TEXTE INTÉGRAL
Une journée comme les autres
A la lumière de ses phares, Sarah manœuvra pour se garer devant le laboratoire. Le P4 de Lyon, comme tout le monde l’appelait ici, paraissait être un immeuble des plus banals mais il était pourtant l’un des plus dangereux de France. Ce gigantesque bâtiment était l’un des seuls du pays habilités à recevoir et étudier les micro-organismes pathogène de classe 4, c’est-à-dire extrêmement contagieux et hautement mortels. Pour pallier toute catastrophe naturelle ou attentat, il avait la particularité d’être monté sur pilotis, de résister aux plus puissants séismes et d’être complètement hermétique. Avec son allure, il avait tout à fait sa place dans un film de science-fiction.
Elle se gara et pénétra dans le monstre. La sécurité à l’intérieur était poussée à son paroxysme : caméras de surveillance dans toutes les pièces et les étages, sas de décontaminations, portes étanches. Rien ni personne ne sortait du bunker sans une autorisation. Ces précautions avaient porté leurs fruits car aucune fuite d’agent pathogène n’était encore à déplorer.
Elle sortit son badge et traversa une à une les protections du laboratoire. En tant que scientifique et directrice de projet, elle n’avait aucune limitation d’accès. Elle s’enfonçait toujours plus, les portes se refermant derrière elles les unes après les autres. Malgré ses dix années de service, elle avait toujours l’impression d’être avalée par le bâtiment, jusqu’au plus profond de ses entrailles. Au détour d’un couloir, elle croisa un scientifique en tenue de cosmonaute qui semblait tituber.
— Sûrement un stagiaire, se moqua-t-elle.
Ces combinaisons étaient particulièrement lourdes et disposaient de leur propre réserve d’oxygène, bien qu’en quantité limitée. Le corps avait toujours un temps d’adaptation. C’était pourtant la seule tenue de travail autorisée pour se déplacer à l’intérieur du complexe. La plupart des chercheurs étaient dans des salles blanches totalement vitrées et blindées. On les voyait manipuler avec d’infinies précautions des échantillons de virus mortels, ici Ebola, là la maladie de la variole. Chaque salle disposait d’une unité centrale au plafond d’où sortaient plusieurs tuyaux jaunes, seul moyen pour réguler l’air à l’intérieur des combinaisons.
Sarah continua sa progression et se dirigea vers le vestiaire. Elle rangea ses affaires dans son casier et voulut jeter un coup d’œil à son téléphone. Elle attendait des nouvelles de son frère, venu spécialement la voir par le train du soir. Malgré une recherche approfondie de son sac à main et de sa veste, son portable restait introuvable. Elle avait dû l’oublier ce matin à la maison. Elle ferma son casier et commença à enfiler sa tenue quand quelqu’un entra dans la pièce.
— Ah salut, Jean, l’interpella-t-elle.
— Salut, Sarah.
Il la dépassa, ouvrit son casier, avant de jeter un coup d’œil au ventre de la scientifique.
— Comment va le bébé ?
Sarah se toucha machinalement le ventre et sourit.
— Il va bien. Il bouge de plus en plus !
Jean sourit à son tour.
— Tu as déjà choisi le prénom ? demanda-t-il en sautant dans sa combinaison.
— Non, pas encore…
De mauvais souvenirs refirent soudainement surface. Jean sentit très certainement le malaise car il ne posa plus de questions et enfila rapidement sa tenue.
— Bon allez, faut que j’aille bosser moi, à tout à l’heure au self, termina-t-il en quittant le vestiaire.
— Oui, à tout à l’heure.
Une fois prête, Sarah sortit et rejoignit la salle allouée à son projet. En cette heure matinale, la pièce comptait déjà cinq personnes en plein travail.
— Sarah ! Ça y est ! On les a enfin ! l’interpella une voix excitée.
Un homme cosmonaute s’avança vers elle. Derrière son casque, d’épaisses lunettes lui grossissaient démesurément les yeux. C’était Robin, l’ingénieur en second du projet. Il tenait dans sa main une mallette noire qu’il tendit à la scientifique. A en voir les tremblements de son bras, elle devait être particulièrement lourde. Sarah s’en empara et la posa sur le plan de travail. Elle l’ouvrit soigneusement et cueillit délicatement les deux échantillons qui reposaient là, incroyablement bien protégés. Elle les transporta vers l’isolateur qui lui permettait de manipuler les virus en toute sécurité à travers une vitre épaisse.
