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Aquarium

par benraconte

C’ÉTAIT un poisson si laid qu’il ne ressemblait en rien à un poisson. Une pierre de chair froide envahie de mousse, tachetée de vert et de blanc. D’abord, je ne l’avais pas vu, puis je pressai mon visage contre la vitre et tentai de m’approcher. Enfoui dans cette végétation impossible, la courbe de ses lèvres épaisses étirée vers le bas, une grimace en guise de bouche. Une petite perle noire pour l’œil. Une queue épaisse striée de pointillés sombres. Mais aucun autre élément identifiable à un poisson.

Il est sacrément moche.

Un vieil homme à mes côtés, soudain, sa voix, une surprise importune. Personne ne m’adressait jamais la parole, ici. Des pièces sombres, humides et chaudes, havres de paix à l’abri de la neige dehors.

Peut-être, oui, dis-je.

Ses œufs. Il les protège tous.

C’est alors que je vis les œufs. Je croyais que le poisson était à demi caché derrière une anémone blanche, une touffe de tiges molles, blanches et arrondies, mais je voyais à présent qu’il n’y avait pas de pied, chaque tige était individuelle, les œufs fixés sur le flanc du poisson sans que l’on sache comment.

Un poisson-grenouille à trois taches, dit l’homme. On ignore pourquoi c’est le mâle qui s’occupe des œufs. Peut-être pour les protéger. Peut-être pour appâter d’autres poissons.

Où sont les trois taches ?

Le vieil homme émit un petit rire. Bien vu. Il a bien plus de taches qu’un vieil homme sur ses mains.

Je ne regardai pas. Je ne voulais pas voir ses mains. Il était très vieux, du genre presque mort. Au moins soixante-dix ans, peut-être, mais il se tenait bien debout. Son haleine, l’haleine d’une personne âgée. Je mis mes mains en visière contre la vitre et m’éloignai légèrement, faisant mine de chercher un meilleur angle de vue.

Quel âge as-tu ? demanda-t-il.

Douze ans.

Tu es jolie. Pourquoi tu n’es pas avec tes amis, ou avec ta mère ?

Ma mère est au travail. Je l’attends ici. Elle vient me récupérer à quatre heures et demie ou cinq heures, ça dépend de la circulation.

À cet instant, le poisson souleva à demi sa nageoire, comme des orteils qui se décolleraient d’un rocher, légèrement pâle sur la partie inférieure.

Nos jambes et nos bras sont des nageoires, affirmai-je. Regardez. On dirait presque des orteils agrippés à la roche.

Ouah, dit le vieil homme. On a tellement changé qu’on est incapables de se reconnaître nous-mêmes.

Je le regardai alors, le vieil homme. Peau tachetée comme celle du poisson, cheveux pendant de côté à l’image de la nageoire pectorale du poisson qui s’enroulait autour de ses œufs. La bouche, une grimace, lèvres étirées vers le bas. Petits yeux enfoncés dans sa chair gonflée et ridée, un camouflage, le regard fuyant. Il avait peur.

Pourquoi vous êtes ici ? demandai-je.

J’ai juste envie de regarder. Je n’ai pas beaucoup de temps.

Eh bien, vous pouvez observer les poissons avec moi.

Merci.

Le poisson-grenouille ne flottait pas au-dessus des rochers. Il s’y accrochait. Il semblait prêt à s’enfuir d’un instant à l’autre mais il n’avait pas bougé, sauf pour réajuster ses orteils.

Je parie qu’il fait chaud, là-dedans, dit l’homme. Une eau tropicale. L’Indonésie. Une vie entière à nager dans l’eau chaude.

Comme si on ne sortait jamais du bain.

Exactement.

Un autre poisson étrange flottait au-dessus de nous, couvert d’une dentelle pareille à une fourrure de léopard aux taches distendues. Nageoires transparentes, pas la forme d’un poisson, rien qu’une éclaboussure de motifs.

Un poisson-grenouille strié, dit l’homme. Un cousin. Son nom latin fait allusion à son antenne.

Où est sa bouche, où est son œil, où est tout le reste ?

Je ne sais pas.

Comment peuvent-ils appeler ça un poisson ?

Bonne question.

Vous avez quel âge ?

Le vieil homme sourit. On dirait que tu remets en question le fait qu’on puisse m’appeler un être humain.

Désolée.

Ça ne fait rien. Je dois bien admettre que je m’interroge aussi. Si je peux à peine marcher, que je suis seul, que je suis méconnaissable, que mon visage n’a plus rien de ce qu’il était, que chaque élément y est à présent dissimulé au point que je suis une énigme, même à mes propres yeux, alors peut-on lui donner la même définition qu’avant ? N’est-ce pas un élément totalement nouveau ? Et si personne ne le voit, cet élément a-t-il une existence ?

Je suis désolée.

Non. C’est une question intéressante à laquelle nous devrions réfléchir ensemble. Ça me ferait très plaisir. Nous pourrions chercher à savoir s’il est un poisson, et si je suis un humain.

Bon, je dois y aller. Il est presque quatre heures et demie, ma mère va peut-être arriver.

Tu seras ici à quelle heure, demain ?

L’école finit à trois heures moins vingt. Donc vers trois heures et quart.

Tu vas à quelle école ?

À Gatzert.

Ça te fait une sacrée trotte à pied, non ?

Ouais. Bon, au revoir. Je m’éloignai à vive allure dans les couloirs sombres ourlés de lumière. L’aquarium semblait lui-même immergé, un sous-marin dans des abysses insondables. Puis j’émergeai dans le hall d’entrée et me trouvai subitement dans un tout autre monde, les nuages éclatants dans le soleil couchant de Seattle, quelques taches orange dans la grisaille, les rues humides. La neige transformée en mélasse noire et brune, attendant de se changer en glace. Ma mère, pas encore garée près du trottoir.

J’enfilai mon manteau et remontai la fermeture. J’aimais cette sensation de doubler de volume. Je relevai ma capuche sur ma tête, sa fausse fourrure. J’étais presque invisible.

Ma mère arrivait rarement à quatre heures et demie. L’attente commençait toujours à partir de là, me laissant le temps d’observer à loisir les voies ferrées en face et les ponts du périphérique plus loin. D’immenses pans de béton dans le ciel, le monde relié. D’ici, on pouvait aller vers le nord et vers le sud, et nous allions invariablement vers le sud. La rue s’appelait Alaskan Way mais nous ne partions jamais dans cette direction.

Des camions et des voitures à l’infini, le béton, le bruit, le froid, aucun rapport avec le monde des poissons. Ils n’avaient jamais senti le vent. Ils n’avaient jamais eu froid, n’avaient jamais vu la neige. Mais ils attendaient, eux aussi. Ils ne faisaient qu’attendre. Et que voyaient-ils dans le verre ? Nous voyaient-ils, ou seulement leur propre reflet, un palais de miroirs ?

Je serais ichtyologiste quand je serais grande. Je vivrais en Australie, en Indonésie ou au Belize, ou au bord de la mer Rouge, je passerais le plus clair de mon temps immergée dans ces eaux chaudes. Un bassin vaste de milliers de kilomètres. L’ennui, à l’aquarium, c’est qu’on ne pouvait jamais rejoindre les poissons.

MA mère conduisait une vieille Thunderbird. Elle avait manifestement envisagé une existence de liberté avant que je ne débarque. Le capot composait la moitié de la voiture. Un moteur énorme qui galopait, tantôt grave tantôt aigu, au bord du trottoir. Il pouvait mourir d’un instant à l’autre mais pas avant d’avoir consommé toute l’essence du monde.

Une peinture brune en deux tons, plus claire sur les flancs, écaillée sur le capot et le toit telles des galaxies qui s’étendaient, des soleils argentés en amas trop lointains pour être nommés.

La portière s’ouvrit en un large mouvement, comme le contrepoids d’une grue, des centaines de kilos. J’étais toujours obligée de tirer à deux mains pour la refermer.

Comment allaient les poissons ?

Bien.

Tu t’es fait des amis ? C’était la blague de ma mère, presque quotidienne, de me demander si je m’étais liée d’amitié avec les poissons. Je n’allais pas lui dire que ce jour-là, je m’étais effectivement fait un ami.

Je réussis enfin à refermer la portière et nous nous éloignâmes dans un vrombissement. Nous ne mettions jamais nos ceintures de sécurité.

Ma mère travaillait au port à conteneurs, un travail physique sans qualification. Elle portait de lourdes bottes de sécurité, une salopette marron Carhartt, une chemise à carreaux et ses cheveux étaient tirés en queue-de-cheval. Elle commençait depuis peu à charger les grues et espérait un jour devenir grutière. Un poste bien mieux rémunéré, parfois plus de cent mille dollars. Nous serions riches.

Comment ça s’est passé, à l’école ?

Bien. M. Gustafson nous a dit que l’année prochaine, nos notes auront beaucoup d’importance.

Parce qu’elles n’ont pas d’importance maintenant ?

Non. Il dit qu’en sixième, ce n’est pas important. Qu’en cinquième, ça l’est un peu plus. Il dit que rien n’a vraiment d’importance avant la quatrième, mais qu’en cinquième, ça commence à être un peu important.

Mon Dieu, mais où est-ce qu’ils vont chercher des types comme ça ? Et c’est soi-disant une meilleure école. J’ai été obligée de donner une fausse adresse pour t’y inscrire.

Je l’aime bien, M. Gustafson.

Ah ouais ?

Il est marrant. Il ne trouve jamais rien. Aujourd’hui, on a tous dû l’aider à chercher un de ses livres.

Eh bien, en voilà une excellente qualité. Je retire tout ce que je viens de dire.

Ha, dis-je pour lui prouver que j’avais compris. Je contemplais les graffitis, comme d’habitude. Sur les wagons des trains et sur les murs, sur les barrières et les vieux bâtiments. Les artistes créaient des motifs séquentiels, à la manière des flip books. Des maillages d’un bleu et vert éclatant, tubulaires, grimpant la colline et culminant en orange et jaune avant de replonger en teintes rouges et dorées et s’élevant à nouveau en bleu et noir, la course infinie du soleil. La ville, un spectacle perceptible seulement à grande vitesse, mais nous étions toujours bloquées dans la circulation. Neuf kilomètres entre l’aquarium et notre appartement, qui pouvaient parfois prendre une demi-heure.

Alaskan Way devenait East Marginal Way South, un nom bien moins romantique. Difficile de rêver d’un voyage. Si notre trajet de retour était une croisière, l’une des escales serait le Northwest Glacier, constitué non pas de vastes étendues de pentes gelées mais d’immenses baies de béton prêt à l’emploi, de sable et de gravier, et de silos d’un blanc crayeux.

Nous habitions près de Boeing Field, un aéroport qui ne menait nulle part. Nous étions dans le couloir aérien de tous les avions d’essai, qu’ils soient au point ou non. Les commerces du quartier consistaient en un Sawdust Supply, fournisseur de copeaux de bois, des magasins de pneus, un surplus militaire, un fast-food Taco Time, des revendeurs de tracteurs, de couches, de caoutchouc, de hamburgers et de systèmes d’éclairage. Tout autour de nous, on trouvait surtout du béton qui s’étirait sur des kilomètres, aucun arbre, des parkings gigantesques, utilisés ou non, mais vous ne le remarquiez pas en arrivant à notre appartement. Nous avions vue sur les parkings du département des Transports, des piles toujours changeantes de cônes orange et de tonneaux en plastique, de barrières de sécurité jaunes, de blocs en béton modulables, des camions de toutes sortes, mais les huit bâtiments de notre résidence étaient entourés d’arbres, ils étaient aussi coquets que ceux des quartiers riches de la ville. Des logements sociaux aux grandes baies vitrées, aux couleurs pastel et aux barrières en bois joliment ouvragées. Et la police y patrouillait en permanence.

Dès que nous entrions dans l’appartement, ma mère s’affalait sur son lit en poussant un gros soupir et elle me laissait m’allonger sur elle. Des relents de cigarette dans ses cheveux bien qu’elle ne fume pas. Une odeur de fluides hydrauliques. La montagne douce et puissante de son corps sous moi.

Mon lit, dit-elle. J’aimerais ne plus jamais quitter mon lit. J’adore mon lit.

Comme dans Charlie et la chocolaterie.

Tout à fait. On s’installerait tête-bêche et on vivrait ici.

J’avais passé les mains sous ses aisselles et glissé mes pieds sous ses cuisses, je m’accrochais. Aucun poisson-grenouille ne s’était jamais fixé à un rocher avec autant de puissance. Cet appartement, notre propre aquarium.

Ta vieille mère a un rendez-vous galant ce soir.

Non.

Si, désolée ma salamandre.

À quelle heure ?

Sept heures. Et faudra que tu dormes dans ta chambre, des fois que ta mère ait un coup de bol ce soir.

Tu ne les aimes même pas.

C’est vrai. C’est souvent le cas. Mais qui sait ? On tombe parfois sur un homme bien, de temps à autre.

Il s’appelle comment ?

Steve. Il joue de l’harmonica.

C’est son boulot ?

Ma mère éclata de rire. Tu imagines toujours le monde meilleur qu’il n’est, ma puce.

Comment tu l’as rencontré ?

Il est informaticien, il répare les systèmes informatiques et il est venu régler un truc au boulot. Il a déjeuné là-bas, il a joué Summertime à l’harmonica alors j’ai mangé avec lui.

J’aurai le droit de le rencontrer ?

Bien sûr. Mais il faut d’abord qu’on dîne. Qu’est-ce que tu veux ?

Des saucisses réchauffées à l’eau du robinet.

Ma mère s’esclaffa encore. Je fermai les yeux et restai à cheval sur son dos tandis qu’il s’élevait et s’abaissait.

Elle finit pourtant par rouler sur le flanc, comme à son habitude, et elle m’écrasa afin de me faire lâcher prise. Je ne me décrochai pas avant que mes poumons ne soient complètement vidés, puis je lui tapai l’épaule comme un catcheur Big Time.

C’est l’heure de la douche, lança-t-elle.

STEVE n’avait pas la dégaine d’un informaticien. Il était fort, comme ma mère. Large d’épaules. Tous deux portaient une chemise noire et un jean.

Salut toi, me dit-il d’un ton si joyeux que je ne pus contenir un sourire, même si j’avais prévu d’être méchante. Tu dois être Caitlin. Moi, c’est Steve.

Tu joues de l’harmonica ?

Steve sourit comme si j’avais mis à jour un de ses secrets. Il avait une moustache noire qui lui donnait l’air d’un magicien. Il tira un harmonica argenté de sa poche de chemise et le tendit afin que je le voie.

Joue quelque chose.

Qu’est-ce que tu voudrais ?

Un truc marrant.

Un chant marin, alors, dit-il d’une voix de pirate. On pourra danser un coup. Il joua un air de marins joyeux avec une attaque lente, il tapa du pied, puis de l’autre, tourna et accéléra tandis que ma mère et moi nous joignions à lui, bras dessus, bras dessous, et il se mit à sautiller et à bondir comme une grenouille dans notre salon, et je me sentais folle de joie, je criais, ma mère cherchait à me faire taire sans se départir de son sourire. Une joie enfantine et insouciante qui explosait comme un soleil, et j’aurais voulu que Steve reste avec nous pour toujours.

Ils partirent pourtant, ils me laissèrent en nage, excitée, sans rien d’autre à faire que d’errer dans l’appartement, désœuvrée.

Je détestais que ma mère me laisse seule. Parfois, je lisais un livre ou je regardais la télé. Je voulais un aquarium, mais ils coûtaient trop cher et nous n’avions pas le droit d’en avoir un car il risquait de se casser, d’inonder l’appartement du dessous et de causer plusieurs milliers de dollars de dégâts. Rien n’était vivant dans notre appartement. Des murs blancs et nus, des plafonds bas, des lumières crues, si désolé en l’absence de ma mère. Le temps, un élément sur le point de se figer. Je m’assis par terre contre un mur, la moquette grise s’étirait, et j’écoutai le cliquetis métallique de la lampe au-dessus de moi. Je ne lui avais même pas demandé quel était son poisson préféré. Je posais cette question à tout le monde.

Nous habitions près de Boeing Field, un aéroport qui ne menait nulle part. Nous étions dans le couloir aérien de tous les avions d’essai, qu’ils soient au point ou non. Les commerces du quartier consistaient en un Sawdust Supply, fournisseur de copeaux de bois, des magasins de pneus, un surplus militaire, un fast-food Taco Time, des revendeurs de tracteurs, de couches, de caoutchouc, de hamburgers et de systèmes d’éclairage. Tout autour de nous, on trouvait surtout du béton qui s’étirait sur des kilomètres, aucun arbre, des parkings gigantesques, utilisés ou non, mais vous ne le remarquiez pas en arrivant à notre appartement. Nous avions vue sur les parkings du département des Transports, des piles toujours changeantes de cônes orange et de tonneaux en plastique, de barrières de sécurité jaunes, de blocs en béton modulables, des camions de toutes sortes, mais les huit bâtiments de notre résidence étaient entourés d’arbres, ils étaient aussi coquets que ceux des quartiers riches de la ville. Des logements sociaux aux grandes baies vitrées, aux couleurs pastel et aux barrières en bois joliment ouvragées. Et la police y patrouillait en permanence.

Dès que nous entrions dans l’appartement, ma mère s’affalait sur son lit en poussant un gros soupir et elle me laissait m’allonger sur elle. Des relents de cigarette dans ses cheveux bien qu’elle ne fume pas. Une odeur de fluides hydrauliques. La montagne douce et puissante de son corps sous moi.

Mon lit, dit-elle. J’aimerais ne plus jamais quitter mon lit. J’adore mon lit.

Comme dans Charlie et la chocolaterie.

Tout à fait. On s’installerait tête-bêche et on vivrait ici.

J’avais passé les mains sous ses aisselles et glissé mes pieds sous ses cuisses, je m’accrochais. Aucun poisson-grenouille ne s’était jamais fixé à un rocher avec autant de puissance. Cet appartement, notre propre aquarium.

Ta vieille mère a un rendez-vous galant ce soir.

Non.

Si, désolée ma salamandre.

À quelle heure ?

Sept heures. Et faudra que tu dormes dans ta chambre, des fois que ta mère ait un coup de bol ce soir.

Tu ne les aimes même pas.

C’est vrai. C’est souvent le cas. Mais qui sait ? On tombe parfois sur un homme bien, de temps à autre.

Il s’appelle comment ?

Steve. Il joue de l’harmonica.

C’est son boulot ?

Ma mère éclata de rire. Tu imagines toujours le monde meilleur qu’il n’est, ma puce.

Comment tu l’as rencontré ?

Il est informaticien, il répare les systèmes informatiques et il est venu régler un truc au boulot. Il a déjeuné là-bas, il a joué Summertime à l’harmonica alors j’ai mangé avec lui.

J’aurai le droit de le rencontrer ?

Bien sûr. Mais il faut d’abord qu’on dîne. Qu’est-ce que tu veux ?

Des saucisses réchauffées à l’eau du robinet.

Ma mère s’esclaffa encore. Je fermai les yeux et restai à cheval sur son dos tandis qu’il s’élevait et s’abaissait.

Elle finit pourtant par rouler sur le flanc, comme à son habitude, et elle m’écrasa afin de me faire lâcher prise. Je ne me décrochai pas avant que mes poumons ne soient complètement vidés, puis je lui tapai l’épaule comme un catcheur Big Time.

C’est l’heure de la douche, lança-t-elle.

STEVE n’avait pas la dégaine d’un informaticien. Il était fort, comme ma mère. Large d’épaules. Tous deux portaient une chemise noire et un jean.

Salut toi, me dit-il d’un ton si joyeux que je ne pus contenir un sourire, même si j’avais prévu d’être méchante. Tu dois être Caitlin. Moi, c’est Steve.

Tu joues de l’harmonica ?

Steve sourit comme si j’avais mis à jour un de ses secrets. Il avait une moustache noire qui lui donnait l’air d’un magicien. Il tira un harmonica argenté de sa poche de chemise et le tendit afin que je le voie.

Joue quelque chose.

Qu’est-ce que tu voudrais ?

Un truc marrant.

