en silence. Arrivé au pied de la tour du Royaume des Montages, le Grand-Maître s’adressa à ses sujets.

— Citoyens des montagnes ! Quel que soit le verdict du Dragon, je tenais à tous vous féliciter pour ce que vous avez accompli aujourd’hui ! Je ne saurais rêver meilleurs cuisiniers dans mon Royaume.

D’un geste de la main, il invita Dunlan à le rejoindre.

— Je tenais tout particulièrement à remercier le Chef Dunlan pour ses recettes audacieuses qui ont su ravir les papilles du Dragon !

Toute l’assemblée applaudit.

— Sans lui, nous n’aurions pu en aucun cas rivaliser avec les autres Royaumes.

De nouveaux applaudissements retentirent.

— Bien. Ne nous attardons pas ici plus longtemps. Il est temps de rentrer.

Tout le monde se dispersa pour préparer le départ.

Karmio rejoignit son père avec un grand sourire. Dunlan arborait toujours sa mine grave.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu n’es pas fier de toi ? lui demanda son fils. Ils t’ont tous félicité pour ta réussite.

— Oui, c’est vrai. Mais les chefs des Royaumes se sont tous surpassés cette année.

— Ne t’inquiète pas, moi j’ai confiance en toi.

Un rictus se dessina sur le visage de Dunlan. Il caressa la tête de son fils.

— Si tu le dis.

 

Quelques heures plus tard, les différents clans avaient rassemblé leurs affaires. Les caravanes quittaient les unes après les autres la plaine stérile.

Karmio grimpa sur son cheval et rejoignit le convoi du Royaume des Montagnes qui s’était mis en route. Il jeta un dernier coup d’œil derrière lui. Il ne restait du banquet que les six grandes tours en pierre au milieu du désert, délaissées pour au moins les cinq cents prochaines années.

La caravane voyagea des semaines durant sans qu’aucune nouvelle du Dragon ne leur parvint. Partout, dans les villes et les villages traversés, on attendait le verdict du monstre.

Le voyage toucha à sa fin lorsque Karmio aperçut au loin la cité fortifiée de Brimvack, au pied de ses montagnes natales. Il ne put s’empêcher de pousser un soupir de soulagement. Son périple était terminé. Il allait enfin pouvoir retrouver sa mère et son lit douillet.

Soudain, un effroyable rugissement retentit. En un instant, le ciel devint noir comme si la nuit était brusquement tombée et avait chassé le soleil. Il leva aussitôt la tête et fut terrifié par ce qu’il vit. Un gigantesque dragon volait au-dessus de leurs têtes et se dirigeait inéluctablement vers la ville et le Royaume des Montagnes. Le Dragon avait fait son choix.

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