Elle observait minutieusement les deux flacons quand soudain, un écran sur le mur s’alluma, suivi d’un bruit électronique de cloche. C’était le seul système de communication autorisé au sein du laboratoire. Un message en caractères rouges apparut.
« Sarah Dupralé, appel personnel urgent sur ligne 4. Salle 106A disponible pour communication. »
Elle s’excusa auprès de Robin et quitta la salle. Après quelques minutes de marche, elle arriva enfin dans la section communication, un long couloir qui desservait une succession de petites pièces équipées de façon identique. Sarah entra dans la salle 106a, la première à gauche dans le couloir. Elle s’assit derrière le bureau. Devant elle, se trouvaient un ordinateur et un téléphone. Elle s’empara du combiné et appuya sur la touche 4 du clavier numérique.
— Allo ?
— Allo ? Madame Dupralé ?
La voix semblait tremblante.
— Oui, c’est moi.
— Ici, le docteur Galleron, du service des urgences de l’hôpital Édouard Hériot à Lyon. J’ai essayé de vous joindre plusieurs fois sur votre téléphone ce matin mais sans succès. Je me suis donc permis de vous contacter sur votre lieu de travail. J’ai trouvé les coordonnées dans le portefeuille de votre frère.
— Mon frère ? Mais il ne devait arriver que ce soir ?
Sarah sentit l’angoisse monter en elle.
— Oui, votre frère Nicolas. Je suis au regret de vous annoncer que votre frère est décédé ce matin dans notre service. Toutes mes condoléances.
— Décédé ? Comment ça, décédé ?
Sa peur se transforma en colère.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ! cria-t-elle.
— Votre frère a été admis dans notre service vers sept heures ce matin, pour blessures graves à l’arme blanche.
La voix au bout du fil restait calme.
— D’après ce que nous savons, votre frère aurait reçu plusieurs coups de couteau ce matin en gare de Lyon Part-Dieu. Il a ensuite immédiatement été transporté par les pompiers jusqu’à chez nous.
— Mais qui a fait ça ? Et pourquoi Nicolas ?
— Je n’ai pas accès à ces informations Madame, c’est entre les mains de la police. Par contre, j’aurais besoin que vous veniez à l’hôpital pour des questions d’ordre administratives. Vous connaissez l’adresse ?
— Oui, répondit Sarah sèchement.
— Bien, je vous attends. Encore toutes mes condoléances pour votre frère.
Elle raccrocha sans répondre.
Sarah monta dans sa voiture. Elle se sentait très mal. Elle venait d’apprendre la mort de son frère au téléphone, semble-t-il agressé au couteau en pleine rue. Le policier au bout du fil lui avait demandé de bien vouloir venir confirmer l’identité du corps. Elle n’arrivait toujours pas à réaliser que son frère n’était plus de ce monde.
Arrivée à un carrefour, le feu passa au rouge. Sarah avait la tête qui tournait. Des images de son frère défilaient devant ses yeux. Reprenant ses esprits, elle mit les mains sur le volant et s’aperçut qu’elles tremblaient. Le feu vert se montra enfin. Sarah appuya sur l’accélérateur et s’engagea sur le carrefour. Soudain, elle entendit un effroyable crissement de frein venant de sa droite. Elle eut à peine le temps de tourner la tête qu’elle vit une camionnette blanche foncer droit sur elle. Le choc fut terrible.
Une forme de justice
Le lieutenant de Police Thomas Dessanien descendit de sa voiture. Il remonta le col de son manteau pour mieux couvrir son cou. Pour un mois de septembre, il faisait très froid. Devant lui, faiblement éclairés par un lampadaire, des fonctionnaires en uniforme formaient un périmètre de sécurité, complété des bandes jaunes caractéristiques de la police scientifique. De l’autre côté, derrière la zone sécurisée, un chemin serpentait entre les arbres jusqu’au fleuve en contrebas.
Thomas s’avança vers l’un des policiers et lui présenta sa carte. L’homme le salua d’un signe de la tête et souleva le ruban jaune pour le laisser passer. Le lieutenant s’engagea sur le sentier. Le sol était boueux et glissant. Là, à quelques mètres du Rhône, un corps de femme reposait sur le sol. Des hommes en combinaison blanche s’affairaient autour en silence, des instruments à la main. Des flashs par intermittence éblouissaient la scène, comme des éclairs en temps d’orage. Thomas rejoignit Lucie qui venait à peine de finir l’audition d’un jogger, un carnet à la main.