Un chant marin, alors, dit-il d’une voix de pirate. On pourra danser un coup. Il joua un air de marins joyeux avec une attaque lente, il tapa du pied, puis de l’autre, tourna et accéléra tandis que ma mère et moi nous joignions à lui, bras dessus, bras dessous, et il se mit à sautiller et à bondir comme une grenouille dans notre salon, et je me sentais folle de joie, je criais, ma mère cherchait à me faire taire sans se départir de son sourire. Une joie enfantine et insouciante qui explosait comme un soleil, et j’aurais voulu que Steve reste avec nous pour toujours.

Ils partirent pourtant, ils me laissèrent en nage, excitée, sans rien d’autre à faire que d’errer dans l’appartement, désœuvrée.

Je détestais que ma mère me laisse seule. Parfois, je lisais un livre ou je regardais la télé. Je voulais un aquarium, mais ils coûtaient trop cher et nous n’avions pas le droit d’en avoir un car il risquait de se casser, d’inonder l’appartement du dessous et de causer plusieurs milliers de dollars de dégâts. Rien n’était vivant dans notre appartement. Des murs blancs et nus, des plafonds bas, des lumières crues, si désolé en l’absence de ma mère. Le temps, un élément sur le point de se figer. Je m’assis par terre contre un mur, la moquette grise s’étirait, et j’écoutai le cliquetis métallique de la lampe au-dessus de moi. Je ne lui avais même pas demandé quel était son poisson préféré. Je posais cette question à tout le monde.

JE trouvai le vieil homme si proche de la vitre qu’il semblait aspiré dans le bassin. Bouche bée, regard incrédule.

Un poisson-main, dit-il. Un poisson-main rouge. Ça ressemble encore moins à des nageoires que celles du poisson-grenouille d’hier.

C’était un bassin haut et étroit pour les hippocampes, où de fines colonnes d’algues leur permettaient de s’accrocher. Mais au fond, dans la roche sombre se trouvait une petite grotte aux bords ourlés d’une matière minérale, scintillante, dorée, et postés en sentinelles à l’entrée, deux poissons à pois roses, leurs lèvres peintes en rouge comme des enfants qui auraient essayé pour la première fois d’appliquer du rouge à lèvres, exactement l’air que j’avais quand j’avais moi-même essayé, le visage barbouillé de rouge.

Regarde-moi ça, lança le vieil homme. On dirait qu’il est accoudé à une fenêtre.

C’était vrai. Leurs mains peintes d’un rouge aussi vif que leurs lèvres, et l’un d’eux avait posé une main sur le rebord, l’autre levée sur le côté comme si la grotte était une fenêtre et qu’il s’accrochait afin de nous regarder de plus près. Des petits yeux rouges alertes, l’air méfiant, un nez rouge dressé au bout d’une tige. Des moustaches rouges pendantes, du rouge encore à l’extrémité de sa nageoire dorsale, l’arête de son dos, mais quelques taches seulement qui lui donnaient des airs de clown affublé d’une chemise de nuit rose. Son épouse devant la grotte, étendue sur leur pelouse violette, curieuse herbe marine.

C’est quoi, les perles dorées ? demandai-je. Des œufs ?

Je vois de quoi tu parles. Je crois, oui. Je crois qu’ils protègent leurs œufs et on a l’air de vouloir leur en voler quelques-uns.

J’ai déjà déjeuné, moi.

Le vieil homme rit. Eh bien, je n’oublierai pas de le leur préciser, alors.

Le poisson-main ouvrit la bouche comme s’il s’apprêtait à dire quelque chose, puis il la referma. Ses coudes se plièrent sur le rebord de la fenêtre.

On dirait qu’ils n’ont pas d’écailles, dis-je. Et qu’ils sont couverts de transpiration.

Ils n’ont pas dormi de la nuit, dit le vieil homme. Pour protéger leurs œufs. Ces hippocampes, là, on ne peut pas leur faire confiance.

Nous levâmes les yeux vers les frondes vert pâle où les hippocampes étaient maladroitement suspendus, de guingois. Des corps d’armure assemblés en couches successives, une matière semblable à des os. Inadaptés à la nage.

C’est quoi, l’intérêt des hippocampes ? demandai-je.

Le vieil homme se posta devant eux, béat, comme devant son dieu. Je me souviens de cette expression. Tellement différente des adultes que je connaissais. Son esprit n’était pas sur des rails. Il était prêt à se laisser surprendre, à s’arrêter d’un instant à l’autre, prêt à envisager ce qui se profilait ensuite, peu importe ce qui l’attendait.

Je crois qu’il n’y a pas de réponse à cette question, dit-il enfin. Ce sont les meilleures questions, celles qui restent sans réponse. Je n’arrive pas à imaginer comment les hippocampes ont pu être créés, et pourquoi ils ont une tête de cheval terrestre, ni la raison de cette symétrie improbable. Aucun cheval ne verra jamais d’hippocampe, aucun hippocampe ne verra jamais de cheval, et rien ni personne n’aurait peut-être jamais fait le rapprochement, et même si nous admettons aujourd’hui cette symétrie, quel est l’intérêt ? Ce sont des questions tout à fait pertinentes.

C’est en os, toutes ses crêtes ?

Le vieil homme parcourut le texte descriptif à côté du bassin. Voyons voir. Hé, ils conseillent de chercher des hippocampes pygmées sur les coraux cornés. Ils devraient être rouges et blancs.

Nous nous approchâmes. Au-dessus de la grotte des poissons-mains s’élevaient des branches de corail tachetées de poussière pâle et de verrues roses, mais aucun hippocampe en vue.

Je ne vois rien, dis-je. Rien que des coraux.

Ils ne mesurent que deux centimètres, dit-il.

C’est minuscule.

C’est alors que je l’aperçus. Des verrues trop roses, trop éclatantes et trop propres, pas de taches poussiéreuses. Le double tour d’une queue minuscule enroulée à une branche pareille à un serpent en verre miniature. Le ventre rebondi et la tête chevaline, un petit point noir en guise d’œil, et l’ensemble couvert de ces bosses roses, imitation du corail.

J’en ai trouvé un, dis-je. Je remarquai aussitôt l’ombre derrière lui, un deuxième hippocampe pygmée dans une position identique, comme si toute chose devait avoir un double afin d’exister.

Où ça ? demanda-t-il, mais je ne pouvais plus parler.

Ah, dit-il. Je l’ai vu, moi aussi.

Un être d’ombre, sans chair. Aussi cassant que le corail. Suspendu dans le néant. L’un des hippocampes était à moi, sa présence identifiée, et l’autre était autre.

Je n’aime pas le deuxième, dis-je. Le deuxième me file les jetons.

Pourquoi ? Il ressemble pas mal au premier. Ou elle, ou je ne sais pas quoi. Comment on sait si c’est un mâle ou une femelle ?

Je ne peux pas rester ici.

Des créatures vivantes faites de pierre. Aucun mouvement. Et une perte de repères terrifiante, le monde capable de s’étendre ou de se contracter. Cette minuscule tête d’épingle noire en guise d’œil, l’unique porte d’entrée débouchant sur un univers bien plus immense.

Je m’éloignai à vive allure, longeant bassin après bassin de pression augmentée et de couleurs tamisées, de formes distordues. Des enceintes avaient été installées dans chaque bassin et, en cet instant, tout m’était insoutenable, les poissons-perroquets qui déchiquetaient le corail, le cliquetis des crevettes, les pépiements des pingouins. Des sons démesurément amplifiés, le déplacement de quelques grains de sable pareil à celui de rochers.

Je m’arrêtai devant le plus grand bassin, une paroi entière bleu pâle et floue, rassurante, sans le moindre bruit. Le mouvement lent des requins, un mouvement identique depuis cent millions d’années. Les requins tels des moines, la répétition des jours, des cercles infinis, nul autre désir que celui de ce mouvement régulier. Des yeux devenus opaques, nul besoin de voir. Nul habit chamarré mais vêtus de gris et de blanc sur le ventre. Vus d’en haut, ils auraient pu se confondre avec le plancher marin. Vus d’en dessous, ils auraient pu se confondre avec le ciel.

Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda le vieil homme. Il était agenouillé près de moi. Il était gentil.

Je ne sais pas, dis-je. Et c’était la vérité. Je n’en avais aucune idée. Rien qu’une panique enfantine en moi, et je pense à présent que c’était dû au fait que je n’avais que ma mère. Je n’avais qu’une seule personne au monde, elle représentait tout, et quelque part, cette silhouette d’ombre, ce double dans le bassin de corail m’avait donné à voir avec quelle facilité je pourrais la perdre. Je faisais sans cesse des cauchemars dans lesquels elle était sous une grue au port, et un énorme conteneur fendait les airs au-dessus de sa tête. Nous savons que les poissons montent toujours la garde, cachés à l’entrée d’une grotte ou dans les algues, ou accrochés au corail afin de se rendre invisibles. Leur fin peut arriver de tous côtés, d’un instant à l’autre, une bouche plus grande qui jaillit de la pénombre et tout est aussitôt terminé. Mais n’en est-il pas de même pour nous ? Un accident de voiture à n’importe quel moment, une crise cardiaque, une maladie, un conteneur qui se détache et tombe du ciel, ma mère en contrebas qui ne lève même pas les yeux, qui ne voit ni ne sent rien, juste la fin.

Le vieil homme me posa la main sur l’épaule. Tout va bien, dit-il. Tu es en sécurité.

Je me souviens de ses paroles. Il m’avait dit que j’étais en sécurité. Il avait toujours les mots qu’il fallait. Je l’étreignis alors, mes bras enroulés autour de son cou. J’avais besoin de m’accrocher à quelqu’un. Ses cheveux secs comme de l’herbe, les os de ses épaules, rien de doux, une armure pareille à celle d’un hippocampe, et laid aussi, mais je m’accrochai à lui comme à ma propre branche de corail.

MA mère, ce soir-là, était fatiguée. Elle s’allongea sur le canapé et je me blottis contre elle, et nous regardâmes la télé, surtout des pubs. De retour dans notre aquarium, aussi territoriales et facilement repérables que les poissons. Nous n’avions que quatre cachettes dans ce bassin : le canapé, le lit, la table et la salle de bains. Si vous regardiez dans ces quatre endroits, vous étiez sûrs de nous y trouver. Les murs blancs et nus virant au bleu dans le halo de la télé, à peine différents du verre. Un plafond bas au-dessus, si bien que nous ne pouvions ni sauter ni nous échapper. Le bruit d’un filtre et d’une pompe, celui de la chaudière qui nous maintenait à bonne température. La seule question était de savoir qui était de l’autre côté, à nous observer.

Tu vas épouser Steve ?

Oh là. Tout doux, ma cow-girl.

Mais tu l’aimes bien.

Oui, oui c’est vrai.

Alors pourquoi tu l’épouserais pas ?

Je me tournai pour regarder ma mère qui me dévisageait, elle aussi.

Tu veux un père ?

Je ne répondis pas. Nous avions déjà eu cette conversation et elle m’attirait toujours des ennuis, sans que je sache pourquoi.

Écoute, dit-elle. Il y a des choses que les adultes appellent des attentes, ce qui signifie qu’on n’obtient jamais ce qu’on veut, et d’ailleurs, on ne l’obtient pas justement parce qu’on en a envie. Voilà comment ça fonctionne, si je veux vraiment Steve, si je veux l’épouser, il s’enfuira. Si je ne veux pas de lui, il restera dans les parages et on n’arrivera plus à s’en débarrasser. Et ça se vérifiera d’autant plus que tu es là, parce que devenir père, ça implique bien davantage que de devenir un époux. Donc si tu veux que Steve devienne ton père, il s’enfuira. Mais si tu peux juste apprécier sa présence parce qu’il est marrant, alors peut-être qu’il restera avec nous un moment.

Ça n’a aucun sens.

C’est vrai. Ça n’a aucun sens. Bienvenue dans le monde adulte, tu y entreras bientôt. Je travaille pour pouvoir travailler davantage. J’essaie de ne rien désirer dans l’espoir d’obtenir quelque chose. Je m’affame pour être moins et plus. J’essaie d’être libre pour pouvoir être seule. Et tout ça n’a aucun intérêt. Cette partie-là, ils ont oublié de la préciser.

C’est qui, ils ?

Les diablotins maléfiques qui dirigent le monde. Qui sait ? Ne m’oblige pas à discuter de tout ça. Contente-toi de regarder la télé. Je suis fatiguée.

Pardon.

C’est bon. Ce n’est pas de ta faute. Ne me laisse jamais te donner l’impression que mes problèmes sont de ta faute. Ce n’est pas le cas.

D’accord.

Ma mère parlait rarement ainsi. Je voulais réparer le monde pour elle, faire en sorte que tout ait un sens. Elle était bonne et forte, elle aurait dû obtenir tout ce qu’elle voulait. Elle m’embrassa le sommet du crâne, m’attira contre elle et je me blottis plus profondément encore.

Je ne regardai pas la télé. J’observai les murs, la lumière vacillante. Toutes les couleurs se muaient étrangement en nuances de bleu, comme si l’air n’était en réalité que de l’eau. Et pourquoi tous les poissons n’étaient-ils pas bleus, d’une palette fonçant du blanc-bleu au bleu-noir à mesure qu’ils vivaient plus en profondeur ? Pourquoi les poissons étaient-ils jaune vif ou rouges ? Ils se cachaient, alors pourquoi ces taches et ces motifs éclatants ?

Où est-ce que tu as grandi ?

Caitlin. Tu sais que je n’aime pas repenser à tout ça.

Mais tu n’en parles jamais.

C’est vrai.

C’était ici, à Seattle ?

Oui.

Et c’était dans une pièce comme celle-ci ?

Non. Enfin, c’était peut-être le même genre de pièce mais ce qui compte, ce sont les personnes qui s’y trouvent et celles qui ne s’y trouvent pas, et non la pièce elle-même. Même si d’ailleurs la pièce n’avait rien à voir avec celle-ci.

Alors, raconte-moi.

Non.

Pourquoi ?

Parce que ça suffit qu’ils aient fichu ma vie en l’air. Ils n’ont pas le droit de toucher à la tienne.

Qu’est-ce qui s’est passé ?

Caitlin.

D’accord.

Nous n’avions pas de famille. Absolument personne. À l’école, tout le monde avait une famille. Ils n’avaient pas de père, pour la plupart, mais ils avaient des oncles, des tantes, des grands-parents et des cousins. Et presque tous les poissons évoluaient par paires, voire davantage. Bien qu’en y repensant, la majorité des poissons de l’aquarium n’évoluaient que par deux, parfois même seuls, comment était-ce possible ? Ce n’était sans doute pas le cas dans l’océan.

La planète entière, un océan. J’aimais imaginer cela. Quand je m’endormais chaque soir, je m’imaginais au fond, à des milliers de lieues de profondeur, le poids de toute cette eau, mais je glissais au-dessus du sable, à la manière d’une raie manta, planant sans bruit et sans poids sur les plaines infinies qui plongeaient dans des canyons sans fond d’un noir plus sombre encore et s’élevaient ensuite en flèches et en plateaux, et je pouvais me trouver n’importe où sur cette planète, au large du Mexique, de Guam ou sous l’Arctique ou jusqu’en Afrique, tout ça dans un seul et même élément, partout chez moi, des ombres de part et d’autre, glissant aussi, de larges ailes silencieuses, aveugles, mais senties, identifiées.

AVEC M. Gustafson, nous œuvrions aux préparatifs de Noël. Une grande confusion régnait à ce sujet car nous préparions également Hanoucca, le nouvel an chinois et Diwali, et un truc coréen, dont aucune des dates ne correspondait, et nous savions tous que nous organisions Noël sans être autorisés à le dire. Tout était rouge et vert, on lisait partout Joyeuses Fêtes. C’était la dernière année où nos notes ne comptaient pas vraiment, aussi pouvions-nous travailler à nos projets artistiques en toute liberté. Je fabriquais un renne en papier mâché avec Shalini, qui était originaire de New Delhi, alors nous réalisions un renne de Diwali, bien que Diwali soit passé depuis un mois déjà, le 3 novembre. La date variait d’une année sur l’autre en fonction de la lune.

Ajoute de l’eau à la pâte, dit Shalini. Elle était autoritaire.

Notre renne était une déesse du nom de Lakshmi Rudolph, elle portait un chapeau que nous comptions peindre en doré. Elle accorderait à tout le monde richesse et beauté, que les autres rennes le permettent ou non. Elle aurait un nez rouge, elle aussi, mais peut-être pas de bois, qui étaient compliqués à fabriquer en papier mâché de toute façon.

Shalini arborait une écharpe dorée et j’éprouvais une intense jalousie. Elle apportait de chez elle de délicieux déjeuners dans des Tupperware quand je me contentais des repas servis à la cantine. Des patates presque chaque jour, des légumes vapeur et une viande indéfinie avec de la sauce, bien que je n’aime pas la viande. Je comptais devenir végétarienne comme Shalini quand je serais grande, et je ne mangeais jamais de poisson.

Shalini avait aussi le droit de mettre du parfum, ce que ma mère trouvait ridicule pour des enfants de douze ans.

Laisse-moi sentir tes poignets, dis-je.

Tu me demandes toujours ça.

J’aime bien.

Elle leva un poignet vers moi. Son joli bras lisse et brun, j’approchai mon nez de son poignet, fermai les yeux, et inspirai un autre monde. Des choses que je ne pouvais nommer, épicées et sucrées.

Ta mère devrait t’autoriser à mettre du parfum.

Elle ne le fera jamais.

Allez, Caitlin et Shalini, on s’active, dit M. Gustafson. Rudolph n’a toujours pas de pattes.

Lakshmi Rudolph, dis-je, mais M. Gustafson avait déjà porté son attention sur le traîneau.

Shalini retroussa son nez en un groin de cochon. Elle disait toujours que M. Gustafson ressemblait à un cochon, et il était vrai que le bout de son nez semblait coupé un peu trop court si bien qu’on voyait les orifices noirs de ses narines. Chaque professeur de l’école avait un surnom d’animal. M. Callahan, le blaireau, Mlle Martinez, la tortue. Aucun n’avait un surnom de poisson.

Lakshmi Rudolph avait encore un poitrail trop fin et des pattes en fil métallique nu, mais sa tête et sa couronne étaient jolies, ainsi que sa croupe et sa petite queue dont nous comptions peindre l’extrémité en blanc. Shalini s’affairait sur les côtes.

Parle-moi de ta famille, dis-je.

Tu me poses toujours des questions sur ma famille.

Parle-moi du mariage avec les deux éléphants qui a duré tant de jours, et les centaines d’invités.

C’était en Inde. Tu devrais venir passer la nuit chez moi.

Youpi !

D’accord. Je vais demander à ma mère.

IL n’y avait presque plus de neige dehors. Tout était détrempé, chaque parcelle de pelouse inondée, de la bouillie dans les caniveaux, rubans noirs. Même l’asphalte et les bâtiments semblaient gorgés d’eau. Les nuages penchés en avant, gris et plus gris encore, aucune teinte de blanc. J’étais l’une des rares piétonnes. Tout le monde se déplaçait en voiture.

East Yesler Way ne paraissait pas appartenir à la ville. Bordée d’ensembles d’appartements à un étage, dont les jardins à l’avant ressemblaient davantage à des arrière-cours, jonchés pour certains de jouets en plastique, de linge et de meubles à l’abandon, mais la plupart bien entretenus derrière leurs grilles métalliques. Des fumeurs debout dans le froid me regardaient passer. La rue paraissait finalement faire partie de la ville. Mais pas du centre-ville, bien que nous en soyons proches.

Presque chaque jour, quelqu’un déménageait ou emménageait. Et ça pouvait être n’importe qui, n’importe quelle race, n’importe quel âge, avec ou sans enfants. Cette longue rue comme un immense hôtel, construit pour le rêve de personne. Je n’aimais pas East Yesler Way car personne n’y avait vraiment sa place, mais je n’empruntais jamais aucune autre rue, j’ignore pourquoi. J’avais un itinéraire, une route définie, aussi instinctive que les requins décrivant des cercles à la manière des moines. Je me sentais en sécurité, au moins, dans mon épaisse veste, et personne ne m’embêtait, ce qui me paraît incroyable quand j’y repense aujourd’hui. J’ai fait une recherche sur Google et j’ai découvert que le taux de criminalité dans cette rue surpasse de six fois la moyenne nationale, et presque de six fois pour les vols de voiture. Je songe à ma mère et aux professeurs de l’école qui me laissaient arpenter cette rue chaque jour, et je suis envahie d’une rage qui ne m’abandonnera jamais car elle naît d’un vertige creux, en suspens. Je me sens étourdie de peur pour la fillette que j’étais, et comment est-ce possible ? Je suis là. Je suis en sécurité. J’ai un travail. J’ai trente-deux ans. J’habite dans un quartier plus convenable. Je devrais pardonner et oublier.