— Salut.
— Ah, c’est toi, salut ! lui sourit sa partenaire.
Thomas se tourna vers le corps. Il était détrempé.
— Que sait-on de la victime ?
Lucie tourna quelques pages de son calepin avant de déclarer.
— Elle a été découverte un peu plus tôt dans la soirée par le jogger que tu viens de croiser.
— C’est assez ironique de trouver un cadavre juste en face des bureaux d’Interpol, plaisanta Thomas.
Mais Lucie resta concentrée.
— Nous avons relevé sur elle plusieurs indices, poursuivit-elle. On a retrouvé sa pièce d’identité et son badge de travail dans ses poches. Elle se nomme Sarah Dupralé et était chercheur à l’Institut P4.
— Le P4 ? C’est pas là que ton mari travaille ?
— Si.
— C’était une collègue à lui ?
— Possible. Jean m’avait parlé d’une certaine Sarah qui était enceinte.
Thomas se tourna vers le corps et fronça les sourcils. Le ventre de la victime ne semblait pas gonflé.
— Cette Sarah n’a pourtant pas l’air enceinte. A-t-on une idée de la cause de la mort ?
— D’après les constatations, on penche plus vers une noyade. Le corps ne présente aucune plaie ou hématome visible. Enfin… Nous en saurons mieux lors de l’autopsie. Nous avons également trouvé dans ses poches la carte de visite d’un psychologue, Monsieur Rougeois, et deux petits flacons sans bouchon. Ils portent tous les deux une étiquette où il est inscrit « EVOLVA ».
Elle lui présenta les différentes pièces à conviction. Elles étaient toutes protégées dans des sachets plastiques, procédure nécessaire pour éviter toute contamination étrangère.
— Un psychologue ? Peut-être qu’il suivait cette Sarah. Donne-moi ses coordonnées, je vais aller l’interroger.
Il s’empara de la carte que lui tendait sa coéquipière et sortit un carnet de son manteau. Il nota l’adresse et la lui rendit.
— Pour les flacons, je vais en parler à Jean, savoir s’il en sait plus sur la signification de « EVOLVA ». Je te tiens au courant.
Révélations
Thomas était assis à son bureau. De l’autre côté de la porte, il entendait le brouhaha du commissariat, particulièrement animé en cette fin d’après-midi. C’était l’heure des auditions de témoins et de la réception des plaintes. Thomas préférait être sur le terrain. Ici, il avait du mal à se concentrer.
Il ouvrit son carnet, le posa devant lui et se concentra sur les indices qu’il avait récoltés, disposés de part et d’autre de la table : le badge et la pièce d’identité de la victime, la carte du psychologue et les flacons de laboratoire. Il commença à écrire.
Enquête Sarah Dupralé, 35 ans.
– Infos du psychologue, Pierre Rougeois (21/09/2020) : célibataire, quittée par son compagnon peu après l’annonce de sa grossesse. Parents décédés dans une fusillade. Décès de son frère par arme blanche le 01/09/2020. Accident de voiture le même jour entrainant la mort de son bébé. Grosse dépression suite à ces événements. A fait l’objet d’un suivi psychologique mais ne s’est plus présentée du jour au lendemain. Envies suicidaires. Troubles de persécution. Haine envers la société.
– Infos autopsie (20/09/2020) : corps découvert le 18/09/2020, cause du décès : noyade. Cicatrice césarienne. Absences de plaie et d’hématomes.
– Ingénieur au laboratoire P4, spécialisé dans l’étude d’agents pathogènes dangereux. Découverte de deux flacons dont l’étiquette porte les initiales « EVOLVA ». Analyse des échantillons toujours en cours.
Thomas s’arrêta quelques instants et relut ce qu’il venait d’écrire. Plusieurs questionnements lui vinrent à l’esprit. Avant qu’il ait eu le temps de les coucher sur papier, il sentit son téléphone vibrer dans sa poche. C’était Lucie.
Il décrocha.
— Allo, Lucie ?
— Thomas ? Écoute, je viens de parler à Jean qui vient de rentrer du laboratoire. Tu te souviens, je lui avais demandé de se renseigner sur ce que signifiait « EVOLVA ».