L’unique raison qui me poussait à parcourir cette rue chaque après-midi, c’était le bleu au bout, la mer visible car nous nous trouvions sur une colline. Ce bleu était la promesse de l’aquarium. Une allée menant à un sanctuaire. J’aurais pu m’inscrire à une activité périscolaire, mais je choisissais délibérément d’aller voir les poissons. Ils étaient les émissaires d’un univers plus vaste. Ils représentaient les possibles, une sorte de promesse.

Une fois franchi le pont de la voie rapide, le centre-ville commençait. La pente déclinait lentement, de grands immeubles en formes de cales enfoncées dans le flanc de la colline, se cachant dans leurs grottes. Voûtés pour se protéger, comme si une menace monumentale nageait dans les cieux au-dessus. Au bout, un gratte-ciel courageux au toit pointu essayait de ne pas paraître trop tendre. La ville entière, un récif de corail fait d’un réseau interminable de petites cellules. J’imaginais chacune d’elles comme un polype, une créature invertébrée, une bouche à tentacules dressée vers le ciel trouvant un endroit où se poser et excrétant son exosquelette, une fine couche de béton, pour s’y fixer à jamais, agitant ses tentacules à chaque pleine lune afin de relâcher ses gamètes, des créatures féeriques faites de lumière, chacune d’elles une nouvelle cellule flottant dans les airs, cherchant un endroit où s’accrocher et prospérer à son tour.

Ainsi la ville grandissait sans fin, mais pourquoi ici ? Ce n’était ni Bali, ni le Belize. Le froid, la pluie incessante, le vent, le ciel couvert et sombre. Je n’ai jamais compris pourquoi Seattle. Nous avions des orques et des îles magnifiques que je n’avais jamais vues, l’archipel de San Juan, mais pourquoi cette ville ?

Je longeais le terminal des ferries, les grands ferries vert et blanc qui voguaient jusqu’à ces îles, et je rêvais que ma mère soit libre, qu’elle ait de l’argent et que l’on puisse partir sur l’eau, vers le nord. Nous ne nous arrêterions jamais, nous voyagerions à travers le monde, vers le Japon et les Philippines, d’île en île, nous apprendrions la plongée, nous contemplerions chaque récif.

Je passais devant des bateaux-pompes et des yachts privés, ceux-là mêmes qu’on trouvait toujours à quai, jamais utilisés, dans une attente permanente, propriétés de gens riches qui ne partaient jamais non plus, piégés quelque part dans la ville. Le parc en bord de mer, puis l’aquarium. J’avais un abonnement à l’année mais on m’y reconnaissait toujours, je n’étais jamais obligée de le présenter à l’entrée. Je franchissais la porte comme si j’étais chez moi.

Je le retrouvai devant le bassin le plus sombre, dans un coin, seul, scrutant à travers ce qui aurait pu être une fenêtre vers les étoiles, un noir infini et froid, seuls quelques rares points lumineux. Suspendu dans ce néant comme une petite constellation, le poisson-fantôme, improbable.

Une feuille d’arbre donnant naissance à des étoiles, chuchotai-je de crainte que le moindre son fasse disparaître le poisson.

Oui, répondit le vieil homme dans un murmure. Exactement. Je n’aurais pas mieux dit. Parfois, j’ai du mal à croire que tu aies douze ans. Tu devrais devenir ichtyologiste. C’est ce que tu es.

Un corps de petites feuilles vertes, veiné, très fin, ses nageoires peintes d’une lumière générée ailleurs, mais de son œil jusqu’à son long museau, une éruption de galaxies sans source étrangère, nées au cœur du poisson lui-même. Une fissure dans le tissu du monde, un passage dans lequel chuter sans fin.

C’est mon poisson préféré, dis-je en chuchotant toujours. Je demande à tout le monde quel est leur poisson préféré, et j’espère à chaque fois qu’ils répondront le poisson-fantôme.

Eh bien, c’est mon préféré, maintenant, après ce que tu m’as dit. Le vieil homme lut le panneau au-dessus du bassin. Poisson-fantôme Randall Halimeda.

Un léger frémissement de nageoire et le poisson se détourna, devint presque invisible, si fin, suspendu dans le vide. Certains jours, j’attendais ici sans jamais le voir, rien qu’un bassin sombre presque vide, une paroi de roche noire dans l’ombre, quelques algues mornes au fond, un camouflage qu’il n’utilisait jamais, comme s’il savait que tout n’était que mise en scène, qu’aucun prédateur ne viendrait jamais. Ce bassin n’avait parfois aucun intérêt et devenait soudain éblouissant.

Bon, dit le vieil homme. Quand on a vu ça, ça devient difficile de s’intéresser aux autres. Je dois l’admettre, je suis surpris de voir combien de poissons n’ont pas l’air de poissons. Une feuille d’arbre qui donne naissance à des étoiles, c’est exactement ça, et tu ne verras jamais un truc pareil dans ton assiette.

Je ne mange pas de poisson, dis-je.

Non, non. Je ne devrais pas, moi non plus. Je vais arrêter.

Je les aime trop.

Oui.

C’était quoi, votre poisson préféré jusqu’à aujourd’hui ?

Je suis originaire de Louisiane. C’était il y a longtemps. Il y a des poissons-chats géants, là-bas, des poissons incroyables qui vivent dans la boue. Ils n’en mettraient jamais dans cet aquarium, ici. Le monde réel est bien trop grand.

À quoi ils ressemblent ? Je n’ai vu que des poissons-chats normaux, et quelques-uns tropicaux de l’Amazone, des blancs à taches noires.

Ceux-là sont assez ordinaires. Le dos foncé, noir ou brun, un air rustre, quelques taches mais pas de motifs récurrents. Le ventre blanc, un blanc obscène qui ressemble à de la graisse. On dirait presque des têtards, des bébés grenouilles avec leur ventre si gros et rond, et le reste du corps n’est qu’une longue queue bien plus fine. Et ça n’a pas l’aspect de la chair. On dirait du beurk gluant, cette matière qui compose les grenouilles. Mais ils peuvent parfois peser une centaine de kilos, ils sont plus grands qu’un homme et bien plus épais. Avec des moignons en guise de nageoires pectorales, pareils à des bras atrophiés. De longs tendons blancs autour du grand trou qui leur tient lieu de bouche.

Ça a l’air affreux. Pourquoi c’était votre préféré ?

Parce qu’ils rendent accessibles l’existence des dinosaures. Si tu observes assez longtemps un de ces gros poissons-chats, si tu l’imagines barbotant dans une rivière boueuse et peu profonde, tu peux presque voir une patte énorme de dinosaure s’abattre dans l’eau. Tu peux revenir cent millions ou deux cents millions d’années en arrière et frôler le monde avant notre existence. Les poissons-chats sont des reliques de ce monde-là.

Je veux en voir un.

Eh bien, peut-être qu’un jour on ira en Louisiane ensemble.

Je veux y aller maintenant.

Moi aussi. On pourrait voyager, voir beaucoup de choses ensemble. Le Mexique, peut-être, regarder les raies manta faire des saltos arrière.

C’est vrai ?

Ouais. Elles jaillissent de l’eau et font des sauts périlleux. Tu n’en croirais pas tes yeux. Des raies manta gigantesques, et on peut en voir cinquante, parfois cent d’un coup. La mer de Cortez.

Promettez-moi que vous m’y emmènerez.

Oui.

STEVE vint dîner chez nous, son harmonica dans la poche de son T-shirt. J’attendais qu’il joue, mais ma mère m’avait fait promettre de bien me conduire et de ne rien demander. Imagine que t’es une balane, avait-elle dit. T’es une balane, tu profites juste de l’eau, tu manges peut-être un peu de plancton, mais tu ne bouges pas, tu ne demandes rien.

Je restai donc collée à ma chaise, enfouie dans ma coquille en carbonate de calcium, et je laissai sortir mon petit fouet que j’agitais doucement dans le courant afin de glaner des choses intéressantes, mais ce n’était jusqu’à présent que d’ennuyeuses conversations d’adultes sans aucun intérêt.

Nous mangions des hamburgers, la spécialité de ma mère. Elle mélangeait des oignons verts et de la viande hachée avec des œufs et des morceaux de bacon. C’était son bacon caché. Et puis elle ajoutait d’épaisses lamelles de bacon sur le sommet, et une bonne dose de sauce barbecue. De la salade de pommes de terre en accompagnement, des chips goûts barbecue et des cornichons, et une boisson gazeuse à l’orange. Elle appelait ça le dîner-pique-nique et j’en savourais chaque bouchée car j’allais bientôt être végétarienne.

Steve était jovial. Il n’était pas gros, comme la plupart des gens joviaux, mais quand il riait, il gigotait sur sa chaise comme s’il était gros. Et ce que disait ma mère n’était même pas drôle. Il portait sa serviette à deux mains vers sa bouche pour essuyer la sauce barbecue, bien que ce soit une petite serviette en papier, et on voyait alors à quel point il avait de gros biceps. Il portait un T-shirt noir sans motif. Rien que ses gros biceps veinés qui se contractaient à chaque mouvement, puis se détendaient.

C’est quoi, ton poisson préféré ? lâchai-je enfin. Je ne pouvais pas y aller par quatre chemins. Ils allaient parler sans moi toute la soirée, sinon.

Caitlin, dit ma mère.

C’est rien, dit Steve. Mon poisson préféré. Il y en a tellement. Ta mère m’a dit que tu allais tous les jours à l’aquarium.

Oui.

Et c’est quoi, ton poisson préféré, là-bas ?

Je t’ai posé la question en premier.

Steve s’adossa à la chaise et émit son rire jovial et remuant. Ça faisait un moment que j’avais pas entendu ça, dit-il. Ça me ramène droit en cour de récré.

Alors ?

Très bien, dit-il. J’ai bossé plusieurs étés sur des bateaux de pêche en Alaska et mes poissons préférés, c’était les flétans.

J’aime bien les flétans.

Ils sont plutôt cool.

Alors pourquoi c’est ton poisson préféré ?

Ma mère me donna un petit coup de pied sous la table et m’adressa un sacré regard. Fais la balane, n’oublie pas, dit-elle.

Allez, dis-je. Explique-moi.

D’accord. Je les aime bien parce qu’ils ont les deux yeux du même côté de la tête, l’un au-dessus de l’autre, et l’autre côté de son visage est aveugle, sans yeux, toujours enfoui dans la vase ou le sable, tourné vers rien du tout. J’aime bien ce côté aveugle, le concept dans son entier. Ça révèle quelque chose à notre sujet, je trouve.

Très profond, dit ma mère en lui jetant une serviette en papier roulée en boule.

Ça me plaît bien, dis-je.

Les flétans étaient mes poissons préférés pour une autre raison, dit Steve. Je pensais qu’ils naissaient avec un œil de chaque côté de la tête. Qu’ils nageaient normalement, comme n’importe quel autre poisson, comme les saumons. Mais ils atteignaient la puberté et un œil migrait vers l’autre côté de leur visage, leur mâchoire se tordait en une grimace et ils ne voyaient plus clair, ils étaient contraints de se cacher au fond.

Hum, dit ma mère.

Oh, pardon, dit Steve.

Non, je trouve ça super que tu parles de puberté à ma fille de douze ans, hein.

Pardon.

C’est bon. Tant que c’est des histoires de poissons, ça ne la dérange pas.

Je ne comprends pas pourquoi on en fait tout un foin, dis-je.

Exactement, dit ma mère. Et j’espère que tu ne le comprendras pas pendant encore un an ou deux.

Et toi, Sheri, dit Steve à ma mère, c’est quoi, ton poisson préféré ?

Je n’ai jamais l’occasion d’entrer dans l’aquarium. Je me contente de la récupérer là-bas. Être parent, c’est un peu être à la tête d’un service d’aide à la personne : taxi, pressing, cuisine, ménage, aide aux devoirs, écoute psychologique, excursions.

Tu dois bien en avoir un préféré, non ?

Je n’ai pas le temps d’avoir des préférences. Je travaille, je m’occupe de Caitlin, point final.

Désolée, dis-je.

Non. Non. Mon Dieu, vous devez penser que je suis un monstre, tous les deux, une mère horrible. Je t’aime, ma puce, et j’aime tout ce qu’on fait ensemble. Je dis juste que je n’ai pas le temps de me consacrer à autre chose.

Steve avait levé sa serviette à deux mains, l’air de vouloir s’essuyer la bouche, mais il s’était figé.

Pardon, dit ma mère. Tu dois te demander pourquoi tu sors avec moi.

Alors déjà, t’es bien foutue. C’est une première bonne raison. Steve lâcha son rire remuant et ma mère sourit malgré elle. Et tu peux te battre contre des conteneurs et des grues, c’est pratique. Des fois que je sois poursuivi un jour par des conteneurs.

Ma mère lui asséna un tendre petit coup de poing dans le biceps.

Mais c’est quoi, ton poisson préféré ? demandai-je.

Peut-être un souvenir d’enfance, proposa Steve.

Elle n’en parle jamais, dis-je.

Oh.

Ouah, dit ma mère. Il n’y a donc pas de fond à cette soirée, je vais continuer à m’enfoncer pendant tout le dîner ? D’accord, un poisson. Je dois bien réussir à trouver un poisson. Je vois un supermarché, le rayon poissonnerie, mais j’imagine que tu ne veux pas quelque chose sur de la glace ou emballé dans du plastique.

Steve rit. C’était l’homme le plus sympa qu’elle ait jamais ramené à la maison. Avec le recul, je comprends qu’il était tombé sous son charme dès le début, il était absolument sous le charme.

Très bien. On vivait dans un endroit merdique. Une bicoque au bord de l’autoroute, de l’eau suintait du plafond. Je n’en dirais pas plus. Mais juste à côté, sur le même terrain pourri, il y avait une famille japonaise. Les Asiatiques ont la réputation d’être riches, mais pas ceux-là. Je ne sais pas ce qui avait cloché en cours de route. Mais l’homme s’est mis à creuser une fosse, je croyais qu’ils allaient faire rôtir un cochon. On pensait qu’il était peut-être hawaïen. Mais il a installé une bâche, des rochers et des plantes, et il a fait une mare où il a mis quatre carpes koï.

Ça devait être joli, dit Steve.

Une perle dans une cuvette de chiottes, dit ma mère. L’une des koï était orange et blanche, les couleurs se mêlaient en un tourbillon et je l’avais appelée Angel. L’homme avait posé une chaise en bois à côté de la mare pour que je puisse m’y asseoir. Il ne l’utilisait jamais. Il restait toujours debout. Mais il avait installé la chaise pour moi. Je ne lui ai jamais parlé, je ne l’ai pas remercié. Je m’en veux tellement, aujourd’hui. On était vraiment racistes, à l’époque. C’était le début des années 1970, j’avais à peu près ton âge. Mais il m’a offert un endroit où m’évader. J’allais toujours m’asseoir là-bas, souvent sous la pluie, et je regardais Angel glisser dans sa mare minuscule comme si elle possédait un véritable palace. J’aimais l’idée que la pluie ne la touche jamais. Je voyais les gouttes sur la surface. Elle s’inclinait légèrement quand elle mangeait mais le reste du temps, elle flottait juste sous la surface, à l’abri, loin de tout.

Steve et moi restâmes muets, assis en silence, et ma mère baissa les yeux vers la table, perdue dans une autre époque, je me souviens d’avoir pensé qu’elle me ressemblait, comme si j’avais déjà vécu, plus de vingt ans auparavant.

STEVE passa la nuit chez nous. J’entendais leurs respirations et les petits cris de ma mère, comme si elle était blessée, mais je savais qu’il me fallait rester dans ma chambre sans faire de bruit. Ma mère m’avait maintes fois expliqué que certaines parties de sa vie n’appartenaient qu’à elle. J’avais installé mes trois oreillers, un palace d’oreillers, une sorte de nid ou de grotte, et je m’y étais enfoncée.

Le lendemain matin, Steve prépara des toasts à la cannelle, un plat nouveau. Du beurre, puis du sucre et de la cannelle. Il déposa une tranche à plat sur mon assiette, et en coupa une autre en deux diagonales pour créer quatre petits triangles avec lesquels il fit une pyramide.

Toast égyptien, annonça-t-il. Avec de la cannelle du Nil.

Y a quoi comme poissons, dans le Nil ?

Les poissons-pharaons, dit Steve en arquant les sourcils. Il se pencha tout près et chuchota afin que ma mère n’entende pas. Ils ont des écailles en marbre rose, très lourdes, et des nageoires en or.

Ça n’existe pas, un poisson comme ça.

Tu es déjà allée au bord du Nil ?

Non.

Eh bien moi, j’ai vécu là-bas, au fond du fleuve. Ne le dis pas à ta mère. Les poissons-pharaons se rassemblaient dans le lit comme pour former un jardin doré. Ils avaient des grosses lèvres mais n’ouvraient jamais la bouche. Ils étaient très silencieux. Ils veillaient sur l’or dont hériterait le prochain pharaon.

Comment c’est possible que je n’aie jamais entendu parler des poissons-pharaons ?

Eh bien, voilà, tu les connais maintenant, et il faut que ça reste un secret entre nous, à cause de l’or. Il y a cinq mille ans, quelqu’un a parlé et les plus gros poissons ont été condamnés à quitter le fleuve et à s’enfoncer dans le sable, espérant s’y cacher. Les grandes pyramides, c’est leurs nageoires qui jaillissent du sable. C’étaient les plus gros poissons-pharaons.

J’éclatai de rire et lui assénai un petit coup de poing comme le faisait ma mère. Un poisson aussi gros, ça n’existe pas, dis-je. Le plus gros poisson du monde, c’est le requin baleine.

Maintenant, oui, dit-il. Pas à l’époque.

JE fus déconcentrée toute la matinée à l’école, à cause des poissons-pharaons. Je savais que Steve les avait inventés de toutes pièces, mais j’adorais l’idée de leurs nageoires en or et de leurs écailles en marbre rose, je les imaginais attendre dans le lit du fleuve, le ventre dans le sable.

Shalini, dis-je. Il faut qu’on fabrique un poisson-pharaon.

Le cours d’art plastique venait de débuter et Shalini avait déjà préparé des bandelettes de journal destinées à réaliser les pattes de Lakshmi Rudolph.

C’est quoi, un poisson-pharaon ?

Ils ont des écailles roses et des nageoires dorées.

J’ai déjà vu des poissons dorés. Mais il me semble que c’était bouddhiste.

Tu les as vus où ?

Sur des bas-reliefs en Inde, je crois. Tu peux en acheter en plastique ou en ballons.

Les gens leur adressent des prières ?

Il me semble, oui.

Alors c’est ça, ma religion. Je suis bouddhiste.

Shalini rit. Tu ne peux pas te contenter de choisir une nouvelle religion comme ça.

Il y avait deux manières de construire une forme en papier mâché, avec une armature en fil métallique ou avec des ballons, et nous avions des longs ballons fins, aussi en gonflai-je un avant de le recouvrir des bandelettes de Shalini. J’imaginais d’immenses temples aux autels en forme de poissons, et j’en deviendrais la prêtresse. J’arborerais un maquillage rouge, des lèvres et des sourcils dorés.

Qu’est-ce que c’est que ça, Caitlin ? demanda M. Gustafson.

Il semblait essoufflé à force de se démener dans la salle de classe. Ses narines palpitaient fort.

Un poisson doré. Il aura des écailles roses et des nageoires dorées.

Restons concentrés sur notre travail. Ce serait bien que Rudolph ait des pattes, hein, et qu’il puisse tirer le traîneau.