Elle avait la voix essoufflée. Il l’entendit reprendre son souffle.
— Je lui ai aussi parlé de la morte des quais du Rhône.
— Oui ?
— Accroche-toi bien ! La victime, Sarah Dupralé, était bien une collègue de Jean et « EVOLVA » est le nom d’un projet dont elle était la directrice. Jean a mis plusieurs jours pour trouver des infos dessus. Le projet est très surveillé mais on raconte que des échantillons du projet auraient disparu ou même été volés. Une enquête interne est en cours et la Direction Générale de la Sécurité Intérieure est sur le coup. Je t’explique.
Thomas n’avait pas le temps d’en placer une. Lucie semblait affolée, le débit de ses paroles en témoignait.
— « EVOLVA » signifie : Etude des Virus et des Organismes Létaux des Végétaux et des Animaux. En gros, les deux échantillons qu’on a recueillis sur la victime sont très certainement ceux dérobés au laboratoire. D’après ce qu’a pu en apprendre Jean, l’un infecte les animaux et l’autre les végétaux. Les deux sont inoffensifs pour tous les êtres vivants, sauf pour les humains ! Ils fonctionnent de la même manière. Après avoir consommé de la viande animale ou un végétal, le virus s’attaque directement au système digestif de l’homme et provoque une hémorragie foudroyante. En quelques minutes, c’est la mort assurée ! Le pire, c’est qu’il n’y a aucun remède connu à ce jour. Quand j’ai parlé de l’enquête sur la mort de Sarah à Jean, il s’est tout de suite affolé en parlant de fin du monde. Quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a dit que le meilleur moyen de propagation et de développement des virus était l’eau. Je ne te fais pas un dessin, le fait qu’on ait retrouvé Sarah noyée n’est pas une coïncidence ! Reste à savoir qui est derrière tout ça !
Thomas profita d’une pause de son interlocutrice pour intervenir.
— C’est elle, c’est Sarah qui est derrière tout ça.
— Quoi ? Comment tu sais ça ?
— J’ai été voir son psychologue et les infos se recoupent avec l’autopsie. Elle était en pleine dépression après la mort de son frère et celle de son bébé « à cause de la bêtise d’hommes ». Elle le répétait souvent à son psy.
— Mais c’est horrible…
— Oui… Qu’est-ce qu’il va se passer, maintenant ?
— Comme je te l’ai dit, la DGSI est sur le coup, mais ils sont complètement dépassés par l’ampleur que tout ça commence à prendre.
— Comment ça ?
— D’ici quelques jours ou au mieux quelques semaines, il sera impossible pour l’homme de se nourrir ! Les réserves saines d’aliments déjà préparés seront épuisées et tous les animaux et végétaux seront devenus toxiques. Un homme peut tenir au maximum trois semaines sans manger. Donc imagine ce qu’on va devenir ! C’est la fin de l’humanité, Thomas !
Thomas resta sans voix, abasourdi par ce qu’il venait d’entendre.
— Bon, il faut que je te laisse. Avec Jean, on va faire un immense stock de nourriture type boîtes de conserve et autres avant que les gens commencent à être au courant et que ça devienne l’anarchie dehors. Je te conseille de faire pareil. Bon courage, Thomas !
— Merci Lucie… Bon courage à vous aussi.
A peine avait-il raccroché que la porte s’ouvrit avec fracas. Un homme en habits sombres fit irruption dans son bureau et s’avança. Il sortit aussitôt une carte et se présenta.
— Agent Théonas, de la DGSI. Vous êtes bien le lieutenant Thomas Dessanien ?
Thomas acquiesça de la tête.
— Bien. Je vais vous demander de bien vouloir me remettre tous les documents et indices de l’enquête Sarah Dupralé. Je reprends l’affaire. Les ordres viennent d’en haut.
Thomas désigna machinalement les preuves qui se trouvaient devant lui.
— Elles sont ici, servez-vous, déclara-t-il de façon détachée. Si vous n’avez plus besoin de moi, je vais m’en aller.
Sans même attendre de réponse, il se leva et quitta la pièce.