Mais le poisson doré, c’est pour ma religion. Je suis bouddhiste.

Tu es bouddhiste ?

Oui.

Caitlin.

C’est vrai.

Qu’est-ce que ta mère dirait de ça ?

Elle dirait que je suis bouddhiste. Je suis végétarienne et je prie le poisson doré, et je deviendrai peut-être prêtresse.

Caitlin. Tu manges à la cantine. Je sais que tu n’es pas bouddhiste. Et n’a-t-on pas déjà bien assez de religions comme ça ? On a encore besoin de quelques chrétiens.

Je vénère le poisson doré. C’est lui, mon dieu.

D’accord, très bien. Vénère ton poisson. Je vais aller faire un moulage de mes fesses en papier mâché et je prierai devant.

  1. Gustafson s’éloigna pour tenter de sauver le traîneau. Il avait mis quatre élèves à la tâche, mais l’engin ressemblait à une clôture où s’accrochaient des déchets soufflés par le vent, un peu comme dans une décharge.

T’es dans le pétrin, me murmura Shalini à l’oreille, tout près. Elle était folle de joie. Tous les petits poils de ma nuque se hérissèrent et j’eus la chair de poule. Shalini arrivait à me faire frissonner, comme si mon corps était une cloche qu’on venait de frapper.

À L’AQUARIUM, je retrouvais le vieil homme qui observait un poisson-fantôme argenté grognon.

Visage éclatant tordu en une grimace, tête carrée, nageoires de dentelle transparente. Chacun de ses mouvements, un spectacle, un vol féerique. Je l’avais déjà contemplé auparavant et je craignais toujours que les autres poissons ne lui dévorent les nageoires. C’était la raison pour laquelle il semblait si mécontent, pensais-je. Il n’avait nulle part où se cacher. Il dérivait sans cesse dans les parcelles à découvert.

Il vient de Méditerranée, dit le vieil homme. Très élégant. De sang royal, sans doute.

C’est peut-être pour ça qu’il est malheureux.

Je n’ai jamais pensé que les riches étaient malheureux. Je crois qu’ils nous claquent la porte au nez et que, derrière, ils rient à gorge déployée.

Vous avez vu la photo ? demandai-je.

Oui.

Il est presque aussi gros que le plongeur. Je n’arrive pas à imaginer qu’un poisson aussi petit puisse atteindre une telle taille. Et il circule comme ça, à la verticale dans l’eau. Ça m’échappe, comment c’est possible qu’il ne se fasse pas manger tout de suite ?

Les pauvres ne comprennent jamais rien, dit le vieil homme. Ils s’entre-dévorent. Ce serait si simple de tuer tous les riches. Ils sont si peu nombreux. Mais on ne le fait jamais.

Les tuer ?

Pardon. Je ne ferai jamais de mal à personne, bien sûr. Mais ça te semble juste, à toi, d’être pauvre ?

Non.

Alors voilà. Ça ne me dérange pas si un autre poisson grignote les nageoires de celui-là. Il ressemble à un directeur, avec son visage carré et luisant, sa bouche. Je vois même qu’en anglais, on l’appelle un dealfish, et justement, n’est-ce pas ce que font les directeurs, des deals et des marchés monnayant la vie des autres ?

Le vieil homme se détourna du bassin et traversa l’allée vers l’endroit où les truites semblaient en lévitation dans un courant invisible, toutes orientées dans le même sens, nageant vers nulle part.

Difficile de se sentir emballé devant les poissons d’eau douce, dit-il. Ils sont exactement comme nous, rien d’exotique. Des bâtons et des pierres, le froid, blottis en groupes à frissonner. On est en train de regarder les bonnes gens de Seattle, là.

J’aimerais bien que les gens ressemblent à ça, dis-je.

Ha. Tu as raison. Ce serait un progrès.

Les yeux des truites paraissaient en alerte, toujours, comme si le moindre mouvement soudain risquait de les faire déguerpir. Des bouches sur le point de parler, juste entrouvertes.

J’aimerais bien qu’elles puissent parler.

Que diraient-elles ?

Je contemplai les truites. Revenez, répondis-je enfin. Rejoignez-nous. Faites attention.

Le vieil homme lâcha un petit rire. L’eau est froide, dit-il d’une voix de truite. Quelqu’un pourrait monter le chauffage ? Et si vous nous jetiez un peu de maïs, hein ?

Et du pain, ajoutai-je. Des toasts à la cannelle. Ma mère a un nouveau copain, il s’appelle Steve. Il m’a préparé des toasts à la cannelle, ce matin.

Ta mère a beaucoup de copains ?

Quelques-uns.

Et comment elle est, avec ses copains ?

Je n’en sais rien.

Elle est heureuse ?

Je crois.

Hmm. J’espère qu’elle est heureuse.

Je n’aimais pas parler de ma mère avec le vieil homme. Il ne l’avait jamais rencontrée. Je m’éloignai vers les loutres. Elles me remontaient toujours le moral. J’appuyai le front contre la vitre froide et les regardai courir et glisser les unes sur les autres.

Pas le moindre souci, dit-il. Il m’avait suivie. Elles ne vivent que pour jouer.

Des corps sombres et luisants, si lisses et si rapides, qui s’entrelaçaient, bondissaient hors de l’eau et couraient en appui sur leurs pattes. Elles ne ressemblaient à aucune autre créature. Les pingouins n’en étaient pas très éloignés, peut-être, mais ce n’était pas franchement ça non plus. Je rêvais d’être une loutre bien plus qu’un poisson-fantôme. Créer de nouveaux amas d’étoiles n’avait aucun intérêt si c’était pour finir seul.

HEURES sup’, dit ma mère quand je montai dans la voiture.

D’accord, dis-je mais je n’étais pas ravie. Je voulais rentrer à la maison, dîner et dormir. Tous les matins, nous nous réveillions à cinq heures pour partir à six car la journée de ma mère commençait à sept heures.

Nous roulâmes dans Alaskan Way sous la pluie, traversâmes Harbor Island et le West Seattle Bridge vers West Marginal Way Southwest. Patrie des conteneurs. En piles partout, rouges, bleus et blancs.

Les couleurs du drapeau, dis-je.

Quoi ?

Je viens juste de me rendre compte que les conteneurs sont tous de la couleur du drapeau. Et les bateaux sont rouges ou bleus sur la coque, et blancs au-dessus, et les grues sont rouges.

Tu as raison, dit ma mère. Je n’avais jamais remarqué. Bien vu. Noir sur les côtés de la coque, un peu de vert et de gris sur les conteneurs, mais ouais, dans l’ensemble, c’est un immense drapeau. Ta mère est Betsy Ross1.

Il faisait sombre à notre arrivée, phares allumés, l’air strié. De grands projecteurs, plus haut, illuminaient le ciel qui semblait tomber. Ma pluie préférée.

Ça va durer tard, dit ma mère. Jusqu’à minuit. Alors voilà dix dollars pour aller au camion de frites quand tu auras faim. Je viendrai te voir à ma pause, vers neuf heures, dix heures au plus tard.

Ma mère avait plusieurs taches d’huile sur les joues. Sa queue-de-cheval était aplatie par le casque. Sois sage et ne t’éloigne pas. Elle m’embrassa, attrapa son casque et s’élança au pas de course sur l’asphalte.

Les heures sup’ avaient lieu deux à trois fois par semaine, mais on était toujours prévenues en dernière minute. Ma mère acceptait invariablement car c’était une manière de mettre un peu d’argent de côté. Un salaire et demi, soit presque quinze dollars de l’heure.

Je restais assise un moment dans la voiture à écouter le cliquetis du moteur qui refroidissait et le tintement de la pluie sur le toit. La banquette devenant froide à son tour, les vitres embuées. Des lumières jaunes intermittentes sur les grues plus petites tandis qu’elles trouvaient un emplacement à chaque conteneur, des lumières rouges plus haut sur les grues qui surplombaient l’eau et déchargeaient les bateaux. Une lumière blanche pour chaque petite cabine contenant une personne. Ma mère, une des silhouettes d’ombre noire au sol, sans lumière.

Je me demandais toujours ce que recelaient les conteneurs. Venus du monde entier, renfermant tout et rien. Des douaniers toujours présents dans leurs Jeeps flambant neuves, à surveiller, à ouvrir les portes en acier et à allumer leurs lampes torches.

La voiture trop froide, à présent, je franchis avec prudence les flaques jusqu’à la rampe d’accès à la salle d’accueil. Un accès handicapé, mais qui viendrait ici en fauteuil roulant ? Un bureau préfabriqué éclairé par des néons, une fine moquette grise et des murs nus. Des chaises en plastique, plusieurs panneaux d’affichage et trois douaniers qui touillaient leur café dans un coin en parlant à voix basse.

À l’autre bout, un petit bureau où travaillait une secrétaire pendant la journée, mais personne la nuit. Je les connaissais toutes, à force de passer du temps ici pendant les vacances scolaires. Darla, qui appréciait mes dessins et me parlait toujours, Liz, qui n’aimait pas les enfants, Mary, qui écoutait de la musique et ne m’entendait jamais, et quelques autres encore. Il y avait d’autres bureaux préfabriqués à côté de celui-ci et tout le monde circulait en portant des papiers, des mugs de café et des vestes imperméables.

Je m’installai pour la longue attente. J’avais mes devoirs, qui n’étaient pas nombreux, j’ouvris pourtant la fermeture Éclair de mon cartable et en sortis mon livre de maths. Des fractions et des pourcentages. M. Gustafson nous avait appris à mettre en scène des histoires personnelles afin de résoudre chaque problème. Si dix personnes constituaient une famille, et que ma mère et moi n’étions que deux, alors nous formions un cinquième de famille. Si un requin nageait dans un ban de quarante poissons et qu’il en mangeait dix pour cent, il manquait quatre poissons.

Tu as un parent ici, ou un tuteur ?

C’était l’un des douaniers. Il me scrutait de toute sa hauteur, son café à la main. Cheveux courts, assez vieux. Un pistolet à la hanche.

Laisse-la tranquille, Bill, dit un autre.

Tu as quel âge ?

J’ai douze ans, dis-je. Cet homme me faisait peur. Il voulait causer du tort à quelqu’un. C’était évident.

Où est ton parent ou ton tuteur ?

Ma mère fait des heures sup’.

Mère célibataire ?

Bill. Lâche l’affaire.

Bill les ignora et garda les yeux rivés sur moi. Comment elle s’appelle ?

Sheri Thompson.

Sheri Thompson. Tu lui diras de passer me voir. Inspecteur Bigby.

J’étais tétanisée. Il était comme un chien, à l’affût et prêt à mordre. La peau rougeâtre, tannée, rasée mais les trous noirs de chaque poil visibles. Puis il tourna les talons, les autres se mirent à rire et ils sortirent.

Le préfabriqué pareil à un bassin à poissons, éclairé d’en haut, sauf qu’à l’aquarium, ils prenaient garde aux espèces qu’ils mettaient ensemble. Ils n’auraient jamais laissé un Bill entrer ici. La vraie vie ressemblait davantage à l’océan, où n’importe quel prédateur pouvait surgir d’un instant à l’autre.

J’étais incapable de faire mes devoirs. Je ne pouvais pas me concentrer. Je rangeai le livre de maths et restai assise là, seule, des heures durant, craignant de bouger, écoutant la pluie sur le toit et les moteurs diesel des grues. J’avais peur que Bill revienne, peur aussi qu’il soit dehors à chercher ma mère. J’ignorais ce qu’il ferait s’il la trouvait. J’ignorais si nous avions des ennuis.

Quand ma mère arriva enfin, je me précipitai vers elle.

Elle me souleva dans ses bras, chose qu’elle ne faisait plus.

Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle. Qu’est-ce qui ne va pas ?

J’essayai de répondre mais je pleurais dans son cou, des vagues d’horribles sanglots incontrôlables.

Elle me reposa à terre. Caitlin, il faut que tu me racontes, tout de suite.

L’inspecteur Bigby, dis-je. Il a demandé si j’avais un parent, et il veut te voir. C’est un des douaniers.

Ma mère regarda par la fenêtre comme s’il pouvait être en train de nous observer en cet instant.

Son prénom, c’est Bill et il est méchant, et ils rigolaient tous.

Viens avec moi tout de suite, dit-elle. On va à la voiture. Marche vite.

J’attrapai mon cartable et nous nous ruâmes sous la pluie, à la vue de tous. Des projecteurs puissants.

Je m’engouffrai à l’intérieur et ma mère tint la portière. Je dois prévenir le contremaître qu’on rentre, dit-elle. Je reviens tout de suite.

Ne t’en va pas, dis-je. Je lui ai donné ton nom.

Tout va bien, Caitlin. Tout ira bien.

Ma mère s’élança sous la pluie sans avoir quitté son casque. J’avais peur qu’elle ne revienne pas. Bill la ferait monter dans sa nouvelle Jeep et l’emmènerait en prison alors qu’elle n’avait rien fait de mal, et je ne la verrais plus jamais. Enfermée quelque part.

Elle s’absenta un long moment. Des aiguilles de pluie sur le toit de la voiture, des lumières éclatantes dans la pénombre qui avait englouti ma mère.

Mais elle revint enfin, et nous traversâmes les docks au pas jusqu’au portail où elle arrêta la voiture et tendit sa carte d’identité, puis nous fûmes libres, de retour sur West Marginal Way Southwest en direction du pont.

Une fois à la maison, ma mère se gara devant l’appartement, coupa le moteur et s’affaissa sur le volant.

Je suis désolée, dis-je.

Non, ma puce, dit-elle, calme-toi. Ce n’est pas de ta faute. Et ça ne se reproduira plus jamais. Je crois qu’il y a une loi qui m’interdit de te laisser seule sans adulte. Alors je ne ferai plus d’heures sup’. On s’en sortira quand même. J’aurai assez pour le loyer, la nourriture et l’essence, et toi, tu as ton abonnement à l’aquarium. Je peux payer l’eau et le chauffage. On n’aura rien de plus, c’est tout. Je vais résilier le téléphone et la télé, si c’est possible.

On arrivera quand même à mettre un peu de côté ?

Ma mère rit. Ma puce. Tu m’écoutes un peu trop. Tout ira bien. Je ne garderai plus d’argent pour ma retraite ni pour tes études universitaires. C’est ce que je voulais dire, quand je parlais de mettre un peu de côté. Peut-être économiser pour acheter une maison, mais ça n’aurait pas été possible de toute façon. Tu pourras quand même aller à l’université. Il faut juste que tu travailles bien à l’école, d’accord ?

PENDANT le cours d’art plastique, je fabriquai un inspecteur Bigby en papier mâché. Je n’utilisai pas de ballon de baudruche car j’avais prévu d’y enfoncer un paquet d’aiguilles. Je roulai un papier journal en boule que j’entourai ensuite de bandelettes humides. Je comptais lui peindre un visage rouge et un uniforme blanc.

Et qu’est-ce que c’est ? demanda M. Gustafson.

C’est l’inspecteur Bigby.

Il fait partie du panthéon bouddhiste ?

Quoi ?

C’est un de tes dieux bouddhistes, comme le poisson doré ? Va-t-il voyager sur le traîneau ?

Non.

Alors ?

Je déchiquetai l’inspecteur Bigby en miettes, arrachai les morceaux de journal et les laissai tomber au sol. Puis j’éclatai en sanglots. C’était plus fort que moi.

Parfait, dit M. Gustafson. Il ne manquait plus que ça. Shalini, peux-tu emmener Caitlin pleurer aux toilettes ?

Tout le monde me dévisageait. Je gardai la tête baissée tandis que Shalini me conduisait par la main. Je voyais ses bracelets dorés, des anneaux qui glissaient et tintaient, et nous nous échappâmes dans le couloir vers les toilettes.

Nous avions douze ans. Elle n’avait aucune parole réconfortante à m’adresser, elle ne pouvait pas me dire que tout irait bien. J’étais incapable de lui expliquer ce qui clochait. Mais je me souviens m’être tenue devant le miroir, les yeux rouges, et qu’elle s’était postée derrière moi et m’avait serrée contre elle. Elle s’était pressée contre mon dos, bras contractés, le visage enfoui contre mon cou, le souffle de sa respiration. Ses cheveux si noirs à côté des miens, blonds, dans le reflet du miroir. C’est l’image la plus distincte qu’il me reste de nous, à cause de ce miroir débile, et mon visage qui s’affaisse en une grimace d’autoapitoiement, comme n’importe quel enfant qui se regarde pleurer.

LE vieil homme comprit aussitôt. Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il.

Je l’avais trouvé au repos sur un banc près des méduses. Je m’assis et m’appuyai contre lui, et il passa le bras autour de mes épaules.

Tout va bien, dit-il.

L’odeur froide de son manteau. Il venait sûrement d’arriver. Très peu de visiteurs, aujourd’hui, des couloirs sombres et chauds et humides et intimes. Bondés en été, mais qui pouvait bien aller à l’aquarium en décembre ?

Vous saviez que les méduses ne sont pas des poissons ? demandai-je.

Ça semble assez logique, dit le vieil homme. Mais je ne le savais pas vraiment, en fait.

Et elles existent depuis cinq cents millions d’années, peut-être même sept cents millions d’années. Elles sont plus anciennes que tout.

Je me cachai contre le vieil homme et regardai les méduses monter et descendre. Le pouls lent de la vie, fait à partir de rien, d’un autre monde.

Je n’arrive pas à me représenter sept cents millions d’années, dit-il enfin. Ça n’évoque rien pour moi. Quatre ou cinq fois plus ancien que les dinosaures, mais qui peut imaginer avant les dinosaures, avant les requins ? C’est comme essayer d’imaginer, eh bien, je ne sais pas quoi. L’Amérique du Sud devait être reliée à l’Afrique, sans doute, et qui sait, aucun oiseau. Tu peux imaginer le monde sans oiseaux ? Et rien n’avait encore appris à ramper. Il devait y avoir des plantes, je pense, mais quel genre de plantes ? Y avait-il même des plantes ? Peut-être quelques fougères ?

Il n’y avait pas de plantes, dis-je. Aucune plante sur terre.

Mince alors.

J’aimerais bien qu’on ait une méduse cubozoaire, dis-je.

Pourquoi ?

Elles ont quatre cerveaux et vingt-quatre yeux, dont deux qui seraient peut-être capables de voir.

Comment ça ? Tous ses yeux ne voient pas ?

Ils sentent simplement la lumière, les yeux des méduses. Mais les cubozoaires voient peut-être un peu. Une méduse, ce serait le premier être vivant à avoir vu quelque chose.

Où est-ce que tu as appris tout ça ?

C’est Fish Mike.

Quoi ?

Il donne des conférences ici, une semaine sur deux. La dernière parlait des méduses.

Et qu’est-ce qu’il a dit d’autre ?

Que d’ici cent ans, la plupart des poissons auront sans doute disparu et il ne restera à nouveau que les méduses. Il a dit de profiter des poissons tant qu’il y en a parce que c’est notre dernière chance de les voir.

Je n’arrive toujours pas à croire qu’il n’y avait aucune plante, dit le vieil homme. J’imagine un monde de roc et de mer, rien d’autre, rien que les rochers et l’eau, et le seul organisme vivant dans la mer, c’est les méduses. Elles ont la planète entière pour elles seules. Et j’apprends maintenant qu’elles vont récupérer la planète, comme si le temps faisait machine arrière. Tu n’as que douze ans mais ce que tu as dit aujourd’hui, c’est plus étonnant que ce que j’ai entendu pendant toute ma vie, tu le sais ?

Je me redressai et regardai le vieil homme. Je pensais qu’il se moquait de moi mais il ne riait pas. Il semblait sérieux. Il posa la main sur ma tête, comme le faisait parfois ma mère.

Caitlin, dit-il. J’ai tellement de chance d’être ici, avec toi.

Je savais qu’un truc ne tournait pas rond. Même à douze ans, je savais qu’on ne rencontre jamais un vieil homme au hasard, comme ça. Mais j’avais besoin de lui, aussi ignorai-je tous les détails un peu louches. Je me blottis à nouveau contre lui, son bras autour de moi, et je contemplai les méduses dans leurs lentes pulsations infinies, battement de cœur avant même qu’existe le cœur, et je sentis ma vie soudain possible. Le vieil homme avait dit que j’étais étonnante, et en cet instant, j’eus le sentiment de pouvoir devenir ce que je voulais.