L’Homme est un loup pour l’Homme
Thomas inspecta une dernière fois ses réserves. Il avait transformé sa chambre d’amis en un immense garde-manger. Il se remémora ses aller-retours dans le supermarché avec à chaque fois des caddies pleins à craquer. Certains clients écarquillaient les yeux à son passage, d’autres se moquaient de lui ou apportaient leur petit commentaire à la situation. Thomas n’en avait que faire. Il savait ce qui allait se produire. Il avait maintenant assez de provisions pour au moins un an, si ce n’est plus en économisant un peu.
Il referma la porte et sortit sur sa terrasse pour contrôler son installation. Il avait la chance d’habiter un appartement avec toit-terrasse, entièrement privatisé. Lors de ses pérégrinations dans les magasins, il avait acheté toutes sortes de récipients pour récolter l’eau de pluie et ainsi économiser ses précieuses ressources. Les robinets seraient coupés tôt ou tard et ses nombreux packs de bouteilles ne suffiraient sans doute pas.
Une semaine s’était écoulée sans qu’aucune information sur une quelconque épidémie ne soit annoncée aux informations. Soit le gouvernement étouffait très bien l’affaire, soit Lucie s’était un peu trop alarmée sur cette potentielle fin du monde. De toute façon, il était trop tard pour faire machine arrière, Thomas avait déjà déposé sa démission.
Deux semaines après son départ du commissariat, les médias commencèrent à diffuser des images amateurs montrant des inconnus pris de convulsions et crachant du sang dans des lieux publics. L’opinion publique parlait de maladie inconnue qui frappait au hasard un peu partout dans le monde.
Trois semaines plus tard, on comprit qu’elle avait pour origine la nourriture consommée par l’homme. Des experts débattaient sur l’origine de ce mystérieux mal. Certains dénonçaient les conséquences d’une agriculture et d’une exploitation animale intensive. D’autres parlaient d’une expérience ratée de laboratoire ou d’attaque bioterroriste. Les gouvernements du monde entier restèrent évasifs sur le sujet, invitant les populations à garder leur calme et à prendre des mesures d’hygiène pour éviter toute propagation.
On apprit bientôt que le virus ne concernait pas seulement un produit en particulier mais toute substance d’origine animale et végétale. Des émeutes et d’incontrôlables débordements éclatèrent dans les rues. Les forces de l’ordre n’étaient pas là pour contenir les violences car ils faisaient partie des casseurs désespérés. Les premiers bâtiments pris d’assaut furent les supermarchés.
Thomas vit des images de gens hystériques dévaliser les magasins, se marcher dessus sans pitié et s’enfuir avec leur butin comme des animaux. On les voyait se battre à mort pour des boîtes de conserve et autre nourriture de première nécessité potentiellement sans danger. Ce fut ensuite au tour des hôpitaux et autres centres médicaux de subir les assauts de foules enragées. Ils pillaient les réserves de poches de nutrition parentérale, seule alternative viable pour se nourrir en ces temps chaotiques.
Thomas avait du mal à supporter ce qu’il voyait à l’écran, s’indignant de tant de bestialité. Les hommes, faisant face à leur besoin primaire de se nourrir, étaient ramenés à l’état de simples bêtes sauvages. Toute humanité commençait inéluctablement à disparaître de la surface de la Terre.
On n’entendit bientôt plus parler des gouvernements. Certaines rumeurs disaient qu’ils s’étaient retranchés dans des bunkers secrets avec d’astronomiques réserves de nourriture et laissaient la population à son propre sort.
Quatre semaines s’étaient maintenant écoulées. Dehors, des cris et des coups de feu résonnaient nuit et jour. L’appartement n’était plus approvisionné en électricité et en eau. Les autres logements de l’immeuble étaient silencieux depuis quelque temps déjà. La télévision et les autres appareils électroniques ne fonctionnaient plus mais Thomas avait prévu le coup et acheté une radio pour continuer à savoir ce qu’il se passait dehors.
Bien qu’il doutât qu’à ce stade de l’épidémie, les médias continuaient à diffuser, il alluma le poste et s’assit dans son fauteuil. A son grand étonnement, quelques fréquences émettaient encore. Les messages faisaient état d’une anarchie totale dans les rues et d’innombrables morts de faim étaient à déplorer. Le journaliste signalait des actes de cannibalisme, initiés par d’obscurs groupuscules mais de plus en plus pratiqués, notamment dans les grandes villes. Il termina son information en invitant les survivants à la plus grande prudence.
Cinq semaines étaient passées. Thomas se leva de bonne heure ce matin-là. Comme à son habitude, il fit son lit et aéra sa chambre car il voulait garder un rythme de vie normal, même si dehors plus rien n’était comme avant.
Il se pencha à la fenêtre. Dans les rues noires comme de la suie, des carcasses de véhicules calcinés et des corps en décomposition gisaient là. Les bruits de la ville n’étaient plus que des souvenirs. On entendait seulement le bruit des oiseaux qui avaient enfin tout le loisir de s’exprimer.
Soudain, un troupeau de daims sortit d’une ruelle au galop. Paniqués, ils secouaient frénétiquement la tête en traversant l’avenue. Un lion déboucha à son tour sur la rue principale, lancé à leur trousse. Thomas se dit que les animaux s’étaient sûrement échappés du zoo. Les voir progresser dans la ville était assez singulier. La nature reprenait peu à peu ses droits.
Thomas se désintéressa du paysage et referma sa fenêtre. Il se posa devant sa radio. Après plusieurs minutes de recherche de fréquences, il en conclut que plus personne n’émettait sur les ondes. Un sentiment d’angoisse s’empara bientôt de lui. Thomas était maintenant définitivement seul.
Renaissance
— Les enfants ! Venez manger !
Agathe se leva machinalement de son lit. Elle coupa la musique de sa chaîne hifi en claquant des doigts et frappa dans ses mains pour éteindre la lumière de sa chambre. Elle dévala les escaliers quatre à quatre. Elle n’avait pas spécialement faim mais c’était bientôt l’heure de sa série holographique préférée. Elle arriva dans la salle à manger et s’installa. Son père, sa mère et son frère Fabien étaient déjà assis, leur verre rempli d’eau et de poudre devant eux, les yeux rivés sur l’holotélévision.
« Citoyens, aujourd’hui jeudi 23 mars 2321, nous fêtons le 300e anniversaire de la renaissance de l’espèce humaine. L’humanité était alors au bord de l’extinction mais nos ancêtres ont su s’adapter et se regrouper dans notre immense cité. Paxpolis est devenue un havre de paix et de sérénité. Pendant toutes ces années, nous nous sommes isolés du monde extérieur. Mais ce douloureux passé ne doit pas nous empêcher de nous tourner vers l’avenir. Aussi, j’ai le plaisir de vous annoncer que suite au vote du Conseil, le gouvernement autorise les sorties à l’extérieur du Dôme… »
L’hologramme du Président du Conseil laissa la place à des images de familles sortant de l’enceinte de Paxpolis. Des adultes regardaient partout, les yeux écarquillés, pendant que des enfants jouaient et couraient dans les prairies verdoyantes adjacentes à la cité.
— Et si on y allait nous aussi ? déclara la mère d’Agathe.
Son père acquiesça d’un signe de la tête.
— On pourra jouer au ballon ? demanda Fabien, le sourire jusqu’aux oreilles.
— Oui, bien sûr, répondit-elle. Et toi Agathe, ça te dit ?
Mais Agathe ne répondit pas. Elle était déjà ailleurs. Sa série venait de commencer.
Épilogue
— Maman, j’ai faim.
— Ça arrive, répondit la mère d’Agathe en sortant les verres et la bouteille d’eau du panier.
Soudain, une boule de poils sortit d’un trou et s’élança dans la prairie.
— Eh ! Ça ne serait pas un lapin ça ? s’exclama son père. Alors c’est à ça que ça ressemble en vrai ?
Fabien se leva tout excité.
— Un lapin ? Où ça ? Je veux voir moi !
D’un geste, son père l’arrêta dans son élan.
— Ne t’approche pas de lui !
Fabien fit la moue.
Il réussit quand même à localiser l’animal, particulièrement gras.
— Dis papa, ça se mange un lapin ?
Sa mère intervint l’air quelque peu énervé.
— Non, ça ne se mange pas ! Comme tous les autres animaux d’ailleurs ! Viens manger ta poudre.
Elle avait disposé devant chaque membre de la famille un verre rempli d’eau et un sachet de poudre.
— Et ça, ça se mange ?
Fabien enserrait fermement une pomme dans sa main, qu’il avait trouvée au pied d’un arbre non loin de là.
— Non, ce n’est pas bon ! Lâche-moi ça !
Fabien fronça les sourcils et grimaça. Il fit mine de la poser mais dès que sa mère eut le dos tourné, Agathe le vit croquer dans la pomme.