Alors, qu’est-ce qui ne va pas ? demanda le vieil homme. Pourquoi es-tu perturbée, aujourd’hui ? Tu peux me raconter.

Je ne savais comment lui parler de l’inspecteur Bigby. Il ne s’agissait pas d’un simple homme. Il faisait partie d’une menace plus vaste, ma mère qu’on m’arracherait, et j’ignorais si nous avions fait quelque chose de mal. J’avais juste peur, mais j’avais peur de tout.

Je suis désolé, dit-il. Caitlin. Tu respires fort. Tu vas bien ? Tu fais une crise d’angoisse ?

Je ne pouvais pas répondre.

Caitlin. Il faut que tu te calmes.

Il posa la main sur ma poitrine.

Mon Dieu, ton cœur bat la chamade. Dis-moi quelque chose, je t’en prie.

Le vieil homme me lâcha et se leva. Je n’ai jamais été doué pour ce genre de choses, dit-il. Je suis désolé, je dois y aller. Il partit à cet instant, d’un pas rapide pour un vieil homme, il s’enfuyait et on aurait dit qu’il gravissait une colline, que le sol s’inclinait, et que je glissais vers le fond.

S’il vous plaît, dis-je mais ma voix était si affaiblie. Je me retrouvai seule dans cet étroit couloir sombre, tombée dans les abysses, et je me recroquevillai sur le banc, observant les méduses au-dessus. Des cercles de lumière, des lunes vivantes. Mon cœur fait de pierre, noir et dur, mais les méduses étaient faites d’une matière plus calme, rassurante. Une dérive lente et interminable, amorcée si longtemps auparavant. Elles étaient magnifiques, et si on les regardait suffisamment longtemps, on pouvait croire qu’elles n’étaient faites que pour la beauté.

Nous en savons tant sur l’acidification des océans, alors je devrais haïr les méduses, messagères de tout ce que nous avons détruit. De mon vivant, les récifs auront fondu, se seront dissous. D’ici la fin du siècle, presque tous les poissons auront disparu. L’héritage tout entier de l’humanité ne consistera qu’en une seule chose : une ligne de substance visqueuse et rouge sur la chronologie paléo-océanographique, une époque sans coquille de carbonate de calcium qui s’étirera sur des millions d’années. La triste étendue de notre stupidité est accablante. Mais quand je contemple une méduse lunaire, sa constellation en ombrelle qui pulse dans la nuit infinie, je me dis que tout ira bien, peut-être.

MA mère était capable de vivre sans perspectives d’avenir. C’était sans doute sa plus grande qualité, le fait qu’elle ne désespérait jamais. Et elle savait comment me remonter le moral. Ce soir-là, au lieu de rentrer à la maison, nous sortîmes manger une pizza avant d’aller au cinéma, et ce n’était pas un rendez-vous avec Steve. J’avais ma mère pour moi toute seule.

La pizza contenait des cœurs d’artichauts, comme des méduses devenues opaques et jaunies, échouées sur une plage de pâte.

J’ai regardé les méduses, aujourd’hui, dis-je à ma mère.

Comment va la vie, pour elles ? Des changements notables ?

Maman.

Ma mère souriait. Elles ont remarqué qu’elles vivaient dans un bassin ?

C’est peut-être les premiers organismes vivants à avoir vu quelque chose. Depuis la nuit des temps.

Comment ça ?

Rien d’autre ne pouvait voir. Il y avait la planète entière et rien ne pouvait la voir.

C’est cool, je dois bien l’admettre. T’es un sacré numéro, Caitlin. Je n’y avais encore jamais réfléchi, à la planète avant qu’un être vivant puisse la voir. Il pouvait tout aussi bien n’y faire jamais jour, pas de lumière.

Ouais.

Et c’est alors que les méduses ont ouvert les yeux.

Ouais.

Je les imagine comme des chiens endormis sur un tapis, affalés, et soudain, l’un d’eux dresse la tête et regarde autour de lui.

Maman.

Désolée. Je ne suis pas fana de poissons comme toi. Je ne conçois pas le monde à travers les poissons. Je vois des chiens.

On pourrait avoir un chien ?

Caitlin. Tu sais bien que tu es allergique.

J’en veux un quand même.

Ça, c’est bien ma fille. Je suis exactement pareille. J’ai toujours voulu ce que je ne pouvais pas avoir. Mais l’astuce, c’est de se concentrer sur sa pizza et de savourer le sel et le fromage. Et puis on ira regarder notre film, et on ira dormir. Ferme les yeux et savoure le sel et la graisse.

J’essayai. Je fermai les yeux et me concentrai sur le sel, la graisse et l’huile, et c’était bon. Je n’étais qu’une bouche dans l’obscurité.

JE ne regardai que quelques rares passages du film. Je contemplais surtout la lumière changeante sur les balcons au-dessus de nous, de larges formations rocheuses sur une paroi marine s’étirant vers la surface invisible. Nous étions enfoncées dans la grotte la plus profonde, l’endroit le plus en sécurité dans le banc le plus grand, tous suspendus à la verticale comme les couteaux, mais pas à l’envers. Le toit au-dessus de nous, une autre grotte. Tous les yeux rivés vers l’extérieur, vers une étendue infinie, l’océan à perte de vue, les rideaux aux plis lourds sur les murs pareils à des vagues de lumière opaque dans les profondeurs, semblant se rapprocher invariablement. Les visages autour de moi exprimant tous les mêmes émotions en même temps, maintenant entre eux un espace parfait, des éclats de joues lorsqu’ils tournaient la tête et disparaissaient à nouveau dans la pénombre. Des sons de mastication tandis qu’ils se nourrissaient sur le récif, dévorant en permanence sans cesser d’observer.

Exactement comme quand je regardais la télé avec ma mère, à la maison, sauf que nous étions à présent au milieu d’un banc plus grand. Deux ou deux cents, il n’y avait aucune différence. Tous silencieux, à observer, regardant dehors vers la lumière, dans l’attente. Et la mer elle-même, immuable. Les bruits amplifiés, résonnant, et seul le son marquait l’écoulement du temps.

Déjà enfant, j’avais le sentiment qu’il n’y avait aucune raison à l’existence des poissons ni des personnes. Le banc pouvait se constituer de cent quatre-vingt-dix-neuf spécimens au lieu de deux cents, et cela n’avait aucun impact sur l’océan, aucun impact ni sur le son, ni sur le temps, ni sur la lumière. Je disparaissais sans cesse. Dans ce cinéma, j’apparaissais, je disparaissais et réapparaissais sans aucun impact, et le rocher au-dessus de moi demeurait constant, tout comme l’air informe. J’essayais d’imiter ma mère, goûter le sel, la graisse, l’huile, et à présent, regarder les motifs de lumière avant de m’endormir, mais je n’arrivais jamais à m’immerger totalement. Je n’étais jamais capable de trouver mon chemin, quel que soit le bassin.

Nous rentrâmes à la maison dans le noir, notre voiture, la plus petite des grottes, le halo des compteurs éclairant le visage de ma mère. Évoluant à une vitesse improbable, comme si nos roues n’étaient plus en contact avec le sol. Ma mère encore perdue dans le film. Elle m’avait attrapé la main dans les moments intenses ou tristes. Je ne crois même pas qu’elle en avait eu conscience. L’immersion lui venait naturellement.

De retour à la maison, elle était fatiguée et silencieuse, et nous allâmes simplement nous coucher. Elle ne m’obligea pas à aller dormir dans ma chambre, mais son lit aurait tout aussi bien pu mesurer des centaines de mètres de large. La liberté de la pizza et du cinéma était terminée. Il n’y avait plus que son épuisement et une nouvelle journée de labeur éreintant au terme d’un sommeil trop court.

Trop vite, nous fûmes à nouveau dans la voiture, roulant dans l’obscurité vers le nord à travers des faisceaux de lumière, un courant imposant qui nous entraînait tous vers une lueur plus éclatante. Seattle posée au fond de l’océan, une énorme étoile de mer aux crêtes étincelantes entremêlées d’interstices noirs. Un halo bioluminescent attirant tout autour d’elle, les lumières individuelles des avions dans les profondeurs, pareils à des baudroies. Leurs corps invisibles, des silhouettes rôdant dans la pénombre, le froid, et aucun son. Rien de connu.

Il m’était possible de croire que le jour ne poindrait jamais. La lumière du soleil semblait impossible, et malvenue. La ville bien plus belle dans la pénombre. J’étais emmitouflée dans mon manteau et ma capuche pour me protéger du froid, et j’aurais pu dériver ainsi avec ma mère pendant un temps infini, mais elle me déposa sur le trottoir devant l’école Gatzert, me dit de passer une bonne journée, ma puce, et me déposa une bise qui m’effleura à peine la joue. Elle respirait profondément, à moitié endormie, chaque souffle une sorte de soupir. Puis elle disparut, et je marchai jusqu’à la porte d’entrée que le concierge ouvrait toujours pour moi. D’ici une heure, les professeurs arriveraient, et une demi-heure plus tard, les autres élèves. Mais j’étais toujours la première, à l’exception du concierge qui semblait vivre et passer la nuit ici.

J’attendais sur l’unique banc devant le bureau du principal. Toutes les chaises étaient enfermées dans les salles de classe et les couloirs étaient lisses, vides, de longs tubes permettant d’orienter les flux des marées d’élèves et de professeurs. Les salles, des flaques rocheuses, des microcosmes où stagnait l’eau un instant avant le reflux suivant. Un monde aux lunes multiples, la plupart invisibles, le concierge et moi, les uniques présences à six heures et demie, avec nulle part où nous accrocher.

À la marée basse suivante de sept heures et demie, il déverrouillait les salles de classe, laissait battre chaque porte, et chaque salle se remplissait lentement de la mer montante, les professeurs apportés par le courant, somnambules portant des papiers, des livres, des mugs de café, leurs vestes dégoulinant de pluie, chaque parcelle de sol devenue glissante.

Je pense que la plupart des poissons ne survivraient pas à tant de lunes et tant de marées. Je pense que le courant les épuiserait et qu’ils perdraient leurs repères. Le flux les attirerait loin de l’anémone, du rocher, du banc de sable ou du corail quelconque qui leur tenait lieu de demeure, et au cours des cycles suivants, ils perdraient leur sens de l’orientation et ne retrouveraient jamais le chemin du retour. Ce que nous sommes devenus est très étrange.

À douze ans, je n’éprouvais qu’un sentiment de pression, une sorte de prémonition, à voguer dans chaque marée et attendre le reflux en croyant, peut-être, que tout serait libéré un jour ou l’autre. Chaque jour était plus long qu’aujourd’hui, et ma propre fin pas encore envisageable. C’était un esprit plus simple, plus direct, plus réactif. Nous sommes nous-mêmes soumis à une évolution, chacun d’entre nous, progressant d’une certaine vision du monde à une autre, chaque âge oubliant le précédent, chaque esprit passé effacé. Nous ne voyons plus du tout le même monde.

Alors peut-être ai-je tort au sujet de l’immersion. Ne pas sentir l’aquarium autour de nous ne signifie pas qu’il n’existe pas, et même la solitude doit être contenue, d’une manière ou d’une autre. Les professeurs me saluaient d’un hochement de tête en passant, marmonnaient un bonjour, mais je m’étais trouvée assise là tant de matins que j’étais devenue pareille à un rocher ou à du corail, une simple structure.

C’était Shalini que j’attendais. Elle arrivait toujours somnolente avec son cartable et son Tupperware, s’asseyait sur le banc et s’affalait contre moi. Je suis tellement fatiguée, disait-elle. Elle pouvait s’endormir en voiture, et je la surprenais donc à quelques minutes de ses rêves.

Ça fait trois heures que je suis réveillée, dis-je.

Chhhut. Je dors. Elle passait ses bras autour de moi, je fermais les yeux mais la sonnerie retentissait, comme toujours, et nous nous levions, elle encore accrochée à mon bras. Ma mère a dit que tu peux venir dormir chez moi demain, dit-elle.

Youpi !

Chhhut.

Bonjour, agglomérat de Shalini-Caitlin, dit M. Gustafson. Vous pourriez peut-être former deux personnes distinctes aujourd’hui ?

Shalini l’ignorait toujours, mais nous fûmes obligées de nous séparer afin de nous installer sur nos deux chaises. J’étais si heureuse à l’idée de dormir chez elle que je ne pouvais m’empêcher de sourire, malgré les fractions et les pourcentages. Avoir un projet change absolument tout. J’ai toujours eu besoin d’un avenir. Je ne peux pas vivre sans.

J’IGNORAIS si j’allais retrouver le vieil homme. Aux abords de l’aquarium, je ralentis malgré la pluie car je craignais de ne plus jamais le revoir. Je m’y sentirais bien trop seule sans lui. L’aquarium au Pier 59 n’était qu’un bâtiment avançant sur la mer, une autre silhouette morne dans la grisaille. La pluie, très froide, presque de la neige. Un jour sans lumière, l’air épais comme des pans de tissu sombre et des colonnes flottant au-dessus de l’eau.

Il attendait dans le premier couloir, assis voûté dans un pull bleu foncé, ses cheveux dressés comme de fines nageoires, de légères mèches rebelles après avoir porté un chapeau. Le reste de cette forme sombre camouflé, sa tête tachetée.

Caitlin, dit-il en se levant. Je suis vraiment navré. Tu pardonneras la faiblesse d’un vieil homme ?

Salut, dis-je.

Salut. Quels poissons veux-tu voir aujourd’hui ?

Euh. Je regardai autour de moi, des mondes au sein d’autres mondes, tous à portée de main. J’étais si heureuse qu’il soit là, qu’il ne soit pas parti pour toujours. Les couteaux, dis-je. Je pensais aux couteaux, hier au cinéma. Je suis allée voir un film avec ma mère.

Quel film ?

Je ne sais pas.

Tu ne sais pas ?

Je ne l’ai pas vraiment regardé.

Oh.

Nous avançâmes vers un grand bassin de coraux et de poissons tropicaux. Les couteaux étaient suspendus comme des décorations de noël, comme s’ils savaient que Noël approchait et qu’ils voulaient participer.

Les pauvres machins, dit le vieil homme. Ils croient que c’est normal. Et comment font-ils pour se rendre quelque part ? S’ils nagent vers l’avant, ils s’enfoncent dans le sable.

Je les ai toujours vus suspendus comme ça.

Eh bien, ils vont devoir trouver une autre solution.

Ma mère ne fait plus d’heures sup’.

Ah non ? Elle faisait des heures sup’ ?

Ouais.

Pourquoi ?

Pour qu’on mette un peu d’argent de côté.

Hmm.

Mais l’inspecteur Bigby voulait savoir où était mon parent ou mon tuteur.

L’inspecteur Bigby.

Ouais. J’avais peur de lui.

Alors c’est pour ça que tu étais perturbée.

Ouais.

Je suis désolé, Caitlin. J’aurais dû t’aider davantage. Et ta mère est seule, sans famille. Je pense que je pourrais essayer de vous aider. Je pense que je pourrais le faire. J’ai passé une longue nuit. J’aimerais enfin être utile à quelqu’un. Tu crois que je pourrais rencontrer ta mère ? Tu crois que tu pourrais lui parler de moi ?

Le vieil homme semblait désespéré, comme s’il me suppliait. C’était très étrange. Je savais que quelque chose ne tournait pas rond, mais je ne comprenais pas les éventualités. Aussi acceptai-je. D’accord, dis-je. Aujourd’hui ?

Non. Le vieil homme parut inquiet. Il se passa la main dans les cheveux, aplatit les mèches rebelles. Peut-être lundi. Disons lundi. Tu auras le week-end entier pour lui en parler. Pour lui expliquer ce qu’on a fait ensemble, regarder tous les poissons, ce dont on a discuté. Tu lui as déjà parlé de moi ?

Non.

Rien du tout, hein ? Eh bien, c’est dommage. C’est un peu rapide. Mais lundi. Disons lundi.

Elle va venir aujourd’hui.

Non. S’il te plaît. Attendons un peu. Et n’en parlons plus. Marchons un peu dans l’aquarium. Tu as vu l’hippocampe feuille ?

Ouais. Bien sûr. Tout le monde a déjà vu l’hippocampe feuille.

Bon, d’accord, allons le revoir.

Le vieil homme me prit par la main et nous nous approchâmes du bassin. Sable bleu clair, plantes vertes poilues et un hippocampe changé en branche dorée, ses feuilles émergeant pareilles à des ailes. Si on le regardait assez longtemps, on pouvait imaginer des arbres prenant vie, des forêts entières s’éveillant et dérivant sur terre, s’exprimant en murmures. Pas un tronc vertical mais poussant à l’horizontale, évoluant sur ses branches, ses racines dressées en l’air. Je voulais vivre dans ce monde-là.

J’observe ce poisson chaque jour, dit le vieil homme. Un poisson qui ne vit que pour se cacher. Les autres poissons se cachent, bien sûr, mais celui-ci est allé trop loin. Il est devenu méconnaissable, tout tordu comme une branche, presque incapable de nager, ses nageoires inutiles. La vie doit se résumer à autre chose qu’à se cacher.

Le vieil homme semblait amer. Ce poisson me dégoûte, dit-il.

Je contemplai ces barres dorées qui étaient devenues un corps sans que l’on sache trop comment, et je ne pouvais pas imaginer animal plus beau, même le poisson-fantôme. Et si un arbre pouvait pousser en forme de saumon, ou une prairie d’herbe en forme de truite, leurs bouches ouvertes et avides vers le soleil ? Aujourd’hui encore, je suis persuadée que la métamorphose est la plus grande des beautés. Les serpents ont adapté leur couleur, les oiseaux, leurs becs et leurs pattes, et même une chèvre des Rocheuses peut disparaître grâce à sa fourrure blanche, mais seuls les poissons et les insectes sont capables de prendre une forme totalement différente. Une mante religieuse pourrait rivaliser avec cet hippocampe, mais sans tous les ornements. Les poissons peuvent devenir le miroir de n’importe quelle autre espèce, sans limite, accrochés à aucune base, capable de se transformer au-delà de l’imagination. Nous ne cessons de découvrir des nouvelles formes de vie dans l’océan.

Je ne serai pas ce poisson, dit le vieil homme. Je m’y refuse.

Comment pourriez-vous être ce poisson ?

Un être chétif, tordu comme ça, étouffé, lâche, caché, disparaissant sans cesse, comme quand je me suis enfui hier.

Le vieil homme se tourna alors vers moi, s’agenouilla, un geste qui parut douloureux. Il prit mes mains dans les siennes. Une peau froide et humide, rêche. Écoute, dit-il. Tu commences juste. Tu as une longue vie qui t’attend. Moi, il ne m’en reste qu’un peu. D’autres hommes se mettront à genoux devant toi, plus tard, ils t’offriront leur vie, mais je t’offre davantage. Offrir la fin d’une vie, c’est bien plus, et mes raisons sont bien plus pures. Je t’aime plus qu’aucun homme ne t’aimera jamais.

J’essayai de retirer mes mains, mais il tint bon.

Il y aura des périodes difficiles. Déroutantes. Tu ne seras pas contente. Mais souviens-toi juste que je t’aime et que je ferai n’importe quoi pour toi, à partir d’aujourd’hui.

J’avais peur de lui. Il refusait de me lâcher les mains.

S’il te plaît, dit-il. Non. Ne te méprends pas. Parle juste de moi à ta mère, dis-lui que je la rencontrerai lundi. Entendu ?

J’acquiesçai. Mon cœur battait si vite, je craignais qu’il ne ralentisse plus jamais.

Très bien, dit-il. Tu es la meilleure fillette du monde, Caitlin. Il lâcha prise à cet instant, je tournai les talons et m’élançai à toute vitesse dans un couloir sombre ourlé de lumière, sous les yeux des poissons, et je ne m’arrêtai pas avant d’avoir atteint le hall d’entrée. Je m’installai sur un banc près de la porte, hors d’haleine, et je voulais que ma mère vienne à mon secours. Ce n’était pas encore l’heure, je craignais que le vieil homme me suive jusqu’ici. Je n’avais nulle cachette et il faisait trop froid dehors, la pluie glacée un rugissement couvrant tous les autres sons.

LE vieil homme resta enfoui parmi les poissons, dissimulé, et ma mère apparut enfin. Je me précipitai vers elle dans la pluie et le vent, j’ouvris la lourde portière et me retrouvai en sécurité.

Salut, ma puce. Tu deviens championne à la course.

Je ne lui offris aucune réponse. J’ignorais par où commencer.

Qu’est-ce qui ne va pas ?

Je gardai les yeux rivés sur mon jean, mouillé sous l’ourlet de mon manteau.

Caitlin, raconte-moi ce qui t’arrive, tout de suite.

Shalini m’a invitée à dormir chez elle demain. Je peux y aller ?

Ma mère se mit à rire. C’était ça ? Je croyais que tu avais eu un problème. Bien sûr que tu peux y aller.

Elle s’écarta du trottoir et nous roulâmes sous le déluge, des gerbes d’eau s’élevant de part et d’autre, chaque voiture dotée de nageoires comme celle du poisson-fantôme, transparentes, révélées par les faisceaux des phares. Le jour, et pourtant la pénombre, les mers vidées, nous autres à patauger au fond, en quête d’une nouvelle mer. D’autres passèrent en trombe, tous attirés dans la même direction. La plus frénétique des fuites.

J’ai le numéro de ses parents sur la liste des élèves, dit ma mère. On les appellera en arrivant à la maison. Et ça te va si Steve vient dîner ?

À NOTRE arrivée, Steve attendait déjà devant notre appartement. On entendait son harmonica en montant l’escalier, un air grave et triste, Summertime. Ma mère s’arrêta à mi-chemin, elle ferma les yeux et nous écoutâmes un moment dans le froid. Une mélodie qui tombait sans cesse. Quand il eut terminé, il dit, Je sais que vous êtes là.

Ma mère sourit et nous franchîmes les marches restantes. Il était assis contre notre porte, les jambes allongées, bottes croisées, des fleurs sur les genoux et deux sacs de courses à ses côtés.

Je me suis dit que j’allais préparer à manger, déclara-t-il. Soirée mexicaine. Fajitas au flétan, guacamole, margaritas. Un poco de salsa.

Il se leva, ma mère l’enlaça brièvement et l’embrassa. Puis ils entrèrent et m’ignorèrent. Tandis qu’il s’activait dans la cuisine, ma mère se collait à son dos comme une coquille. Je faisais mes devoirs, assise dans le canapé, je lisais un texte sur des enfants qui construisaient une cabane dans un arbre, en un lieu ensoleillé.

N’oublie pas d’appeler, dis-je.

Ma mère et Steve levèrent ensemble les yeux de leur rêve, surpris d’entendre une autre voix.

Désolée, ma puce, dit ma mère. J’avais oublié. Elle se décolla de Steve et se rendit au téléphone accroché au mur. Elle chercha le numéro, le composa et je tendis l’oreille. Ils m’invitaient tôt, juste après le déjeuner afin de passer la journée entière chez elle, puis la nuit. J’étais tellement heureuse que je me mis à bondir sur place.

Regardez-moi ça, dit Steve. Un haricot sauteur mexicain.

Ma mère raccrocha et dit, Bon, demain après le déjeuner. Shalini est impatiente, elle aussi. Mais ne saute pas, par contre. On va avoir des ennuis avec les voisins.

Elle retourna auprès de Steve, mais peu m’importait. J’aurais Shalini rien que pour moi, et pendant presque une journée entière. Je n’arrivais plus à me concentrer sur ma lecture. Je restai assise sur le canapé et je me sentais heureuse.

Ma mère et Steve buvaient des margaritas dans nos grands verres à eau en plastique, rose et bleu, ma mère parlait plus fort sous l’effet de l’alcool, riait et donnait des coups de poing à Steve, elle lui grimpait dessus.

Quand le dîner fut prêt, elle s’assit tout près de lui à notre petite table ronde, et je pris place de l’autre côté du cercle. Une grande assiette de fajitas entre nous, de fines lamelles de flétan et de poivron, de champignons et d’oignons. Des tortillas au maïs réchauffées. Un bol de guacamole, un pot de sauce. Je me servis une grande cuillerée de guacamole sur une tortilla et commençai à manger. J’étais affamée.

Steve lâchait son rire gigoteur et ma mère s’accrochait à son torse, à son ventre, à ses bras, ces biceps-là. Mais il finit par remarquer ma présence.

Hé, tu n’as pas pris de fajitas, dit-il.

Je ne mange pas de poisson.

Il afficha soudain un air si triste. Ce fut instantané.

Je suis désolé, dit-il. J’aurais dû m’en douter. Et je t’ai dit que c’était mon poisson préféré, en plus. Le flétan. Avec ses yeux.

Ça ne fait rien, dit ma mère. Ça ne la dérange pas qu’on mange du poisson. C’est un super repas, et tu en seras récompensé.

Je suis désolé, Caitlin, dit-il.

Ça ne fait rien.

Ma mère l’embrassa et l’attira à nouveau à elle. Ils ne refirent plus surface. Nous finîmes le repas sans trop savoir comment, il fit la vaisselle et nous prîmes de la glace au dessert, puis ils allèrent se coucher et tout ceci se déroula sans que je redevienne visible. Je lus dans ma chambre et m’endormis sans m’en rendre compte.

Quand j’y repense, je suis heureuse pour ma mère et c’est une bonne chose, me semble-t-il, qu’elle ait su comment me faire disparaître ainsi. Je crois que c’était nécessaire, et je n’ai pas le souvenir de m’en être sentie triste à l’époque. Peut-être un peu solitaire mais rien de plus. Nous étions dans la même maison, en sécurité.

SHALINI m’attendait devant sa porte d’entrée. Sa mère derrière elle, les yeux fardés, un point rouge sur le front.

Je poussai un cri perçant, Shalini poussa un cri perçant et nous fonçâmes l’une vers l’autre, nous nous percutâmes avant de sauter en rond. Nos mères riaient.

Shalini portait une belle robe rouge et or, des anneaux dorés à ses bras nus malgré le froid.

Entrez, disait sa mère. Shalini, fais entrer ton amie.

L’intérieur de leur maison était pareil à un palace. À peine plus grand que notre appartement, mais aucun mur n’était nu. De fins voiles pendaient comme des rideaux, des éléphants dorés sur des tapis rouges, des bougies, des coussins chatoyants et des lambris en bois sombre.

Nous retirâmes nos chaussures et ma mère s’éclipsa sans que je le remarque vraiment. Des effluves d’épices dans l’air, tout ce que je sentais chaque jour sur Shalini à l’école, mais plus prononcées, à présent. Avec le recul, je pense qu’il s’agissait de clous de girofle et de cardamome, de curcuma et de raisins secs, et quelque chose de plus sucré peut-être, de la cannelle ou autre chose encore, mais à l’époque, ce n’était qu’une sorte de magie, entêtante. Je venais de pénétrer dans un monde totalement nouveau. C’est ce que j’ai toujours aimé dans cette ville, tous ces mondes dissimulés à l’intérieur, le plus vaste des aquariums.

Le père de Shalini portait une chemise et un pantalon de costume, même un samedi. Il me serra la main et je crois qu’il avait salué ma mère avant son départ, puis il disparut à son tour. Il dégageait un léger parfum de fumée.

Shalini me conduisit à sa chambre au bout d’un étroit couloir. Des peluches et des coussins couvraient son lit tout entier et une grande partie du sol, une déesse aux bras dorés sur le mur. Au moins vingt bras comme ceux de Shalini, chacun tenant une fleur rouge sur fond de velours noir, comme si une personne pouvait prendre n’importe quelle apparence, aussi protéiforme que les poissons, et d’une couleur aussi éclatante.

J’aimerais bien que tu aies autant de bras, dis-je à Shalini.

Comment je ferais pour enfiler mes T-shirts ?

J’éclatai de rire et l’attirai sur le lit. Une couette moelleuse et tant de coussins, bien plus confortable que mon lit. J’enfouis mon nez dans sa chevelure, je la humai et je glissai mes mains sous son T-shirt, frôlai sa peau. Tiens, voilà deux bras supplémentaires, dis-je. Je sentais la chair de poule remonter sur mes bras et descendre dans mon dos. Son ventre lisse et chaud, son souffle et son cœur, rapides. On pourrait faire les poissons, dis-je. On n’a qu’à se mettre sous la couverture.

Nous jetâmes les coussins et les peluches au pied du lit, plongeâmes sous la couette que je tirai au-dessus de nos têtes. On est à plusieurs milliers de lieues de profondeur, dis-je. Il n’y a pas de lumière. Et aucun son.

Shalini rit doucement.

Chuuut, dis-je. On ne doit rien entendre.

Shalini posa sa bouche contre mon oreille et respira, le poids lent de l’océan, ma colonne vertébrale recroquevillée comme une crevette. Elle tint ma tête entre ses deux mains et laissa sa bouche contre mon oreille, j’étais pliée contre elle, collée, figée sur place, presque paralysée.

T’es mon poisson, murmura-t-elle. Je t’ai attrapée.

Elle passa une jambe sur moi et voilà que j’étais pressée vers le sol, maintenue contre le fond de l’océan, et c’était exactement ce que je voulais. Elle souleva mon T-shirt et releva sa robe si bien que nous nous trouvâmes peau contre peau, je la respirai, elle grimpa sur mon dos et me mordilla le cou, je gémis et ce fut mon premier plaisir, mon premier souvenir de plaisir.

Nous avions douze ans et, bien sûr, nous ne connaissions rien, mais ce fut le jour de ma seconde naissance. Shalini me déshabilla entièrement, elle ne portait plus que ses bracelets et nous évoluâmes dans l’obscurité, guidées par les sensations, sans pensées, un désir des plus purs, et j’aimerais retourner à ce premier instant, notre propre Éden, où l’innocence et le désir ne faisaient qu’un.

QUAND ma mère vint me chercher le lendemain matin, j’étais étourdie par le manque de sommeil, mais à l’intérieur, je bouillonnais. Ma colonne vertébrale aussi vivante qu’une nageoire d’hippocampe, frémissante.

T’as l’air d’un zombie, dit ma mère. Un zombie heureux. Qu’est-ce que vous avez fait ?

On a nagé, dis-je. On a flotté.

Je ne savais pas qu’ils avaient une piscine. Elle doit être à l’intérieur et chauffée, alors ? Mais leur maison est petite, pourtant.

Oui, mentis-je.

Le retour fut très étrange, me retrouver dans la voiture, voir le monde défiler dehors. Tout avait changé. Étincelant et clair et petit, bien qu’il n’y ait pas de soleil. L’air sans aucune profondeur, le Space Needle aussi proche que les maisons à côté de nous. À la manière dont un poisson peut flotter, immobile, si l’eau du bassin est limpide et calme. Suspendu, maintenu par rien. Le temps n’était plus une notion liée à un objet, les bruits du monde étouffés, sans écho, sans pression, sans mouvement.

J’allai me coucher dès notre arrivée, je dormis tout l’après-midi jusqu’à ce que ma mère me réveille pour le dîner.

On appelle ça des soirées pyjamas, d’accord, dit ma mère. Mais il faut quand même dormir, à ces soirées-là. C’est pas le tout d’enfiler son pyjama. Les parents de Shalini n’ont rien fait pour vous obliger à dormir ?

Je me sentais trop lourde pour répondre. Étendue dans une faille en pleine mer, tout ce poids au-dessus de moi, incapable de garder les yeux ouverts.

J’espère que tu arriveras quand même à dormir cette nuit. Il faut que tu te lèves et qu’on te fasse bouger quelques heures.

Ma mère me tira du lit, m’obligea à marcher, à boire, à manger, à parler, choses que j’observais de loin. Je ne pensais qu’à Shalini. C’est alors que je me souvins du vieil homme.

Quelqu’un voudrait te rencontrer demain, dis-je. À l’aquarium. Un vieil homme.

Un vieil homme ? Un employé qui travaille là-bas ?

Non.

Qui, alors ?

J’étais encore en immersion profonde. Je regrettai d’avoir essayé d’en discuter avec elle. Quelqu’un, c’est tout.

Tu le connais ?

Oui.

Comment ?

On parle de poissons. Il ressemble un peu à un poisson-grenouille à trois taches. Ses cheveux, ses vieilles mains.

Et ça dure depuis combien de temps ?

Je ne sais pas.

Tu discutes avec un vieil homme, un inconnu, et tu ne m’en parles pas ?

Je fermai les yeux et m’enfonçai à nouveau, l’irrésistible attraction.

Caitlin. Ma mère m’attrapa le menton et me força à lever les yeux vers elle. J’étais assise à table, elle était debout. Comment il s’appelle ?

Je ne sais pas.

Il a fait des projets avec toi ?

Quoi ?

Il a proposé de t’emmener quelque part ?

Je n’arrivais pas à réfléchir. Non, dis-je, et c’est alors que je me souvins. Juste à la mer de Cortez au Mexique pour aller voir les raies manta. Elles font des sauts périlleux.

Caitlin ! hurla ma mère. Sa voix me réveilla en sursaut. La peur en chacune de nous. Tu ne quitteras pas l’école, demain, dit-elle. Tu resteras là-bas. Et je viendrai te chercher dès que je le pourrai, et après on ira à l’aquarium et on y arrivera avec la police.

Non, dis-je. C’est mon ami.

Est-ce qu’il t’a touchée ?

Quoi ?

Est-ce qu’il t’a touchée ?

Non. Enfin, j’étais juste assise à côté de lui, il m’a serrée dans ses bras. Il m’aidait, c’est tout.

Est-ce qu’il t’a touchée la poitrine ?

Non. Enfin, si, ouais, mais juste parce que je paniquais et que mon cœur battait trop vite.

Caitlin ! Ma mère me gifla, fort. Comment peux-tu être aussi conne, bordel ?

J’éclatai en sanglots et me précipitai vers ma chambre, mais ma mère me tira en arrière, m’empoigna. Ma puce, disait-elle. Je suis désolée. Caitlin, je suis vraiment désolée.

Elle me plaqua dans le couloir. Elle pleurait. Caitlin, Caitlin, mon bébé. Je suis désolée. Mais tu n’as pas le droit de me faire ça.

Je n’avais rien fait. Et je gigotais sans cesse, j’essayais de me libérer, elle s’accrochait de toutes ses forces et refusait de me lâcher.

Mon bébé, dit-elle. Il t’a dit qu’il t’aimait ?

Oui.

Ma mère poussa un cri, une douleur animale, profonde. Son corps entier agité alors qu’elle pleurait. Son bras m’enserrant la nuque, sa joue contre la mienne. J’étais effrayée. Je ne comprenais pas ce qui se passait.

Il faut que j’appelle la police, dit-elle. Il faut que je les appelle maintenant pour qu’ils soient prêts demain.

Non, s’il te plaît, dis-je. Mais ma mère me laissa au sol et se rendit à la cuisine afin de passer son appel. Je retournai au lit et me cachai sous la couette, et j’eus pitié du vieil homme. Il était bon. Il était simplement gentil. Et demain, il allait s’asseoir sur le banc, il contemplerait un poisson dans un bassin et la police arriverait, l’empoignerait et l’emmènerait, et je ne le verrais plus jamais. Et je n’avais aucun moyen de l’avertir.

J’entendais ma mère au téléphone. Il l’a touchée. Elle n’a que douze ans. Il avait prévu de l’emmener au Mexique. Il lui a dit qu’il l’aimait.

SI je dormis cette nuit, c’est que je tombai d’épuisement, et je ne cessai de me réveiller de rêves paniqués où l’on me pourchassait, et cette sensation demeura toute la journée suivante, le plus proche que j’aie jamais connu d’un sentiment de perte tragique. Ma demi-heure d’attente à l’école dans les couloirs fluorescents fut insoutenable. Shalini arriva quelques minutes seulement avant le début des cours et elle souriait jusqu’à ce qu’elle voie mon visage.

Qu’est-ce qui cloche ? demanda-t-elle.

La police va venir. J’ai discuté avec un vieil homme, à l’aquarium. C’est mon ami.

Shalini ne comprenait pas et j’imaginai en cet instant un aspect inédit de l’histoire. La police, qui m’enlevait à ma mère car elle m’avait laissée seule avec un vieil homme, car elle était absente. Aucun parent ni tuteur.

Je n’arrivais plus à respirer. Mon cœur se déchirait.

Caitlin ! dit-elle et je me réveillai à l’infirmerie sur un lit fin, les jambes surélevées par un oreiller. Pas de Shalini. Rien qu’une infirmière.

Où est ma mère ?

Chuuut, dit l’infirmière. C’était une large femme. Il faut que tu te reposes. Tout va bien. Nous avons appelé ta mère, mais elle ne peut pas quitter son poste pour l’instant. Elle va venir cet après-midi, vers deux heures et demie.

La pièce froide et vide, stérile, une grande vitre de gris, un jour sans lumière. Aucun nuage visible, rien qu’un engourdissement, pas d’air, tout si proche.

L’infirmière me laissa et je restai étendue longtemps, dans un cocon, à scruter le vide par la fenêtre. Je voulais Shalini.

Puis une autre femme entra. Salut Caitlin, dit-elle. Je m’appelle Evelyn. Je passe juste te dire bonjour et voir comment tu te sens. Tu peux parler avec moi.

Elle observait mes yeux, ma bouche. Elle s’installa dans le fauteuil de bureau à roulettes et s’approcha. Comment te sens-tu ?

Je ne sais pas.

Tu es fatiguée ?

Oui.

Tu es triste ?

Oui.

Tu es triste à propos de quoi ?

Evelyn me scrutait comme si j’étais dans un bassin, une nouvelle espèce nageant pour la première fois à découvert et qu’il fallait observer. Mes bras redevenus nageoires, mais ni dentelles ni feuilles. Ils me semblaient aussi lourds que la pierre, des nageoires faites de roche, incapables de prendre appui sur l’eau. Bloquée au fond de l’océan, pressée tandis que des yeux scrutaient, agrandis par le verre.

Caitlin, tu peux me parler. Quelque chose t’inquiète ?

Elle allait m’arracher ma mère. Je le savais. Je savais qu’elle avait le pouvoir de distordre le monde, de tout changer. Je ne devais rien lui dire. Tout va bien, dis-je.

Ça n’a pas l’air d’aller, non.

Je n’avais pas envie de prendre mon petit déjeuner, c’est tout. J’ai des vertiges. J’ai besoin de manger un truc.

D’accord. Evelyn ne me croyait pas, de toute évidence. Ta joue semble un peu enflée, dit-elle. Ta mère t’a frappée ?

LA police vint ensuite. Ils n’attendirent pas ma mère. Un homme et une femme, puis l’homme sortit. La femme portait un pistolet et une matraque, un gilet pare-balles. Comme si le vieil homme ou ma mère étaient dangereux, qu’ils étaient susceptibles d’attaquer.

C’est toi, Caitlin Thompson ?

J’acquiesçai.

Née le 24 septembre 1982 ?

Oui.

Ta mère, Sheri Thompson, née le 7 juillet 1961 ?

Oui.

Décris-moi l’homme que tu as rencontré à l’aquarium de Seattle, s’il te plaît. La policière ne me regardait même pas. Elle se concentrait sur son carnet de notes. Elle avait une queue-de-cheval, elle était plus jeune que ma mère. Elle dégageait une odeur de cirage et de cuir.

C’est mon ami.

À quoi ressemble-t-il ?

Il ressemble à un poisson-grenouille à trois taches.

Décris-le-moi précisément, s’il te plaît.

Il ne protège pas ses œufs, mais il a la même peau tachetée.

La femme baissa son carnet et me regarda enfin. Caitlin, dit-elle. Il faut que tu m’aides, là. J’essaie de te protéger. Est-ce que cet homme t’a touchée ?

Ce n’était que des câlins. Il voulait juste être gentil avec moi.

Combien de fois l’a-t-il fait ?

Je ne sais pas.

Combien de fois ?

Peut-être deux ou trois fois. C’est mon ami.

Est-ce qu’il t’a touché la poitrine ?

Seulement parce que j’avais peur. Je paniquais.

Tu paniquais à propos de quoi ?

Je ne peux pas le dire.

Tu ne peux pas le dire ?

Non.

Caitlin, cet homme a de gros ennuis, et tu as de gros ennuis toi aussi. Il faut que tu me racontes tout. Je peux rester toute la journée, et demain encore, et toute la journée encore après-demain, chaque jour jusqu’à ce que tu m’aies tout raconté. Tu n’arriveras pas à me faire partir. Tu comprends ?

Je vous déteste.

Ça m’est égal. Tu peux me détester. Mais tu vas tout me raconter. Pourquoi paniquais-tu ?

Je fermai les yeux et essayai de m’enfoncer au plus profond des eaux, au plus profond de l’obscurité. Mon cœur battait fort, des éclairs rouges sous mes paupières, mais je m’enfoncerais là où elle ne pourrait pas m’atteindre, où personne ne pourrait m’atteindre.

Caitlin, dit-elle à nouveau, mais un son étouffé et faible et lointain, et elle ne pouvait pas me toucher. Je le savais. Ils s’inquiétaient tellement de cette affaire de toucher qu’ils n’oseraient pas. Je pouvais donc fermer les yeux et sombrer, et ils ne pourraient rien y faire. Ils n’entendraient jamais parler de l’inspecteur Bigby, de l’absence de parent ou de tuteur, de ce à quoi ressemblait le vieil homme ni ce qui s’était passé entre nous. Si je parvenais à descendre assez profond, je serais en sécurité.

UNE éternité s’écoula avant l’arrivée de ma mère. Elle était à bout de souffle, elle avait couru depuis la voiture. Elle portait encore ses vêtements de travail, salopette et bottes.

Elle vit les policiers, la psychologue et l’infirmière. Qu’est-ce que vous faites tous ici ?

Nous avons discuté avec votre fille, dit Evelyn. Nous sommes préoccupés par les événements de l’aquarium, ainsi qu’à la maison.

Je ne leur ai rien dit, affirmai-je.

Quoi ? Ma mère semblait déboussolée.

Qu’y a-t-il à dire ? demanda Evelyn.

Les policiers se rapprochèrent.

Mais de quoi vous parlez ? demanda ma mère.

Avez-vous battu votre fille ?

Laissez-la tranquille ! m’écriai-je et je courus vers ma mère, l’enlaçai et je ne pouvais retenir mes larmes, des sanglots qui s’échappaient en haut-le-cœur.

Il y a un homme à l’aquarium, dit ma mère. Il touche ma fille, il prévoit de l’emmener au Mexique, il lui dit qu’il l’aime. Sortez-vous la tête du cul, vous tous. On va à l’aquarium tout de suite pour parler avec lui.

C’est mon ami, sanglotai-je, mais j’arrivai à peine à articuler. Ma mère me serrait fort et me caressait le dos.

Madame Thompson, on a besoin de votre coopération, dit le policier. Il avait une voix grave.

Et moi, j’ai besoin que vous fassiez votre boulot. Je vais raconter comment vous avez refusé de protéger une gamine de douze ans en laissant cet homme en liberté, il risque de rôder n’importe où en ville, en quête de la fille de quelqu’un d’autre. Et ne m’appelez pas madame. Juste Thompson.

Personne ne dit plus rien pendant un moment, après ça. Je n’osais pas les regarder. Je m’accrochais à ma mère et gardais les yeux fermés.

D’accord, dit l’homme. On va d’abord à l’aquarium, Ms Thompson1. Mais vous nous accompagnerez ensuite au commissariat, et après, on va peut-être devoir effectuer une visite chez vous. On va appeler les services sociaux, votre fille sera examinée par un docteur. Aucune conversation n’est jamais terminée tant qu’on ne l’a pas décidé.

Ayez un peu de décence, dit ma mère. Essayez d’être humain.

Vous n’avez pas le droit de nous insulter, dit la policière.

Je fais ce que je veux. Je suis la mère d’une enfant de douze ans. Même le gouverneur est un pédophile si je vous le dis. Et vous, alors ? Vous aimez les petites filles ?

Allez, ça suffit, dit le policier. La journée va être sacrément longue pour vous. Mais il faut d’abord qu’on aille à l’aquarium. Il est déjà trois heures passées. Vous allez nous suivre et vous vous garerez en même temps que nous, à quelques pâtés de maisons de l’aquarium. De là, Caitlin s’y rendra seule à pied, comme elle le fait habituellement, et on la surveillera.

Et s’il lui fait quelque chose avant votre arrivée ?

On a déjà posté des agents en civil à l’intérieur. Votre fille ne courra aucun danger.

Nous roulâmes dans East Yesler Way vers Puget Sound, l’eau sombre et basse en contrebas de la ville. Ma mère parlait vite, inquiète. Tu ne peux pas leur dire que je t’ai giflée. Ils t’emmèneraient et me retireraient la garde. Ils t’emmèneraient, Caitlin. Je suis tellement désolée. Je n’aurais jamais dû te gifler et je ne le ferai plus jamais. C’est promis. Mais tu ne dois rien leur dire. C’est compris ?

Je ne dirai rien, affirmai-je. Je recommençai à pleurer à l’idée de perdre ma mère.

J’ai peur d’eux, Caitlin. Ils ont tous les droits. Même si ça n’a aucune logique. Tu ne dois rien leur dire à mon sujet. Mais pour le vieil homme, là tu dois tout leur raconter. Lui aussi, il veut t’arracher à moi.

Notre vieille voiture fonçant comme un taureau, ma mère brutale sur les pédales d’accélérateur et de frein, en pleine panique, la voiture de patrouille devant. Le ciel blanc, sans bruine pour l’instant, mais les rues pourtant humides. J’avais le sentiment que tout se terminait, tout écrasé sous la pression, et s’effondrant. Le ciel lui-même s’écroulerait, les rues se plieraient et s’inonderaient, l’eau s’engouffrerait, le poids du Pacifique tout entier.

La pire des trahisons. Nous nous garâmes près du caniveau et j’étais sur le trottoir, entourée de flaques peu profondes, sombres miroirs, la terre grêlée de trous. Je pouvais à peine marcher.

Dis-lui juste bonjour comme tu le fais habituellement, dit le policier. Pistolet et matraque, l’argent de sa plaque et de sa ceinture, un aspect liquide qu’il parvenait pourtant à porter, j’ignore comment.

Je n’avais pas le choix. L’engrenage du mouvement. À l’image de l’enfance tout entière. J’arpentai donc mon chemin habituel par cette journée inhabituelle, et je n’arrivais plus à évaluer les distances. Mes pieds claquant trop fort ou ne touchant presque pas le sol. Et mon ami qui attendait, croyant rencontrer ma mère aujourd’hui.

Je voulais m’aplatir, que mon corps devienne une croûte grise et poreuse d’asphalte, mes bras des nageoires de cailloux, mes yeux déguisés en flaques. La police marcherait sur mon corps sans le savoir. Puis ils me chercheraient et ne me trouveraient jamais. La nuit, je bougerais dans la rue pour me nourrir de ce qui se serait accumulé dans le caniveau, je ramollirais au soleil, ma couleur passerait au gris clair, puis plus foncé à nouveau sous la pluie.

Au lieu de cela, je n’avais pas de camouflage, visible aux yeux de tous, droite, marchant sur des jambes qui semblaient improbables, pareilles à des ciseaux glissant l’un contre l’autre sur le trottoir, rivée au sol par la gravité. L’aquarium à présent en vue.

Je regardai derrière moi, la police était à un demi-pâté de maisons, ainsi que ma mère.

Mon cœur, un battement sourd, lointain et lourd, la frayeur. J’aurais dû hurler pour l’avertir avant de m’enfuir, mais je continuai pourtant, et j’ouvris la porte.

Le hall d’entrée, quelques personnes seulement et je me demandais lesquelles étaient de la police. J’hésitai, je songeai qu’en restant ici sans jamais entrer dans les couloirs, ils ne le trouveraient jamais. Mais je pénétrai dans la pénombre tiède, tous ces univers illuminés de part et d’autre, et je le trouvai devant un bassin d’anémones et de poissons-clowns.

Si doux, dit-il. Imagine vivre ainsi.

Le poisson-clown jaune, une ligne unique et blanche sur son dos. Des poissons qui avaient leur place partout.

Les anémones sont des méduses qui ne peuvent pas nager librement, dis-je.

Ouah, dit le vieil homme. Et quoi d’autre ?

Si on les touche, c’est comme si des centaines de petits harpons explosaient, chacun empoisonné. C’est pour ça qu’elles sont collantes. Mais les poissons-clowns ne sont jamais blessés.

Le vieil homme posa son bras sur mes épaules. Caitlin, j’ai une merveilleuse surprise pour toi, aujourd’hui.

Je sentais le parfum de son after-shave. Il portait une veste neuve et une chemise, il avait coupé et soigneusement peigné ses cheveux. Il souriait, nerveux, les yeux agités d’un tic.

Monsieur, dit un homme derrière nous. Écartez-vous de cette fille. Police de Seattle.

Quoi ? Le vieil homme ne comprenait pas. Trois hommes, à présent, des agents en civil.

Je suis désolée, essayai-je d’articuler, mais je n’arrivais plus à parler. Je n’arrivais plus à respirer.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

Faites un pas vers nous, monsieur, s’il vous plaît. Nous voudrions vous poser quelques questions.

Les hommes pareils à des ombres dans leurs vêtements noirs, seuls leurs visages éclairés par les bassins. Ils l’éloignaient de moi mais je les suivis. Je l’attrapai par le bras. S’il vous plaît, dis-je.

Qui êtes-vous ? demanda avec autorité le vieil homme aux agents. Il paraissait effrayé.

Police de Seattle.

Un agent me prit le bras et m’écarta.

Vous faites erreur, dit le vieil homme. Non. C’est une méprise. Vous faites erreur.

Caitlin ! dit ma mère, sa voix forte par-dessus les autres, et elle s’élança vers moi.

Sheri ! dit le vieil homme. Dis-leur qui je suis.

Ma mère se figea comme si elle venait de percuter un mur. Non, dit-elle. Elle porta les mains à son visage, presque en prière, puis elle tomba à genoux. Non, dit-elle. Tu n’as pas le droit de me faire ça.

La police entraînait toujours l’homme au loin.

Sheri ! hurla-t-il. Tu dois leur dire tout de suite. Ils me prennent pour un pervers.

C’est son grand-père, dit ma mère. C’est mon père.

Les policiers le relâchèrent aussitôt. Caitlin, dit-il.

Non, dit ma mère. Tu ne t’approches pas d’elle.

Mon grand-père s’immobilisa, comme si ma mère était capable de commander à tout l’univers.

Je veux porter plainte, dit ma mère. Il voulait l’emmener au Mexique. Ce n’est pas un enlèvement, ça ? Ou est-ce qu’on peut l’obliger à garder ses distances, une ordonnance restrictive ?

Ma mère était toujours à genoux. Les agents en uniforme se tenaient à côté d’elle.

Le policier fut lent à répondre, bouche entrouverte tandis qu’il réfléchissait. Très bien, dit-il. On peut interroger votre père maintenant. Et on progressera à partir de là.

Sheri, dit le vieil homme. Je t’en prie. Il marcha vers elle, mais les policiers l’empoignèrent à nouveau. Sheri. Il abandonna la lutte, se laissa faire, tête baissée. Je suis désolé. Je suis désolé pour tout. Mais ne me fais pas ça.

PAREILLES à des œufs en grappes serrées, les anémones les plus denses. Une lune d’un vert velouté à l’extrémité de chaque bras, balancé dans le courant. Illuminée de l’intérieur, impossible à localiser. Là sans être là. Une sensation flottante et indéfinie en moi, d’appartenance, de faire partie d’une famille. La police nous avait séparés, la policière que je détestais me posait à nouveau des questions, mais je me contentais d’observer les anémones, songeant à tout le temps que nous passerions ensemble aux anniversaires, chaque dimanche, chaque jour après l’école à l’aquarium. Mon propre grand-père. Le plus merveilleux cadeau de toute ma vie.

Tu vas me raconter, disait la femme.

Le corps de l’anémone, rien qu’une constellation blanche dans le fond, caché et révélé et caché encore. J’ignorais de quoi étaient faites les méduses et les anémones.

Quand alliez-vous partir au Mexique ? Quels étaient vos projets ?

Mon grand-père dans un autre couloir, hors de ma vue, ma mère éloignée aussi. Ma mère devenue étrange, une entité que je ne comprenais pas.

Le Mexique, Caitlin. Concentre-toi. Regarde-moi.

Mais la femme n’osait pas me toucher. Je contemplais les poissons-clowns glissant parmi les lunes, penchés, et j’étais déterminée à ne rien dire. Près de la vitre, mon propre visage une ombre, un monde caché dans un autre. Et comment allais-je appeler mon grand-père ? Papy ? Ou par son prénom, et comment s’appelait-il, et où était-il pendant toutes ces années ?

Comme des amas de planètes, éclairées par des soleils plus faibles. Des planètes blotties les unes contre les autres, sans orbites, se balançant ensemble dans un courant invisible, pas de vent céleste mais une force magnétique éparpillant tout avant de les réaligner. Toute notion d’échelle perdue dès que je plongeai le regard dans un bassin. Chaque univers s’ouvrant.

Caitlin, a-t-il essayé de t’embrasser ?

Je posai les lèvres sur la vitre et l’embrassai, figée sur place. Mes lèvres, la base d’une anémone, le pied la rattachant au rocher. Ma tête se balançant lentement avec ses bras étranges, mes cheveux s’éveillant à la vie, les poissons-clowns s’y glissant et me chatouillant le cuir chevelu.

Caitlin ! dit la policière. Elle claqua des doigts près de mon visage, mais le moindre son était étouffé, noyé. Allait-il vivre avec nous ? Allions-nous déménager pour vivre avec lui ?

Est-ce qu’il t’a obligée à le toucher ? A-t-il ouvert son pantalon ?

Je fermai les yeux un instant et restai accrochée au verre avec mes lèvres et mes mains. Je pensai aux poissons-mains et à leurs lèvres peintes de rouge, protégeant leurs œufs dorés. Un jardin d’herbe marine violette, ma propre petite grotte dans la roche.

La vitre était tiède. Une vibration presque imperceptible, un bourdonnement, et la policière, perdue, flottant au loin.

Ma mère arriva enfin, sa main sur mon dos. Je lâchai la vitre et m’effondrai contre elle.

Je suis désolée, Caitlin, dit-elle.

Je cherchai mon grand-père lorsque nous arrivâmes dans le hall d’entrée. Où il est ? demandai-je.

Chuuut, dit-elle.

Je m’affalai au sol. Non, dis-je. Je ne pars pas sans lui.

Caitlin !

Tu vas me frapper ?

Evelyn n’était pas loin, près des portes. La police aussi. Ma voix, pas très forte mais peut-être assez. Ma mère s’agenouilla près de moi et murmura. Caitlin, on doit être prudentes. Je ne te frapperai plus jamais, d’accord ? Mais on doit être prudentes. Et tu ne sais rien de ton grand-père. Tu ne sais pas ce qu’il nous a fait, à ta grand-mère et à moi.

Je ne pars pas sans lui.

Tu ne le reverras jamais, Caitlin. Je suis désolée.

Je te déteste.

Ma mère s’effondra alors. C’était très étrange, quelque chose que je n’avais encore jamais vu. Elle s’effondra totalement, recroquevillée sur le tapis à mes côtés, ses bras autour de moi, agitée de sanglots. Son corps entier secoué de soubresauts. Les policiers s’approchèrent, essayèrent de lui parler, mais elle ne s’arrêta pas et refusa de me lâcher. Je me noyais en elle, mon bras bloqué contre son visage, humide de larmes. Son souffle agité, comme si on l’écrasait. Chaque son pincé et apeuré.

Ms Thompson. C’était le flic en uniforme. Il essayait encore de lui parler.

J’étais attirée en elle à nouveau, convulsions d’une naissance inversée, sa bouche ouverte et crispée. Elle me faisait peur. Cette façon désespérée qu’elle avait de s’agripper à moi, ses tremblements.

Ms Thompson, il faut qu’on vous parle. Il faut que vous vous calmiez. Nous ne pouvons pas garder votre père. Il n’y a aucun élément prouvant qu’il comptait emmener votre fille au Mexique. Il n’y a eu qu’une allusion aux raies mantas, un bel endroit où aller un jour. Il affirme qu’il pensait à vous. Des vacances en famille. Tous les trois, et c’est lui qui paierait. Il a dit qu’il avait demandé à vous rencontrer aujourd’hui, que cela fait des années que vous êtes séparés. Ce n’est pas du ressort de la police. C’est à vous de résoudre cela en famille. Il a dit également n’avoir touché la poitrine de votre fille qu’une seule fois car elle paniquait et qu’il était inquiet, ce qui rejoint la description de votre fille.

Ma mère hochait la tête et se frottait contre moi avec puissance. Aucun mot, rien que ces sanglots terribles qui sortaient vite et fort, presque comme des hoquets.

Nous ne le garderons pas. Vous m’entendez ? Je ne vous embêterai pas plus longtemps aujourd’hui. Vous nous avez fait perdre bien assez de temps comme ça. Ne conduisez pas tant que vous ne serez pas calmée, entendu ?

Ma mère pleurait toujours et continua longtemps après leur départ. Il n’y avait plus que nous deux sur le tapis au milieu du hall. Les employés de l’aquarium avaient trop peur de s’approcher, mon grand-père n’était nulle part en vue, mais je continuai à le chercher. Le moment le plus terrifiant de toute ma vie, de voir ma mère ainsi brisée, et nous avions besoin de lui.

JE ne dormis pas cette nuit-là. Perdus dans la pénombre, des avions au-dessus de la surface. Leur bruit pareil à des missiles se rapprochant. Une lumière légère et fluide sur le plafond, la face inférieure des vagues. Un océan vide, froid et sans texture, incapable d’étouffer les sons. Disparues, les lumières plus petites, la bioluminescence un simple souvenir, plus aucune constellation.

Mon grand-père. Nous n’étions pas seules. Et s’il y avait d’autres membres de la famille ? Mon père, un oncle ou une tante, des cousins, tous cachés par ma mère, tenus secrets ? Elle sanglotait encore. Je l’écoutais toute la nuit, et son chagrin venait par vagues. Je pensais qu’elle avait enfin sombré dans le sommeil quand elle recommençait. Elle disait des choses, poussait des petits cris de colère et de douleur, mais je ne comprenais pas. J’étais trop jeune. Ce dont je me souviens surtout, c’est de la peur. Tout ceci, écrasant. Ma couette, une couverture trop fine, d’aucune protection.

Un matin lent, une lumière grise et liquide, le son de la pluie. Levées seulement pour aller aux toilettes, et elle se fit porter pâle au travail. Nous restâmes dans nos lits respectifs. Pas d’école. Pas de Shalini. Pas d’aquarium. Mon estomac gargouillait, mes genoux engourdis à force de tourner dans le lit. Je finis par m’endormir sans savoir comment et je me réveillai en fin d’après-midi.

Maman ? appelai-je. Je paniquai à l’idée qu’elle soit partie.

Mais elle entra et s’allongea à mes côtés, face à face comme deux hippocampes. Ses yeux rouges, ses joues et ses lèvres gonflées, ses cheveux emmêlés.

Je t’aime, ma puce, dit-elle.

Je sais.

Et tout ira bien.

Est-ce que je dois l’appeler Papy ?

On ne l’appellera rien du tout, ma puce. Il est parti il y a très longtemps alors il n’a pas le droit de revenir.

J’étais trop fatiguée pour affronter ma mère. Elle avait posé un bras sur moi et je me contentai d’observer ses yeux et sa bouche.

Tu sais que je ne parle jamais du passé, dit ma mère. Mais je vais te raconter. Tu dois savoir. Ma mère était mourante. Son épouse à lui. Et il est parti. Il a disparu, tout simplement, on n’a plus jamais entendu parler de lui. Il s’est enfui. Je commençais tout juste le lycée, j’avais à peine quelques années de plus que toi. Je me suis occupée de ma mère et je n’ai pas pu terminer mes études. J’ai dû abandonner. Je ne suis jamais allée à l’université, je n’ai jamais eu de vie. Il m’a arraché ça. Et maintenant, j’ai le pire des boulots imaginables, pas d’argent et pas d’avenir. Ça va aller et je ne veux pas que tu t’inquiètes, mais moi, je ne deviendrai jamais personne. Tu comprends ?

J’acquiesçai.

Tu ne comprends pas vraiment, non. Quand tu seras plus âgée. Tu pourras étudier les poissons. Ça pourra être ta vie future, ton boulot. Si tu fais tes devoirs, tu pourras devenir scientifique ou tout ce que tu voudras. Tu pourras choisir.

Papy dit que je pourrais devenir ichtyologiste.

Ma mère me serra le bras à cet instant, trop fort, et elle me secoua.

Tu me fais mal, dis-je.

Il n’a pas le droit de faire ça. Il n’a pas le droit de te voir ni de te dire des choses.

Arrête ! Tu me fais mal.

Ma mère lâcha prise. Elle bondit au bas du lit et s’éloigna en frappant le mur du plat de la main avant de disparaître.

Je n’avais encore jamais vu ce côté violent de ma mère. C’était terrifiant, comme si quelqu’un avait vécu en elle tout ce temps, un être plus sombre. Je ne me sentais pas en sécurité.

Elle prépara à manger en détruisant les choses. Abattant la poêle sur la cuisinière. Tranchant les légumes avec une hache, me semblait-il, attaquant la planche à découper en bois. Je n’osai pas aller regarder. Je restai au lit et sursautai à chaque heurt de casserole et de poêle.

Le pire, dans l’enfance, c’est de ne pas savoir que les mauvais moments ont une fin, que le temps passe. Un instant terrible pour un enfant plane avec une sorte d’éternité, insoutenable. La colère de ma mère s’étirait à l’infini, une rage à laquelle nous n’échapperions jamais. Elle avait toujours été pour moi l’image de la sécurité, empilées l’une sur l’autre dans le lit chaque fois que nous rentrions à la maison, pareilles à deux loches-clowns entassés, en sentinelles à l’entrée de leur grotte. Si ce lieu perdait son aura de sécurité, je n’avais aucun autre endroit.

C’est toujours moi qui prépare le déjeuner et le dîner ou je sais quel repas, cria ma mère. Depuis que j’ai quatorze ans. Quatorze ans. C’est à ce moment que j’ai hérité des responsabilités. La cuisine, la lessive, les courses, les soins infirmiers, essayer de gagner assez d’argent. Une bicoque en bord de route. C’est ce qu’il nous a laissé. Pas de voiture. Pas d’assurance médicale. Pas de boulot. Pas d’argent. L’hôpital la prenait quand elle allait mal mais pas les autres fois. Toutes les autres fois, c’était mon cadeau spécial, un petit “Va te faire foutre” que m’adressait le monde, où je me noyais dans le sang, la merde, la pisse et le vomi. Et voilà qu’il se pointe pour jouer le rôle du papy. C’est vraiment trop mignon.

Je n’arrivais pas à effleurer cette autre époque, revenir en arrière au temps où ma grand-mère était réelle. Rien qu’une histoire, pas plus. La colère de ma mère ne naissait d’aucune source concrète à mes yeux.

Pourquoi on commencerait pas avec le jour où il est parti, tiens ? hurla ma mère. On va compter à partir de là, tous les jours de son absence, et après ça, tu pourras le voir. Tu auras une trentaine d’années, vous pourrez aller manger une glace ensemble. Ou peut-être qu’il sera mort, j’espère, alors t’iras lui rendre visite sur sa tombe. Je t’expliquerai où elle est, et moi j’irai chier dessus chaque soir.

Je plaquai mon oreiller sur mes oreilles, j’appuyai.

Il doit avoir une autre famille. Mes demi-sœurs et mes demi-frères, juste ici, à Seattle, ou au Mexique, ou sur la lune. On pourra manger des enchiladas au fromage de lune. Mais qu’est-ce qu’il s’imagine, bordel ? Qu’on va tous partir en pique-nique ?

Je restai cachée aussi longtemps que possible, mais elle finit par m’appeler pour le déjeuner ou le dîner ou je ne sais quel repas. Assise à table mais les yeux rivés au plafond, bras croisés.

Ma mère semblait vieille. Des cernes noirs sous les yeux, les cheveux en bataille, des rides sales sur la peau. La bouche incurvée vers le bas.

Notre repas ressemblait à une omelette avec des morceaux d’aliments indéterminés. Courgettes, céleri, pomme, viande. Ce n’était pas un repas normal.

Mange, dit-elle. Repas de famille.

Je voyais des coquilles d’œufs, des éclats blancs.

Tu veux du ketchup ? demanda-t-elle d’une voix enjouée.

J’acquiesçai.

Elle alla au frigo et rapporta la bouteille en plastique. Elle la tint à bout de bras, à un mètre au-dessus de mon omelette et elle pressa. La majorité du ketchup atterrit dans mon assiette, un peu sur la table.

Oups, dit-elle. Peut-être que Papy nettoiera ça pour nous. On peut toujours compter sur ce bon vieux Papy.

Je retenais mes larmes.

Oh, la petite Boopsie est triste ? Ma mère approcha son visage du mien. Bienvenue dans ma vie. Tu n’as aucune raison de pleurer. Laisse-moi te raconter une petite histoire. Ta mère en est la star.

Ma mère m’empoigna les deux bras, fort, son sourire sauvage, l’air d’une autre personne, d’une inconnue que je n’avais encore jamais croisée.

Ta mère est plus âgée, environ seize ans maintenant, et sa mère est proche de la fin, de cette longue agonie qui n’en finit plus. C’est l’histoire de l’œuf de sang.

Je ne veux pas l’entendre.

Mais tu vas l’entendre quand même.

Tu me fais mal.

C’est vrai. Pour que tu te concentres. Donc ta mère vient de laver sa propre mère, elle lui a donné un bon bain, elle est propre et à l’aise, il y a même un sourire. Il est tard, au milieu de la nuit, mais tout va bien, enfin, ta mère peut se reposer. Elle est tellement fatiguée. Elle ne va plus à l’école, mais s’occuper de sa mère est épuisant, tu ne peux pas imaginer. Alors elle s’allonge dans son lit, dans des draps propres, ce qui est rare. C’est un moment tout particulier. Et c’est alors que l’œuf de sang apparaît. Il est là, subitement, entre les jambes de sa mère, sur les draps blancs, rouge foncé et épais, presque noir, et il imbibe vite le tissu blanc et le matelas, une auréole rouge plus clair qui s’étend. Et ta mère ne sait pas d’où vient cet œuf, ni s’il faut le remettre en place. C’est trop déroutant. Ça ne peut pas être vrai et pourtant, ça l’est.

Arrête, s’il te plaît, dis-je mais elle refusait de me lâcher.

Alors ta mère ramasse l’œuf de sang dans ses mains pour qu’il ne trempe plus le lit. Elle a peur que le lit tout entier soit imprégné, changé en sang. Elle peut l’imaginer. Dans sa vie, ce genre de choses est possible. La maison tout entière peut être avalée. Il n’y a aucune limite. Et sa mère est allongée, paisible. Elle n’est même pas au courant de cette histoire d’œuf de sang. Comment est-ce possible ? Comment peut-il être sorti d’elle sans qu’elle le sache ?

Ma mère se détourna alors, son visage s’adoucit, un souvenir. L’étreinte sur mes bras moins brutale.

Il était tellement gros, il remplissait mes deux mains, et il était tellement épais, on aurait dit un cœur, et je ne savais pas du tout quoi en faire. Je ne voulais pas qu’il soit là mais il restait là, toujours, alors pour finir, je suis sortie et je l’ai posé délicatement dans la terre, sous un arbuste. J’ignore encore aujourd’hui ce que c’était. Mais c’est à ce moment que nous aurions eu besoin de mon père. Tu comprends ? J’avais besoin d’un autre parent, d’un adulte, mais je n’avais personne. Il était parti.

JE restai étendue cette nuit-là à penser à ma mère, cette autre vie, une ombre de la mienne. Le poids terrible d’une dette impossible à rembourser. Que sommes-nous tenus de rembourser pour ce qui s’est déroulé avant nous, dans les générations passées ? Je n’avais aucun mot à mettre là-dessus à douze ans, rien que le poids éprouvé. Et j’y repense encore. Ce sentiment que ma propre vie était mise en pause jusqu’à ce que ma mère et ma grand-mère reçoivent un dédommagement. J’ignore si c’est juste, je sais seulement que c’est ainsi.

L’ennui, c’est qu’on ne peut jamais pénétrer dans cet univers d’ombre pour s’acquitter de son paiement. On ne peut pas l’atteindre, ni même y croire. Ma grand-mère allongée dans son lit, mourante. Et qu’en était-il de sa vie avant son agonie ? Qui était-elle alors ? Il faudrait que je connaisse cette époque aussi, afin de savoir ce qui doit être restauré.

Je restai allongée et j’essayai de la voir, mais je ne voyais que le visage de ma mère. Je ne pouvais imaginer ma grand-mère autrement que comme ma mère. Ainsi ma propre mère était déjà morte, elle s’était occupée des soins de sa propre agonie, et elle vivait à nouveau. Étais-je moi-même différente, ou rien que cette femme dans l’avenir ?

Les morts qui tendraient les bras vers nous, dans le besoin, c’est faux. C’est nous qui tendons les bras dans leur direction, dans l’espoir de nous retrouver en eux.

Le lendemain matin, nous nous levâmes dans la pénombre, ma mère avait l’air anéantie. Elle versa des céréales, certaines se répandirent sur le plan de travail et elle ne parut pas le remarquer. Nous mangeâmes à table, éclairées par le seul petit plafonnier au-dessus de l’évier. Ombre et obscurité, mastication de dents, aucun autre mouvement, c’est ainsi que j’imaginais les bassins après la fermeture de l’aquarium. J’avais vu la lumière s’éteindre dans un petit bassin de poissons d’eau douce, les algues vertes virant au noir, les poissons identiques, l’eau aussi transparente que l’air, invisible, un bref instant de reflet, les écailles saisies dans la lumière, puis un tour, et disparues à nouveau. Un monde effacé.

Nous roulâmes vers les lumières immenses, attirées vers le nord, toutes les formes éclairées seulement sur les bords, les contours surlignés d’argent, les wagons, les câbles au-dessus de nous et les ponts pas encore entièrement créés. Retour à une journée normale mais sans plus aucune notion de ce que cela signifiait. Allais-je voir le vieil homme à l’aquarium après l’école ?

Nous glissâmes devant Gatzert, le trottoir désert, personne en vue, aucun mouvement. Je te récupère ici, dit ma mère. Je ne sais pas à quelle heure. Peut-être à cinq heures, peut-être plus tard. Je dois rattraper le temps perdu hier.

Je veux aller à l’aquarium.

Non. On se retrouve ici.

Et elle disparut, et je restai seule sous un ciel encore noir, sans étoiles. L’air froid et humide, même sans pluie. Je me demandai si je pourrais marcher jusqu’à l’aquarium après l’école, voir mon grand-père et revenir à temps pour que ma mère n’en sache rien.

Je toquai à la porte vitrée et le concierge me laissa entrer. Un vieil homme qui ne parlait pas anglais. Une sorte de fantôme en salopette bleue, le visage dissimulé. Après avoir ouvert la porte, il arpentait le couloir sans bruit et disparaissait dans une salle. Comment était sa vie ? Éveillé toute la nuit dans ces couloirs, et dormant le jour. Que restait-il ? Parfois, la vie adulte me semblait d’une tristesse intolérable. Le travail de ma mère qui n’avait aucun sens, qui ne la mènerait nulle part et qui lui prenait presque tout son temps, mon grand-père tout seul, emmené par la police, ma grand-mère mourante. Je voulais que toute cette tristesse s’arrête et que tout le monde soit réuni.

Je m’installai sur mon banc et attendis, essayai de faire mes devoirs, mais j’étais si épuisée que je m’allongeai et m’endormis. Un sommeil des plus lourds et je me réveillai au son de la cloche qui annonçait les dix minutes restantes avant le début des cours. Shalini n’était pas encore arrivée. De la bave sur mon cartable. Des élèves partout, des cris et des rires qui ne m’avaient bizarrement pas tirée de mon sommeil. Je me rendis comme une somnambule aux toilettes pour faire pipi, je retournai dans le couloir et elle arriva enfin, tout sourire, se jetant à mon cou, la plus délicieuse des sensations, son parfum et sa chaleur et sa douceur, et le martèlement dans ma poitrine, et j’aurais pu rester ainsi des heures durant, mais un professeur nous poussa vers la salle de classe et nous dûmes nous séparer pour nous asseoir.

  1. Gustafson nous appelait “les gens”. Écoutez-moi, les gens, on est déjà dans la deuxième semaine de décembre. Il ne nous reste plus que la fin de semaine, qui passe vite, et deux jours la semaine prochaine, c’est tout. Tout doit être terminé. Vous comprenez ? Nous n’aurons plus de temps pour les maths, l’anglais ni rien du tout, malheureusement, alors vous pouvez laisser vos livres à la maison. Allez, au travail.

Lakshmi Rudolph n’avait toujours pas de pattes, mais nous travaillions sur son ventre. De longues bandelettes incurvées, nous la surplombions, fronts pressés, les bras se rencontrant sous l’animal. La main de Shalini sur la mienne, nos doigts humides de pâte, glissants. Je fermai les yeux et ne cessai de passer les mains sur les courbes. Le son de sa respiration.

Non mais qu’est-ce que c’est que ça, bon sang ? demanda M. Gustafson. Je ne pourrais même pas dire à quoi ça ressemble.

Alors ne le regardez pas, répondit Shalini.

On va devoir discuter avec tes parents, Shalini. Tu commences à avoir un problème de comportement.

Désolée de ne pas attendre Noël avec impatience. Je suis sûre que mes parents voudront y remédier.

Bon Dieu. Tu n’as que onze ou douze ans.

Douze.

Je ne devrais pas déjà être obligé de supporter ce genre de conneries. Tu vas être un cauchemar au collège.

Je préfère faire des maths plutôt que de fabriquer un renne en papier mâché. C’est un comportement préjudiciable. Vous avez raison.

Très bien. Faites votre truc gluant de votre côté et continuez à ignorer le reste du monde.

Merci, Baba Gustafson. Shalini s’inclina devant lui et sourit lorsqu’il s’éloigna. En Inde, mes professeurs étaient plus sévères. En Amérique, c’est trop facile.

J’ai un grand-père.

Quoi ?

Le vieil homme de l’aquarium, c’est mon grand-père.

Non.

Si.

Shalini me serra dans ses bras, toutes deux collées à Lakshmi Rudolph, du papier mâché sur nos T-shirts. Tu as une famille, maintenant.

À l’heure de la récré, nous nous installâmes dans les graviers derrière le grillage arrière du terrain de base-ball. J’étais allongée sur le dos, Shalini sur moi. Sa langue papillonnait autour de la mienne, le ciel blanc au-dessus d’elle, comme si elle était une géante descendue pour me plaquer à terre. Son pouls, notre respiration haletante. Ses lèvres si douces.

Je ne pouvais pas l’attirer assez près de moi, et la pause fut si courte, presque instantanément terminée. Nous dûmes retourner en classe au pas de course.

Le traîneau avait grandi, enflé et difforme, une maison de poupées sur patins. Non loin, un dreidel à pointe fabriqué à partir de cintres métalliques. Une toupie qui ne tournerait jamais. Le long du mur du fond, la peau longue d’un dragon et sa tête hérissée de piques, sa grosse langue rouge. La majeure partie laissait entrevoir le carton marron, tout devait encore être peint. Deux autres rennes aux bois métalliques et aux pattes courtaudes, deux elfes en pantoufles vertes et un père Noël. Notre Rudolph était le seul élément en rapport avec Diwali. Pas d’éléphant, pas de déesses aux bras multiples. Des centaines de dieux hindous représentés à travers Rudolph.

C’est ridicule, dis-je.

Viens ici, dit Shalini. Elle m’attira derrière Rudolph et m’embrassa. Nous étions au fond de la salle, accroupies, cachées derrière son ventre, personne ne pouvait nous voir. M. Gustafson regardait son livre de voitures anciennes, c’est ce qu’il avait coutume de faire quand il était débordé.

Shalini me prit la tête entre ses deux mains, m’attira plus près, plus près, mais je pris peur, reculai et me relevai.

Ne t’inquiète pas, dit-elle. Tout le monde panique. Regarde-les.

C’était vrai. La salle baignait dans un chaos absolu, si bruyant que j’entendais à peine Shalini.

Elle plissa le nez et grogna, puis arqua les sourcils et écarquilla les yeux.

J’éclatai de rire. Les sourcils de M. Gustafson étaient toujours arqués quand il lisait son livre, les voitures anciennes toujours fascinantes et, effectivement, son nez semblait presque frémir, flairant un parfum savoureux.

APRÈS l’école, je me mis à courir. J’avais jeté mon cartable derrière un buisson. Un ciel gris-blanc énorme, lourd, l’air comme du lait. La peur d’être surprise par ma mère. Le terrain accidenté tandis que je courais, tremblant à l’impact, les gratte-ciel penchés et balancés.

Des voitures me frôlant, s’éloignant, la rue d’une longueur insoutenable, succession interminable d’appartements et de maisons et de bureaux. Une ville contient ce que nous voulons et un million de choses que nous ne voulons pas.

Il faut que tu sois là, pensai-je. Sois là, je t’en prie.

J’ouvris la porte à la volée, hors d’haleine, en nage, et je dus retirer mon manteau. Les employés de l’aquarium ne me saluèrent pas, ils m’observèrent simplement. Après notre scandale, ils ne voulaient plus s’approcher de moi.

Je bus à la fontaine publique, j’attendis que mon cœur et mon souffle se calment. Je scrutai le couloir sombre mais ne le vis pas.

Je traînai mon manteau et avançai lentement dans le couloir. J’étais en avance, il était possible qu’il ne soit pas encore arrivé, ou il regardait déjà les poissons. Au premier embranchement, je ne sus quelle direction prendre, mais je renonçai au secteur plus grand et mieux éclairés des mammifères marins. Je préférai les couloirs plus obscurs, les poissons nocturnes et les habitants des abysses, c’est là que je le trouvai. Un bassin sombre de terre et de sable noir, sans roche, nulle part où se cacher. Mon grand-père penché près de la vitre, scrutant les rascasses ocellées, parmi mes préférées. Elles ressemblaient à des papillons de nuit, leurs ailes d’un vert-jaune pâle, une tête qu’on aurait pu croire couverte de poils blancs. De fines antennes blanches pareilles à des pattes d’insecte. Et puis un corps de poisson, comme si les deux espèces avaient été greffées, une transformation inexplicable dans la pénombre, deux mondes qui n’auraient jamais dû entrer en contact.

C’est si beau, dis-je.

Caitlin, dit-il, et il se précipita pour me serrer dans ses bras, il m’attira contre lui. Le son râpeux de sa respiration, les battements de son cœur. La peau sèche de ses mains enveloppant ma tête. Je passai les bras autour de lui. Papy, dis-je.

D’étranges crêtes et canyons sous sa chemise, un parfum de lessive et de déodorant et de personne âgée. Il était comme une maison, comme un sentiment d’appartenance.

Je t’aime, Caitlin.

Je t’aime aussi, Papy.

Nous restâmes ainsi longtemps dans les bras l’un de l’autre. Je fermai les yeux. Oscillant un peu, comme dans un courant tiède, notre propre lagon quelque part dans les îles Marshall ou dans un archipel indonésien.

Je suis tellement désolé, Caitlin. C’était affreux, lundi. Tu n’aurais jamais dû assister à une chose pareille. Mais la situation va s’améliorer. Ça prendra peut-être longtemps avant que ta mère me pardonne, mais ça va s’arranger.

Je le serrai aussi fort que possible.

Ça m’a fait un tel choc de voir ta mère de près. Elle n’a pas changé, juste un peu vieilli.

Elle refuse que je te voie.

Le vieil homme prit une profonde inspiration et soupira. Il me lâcha, redressa le dos et regarda les rascasses. Je ne peux pas lui en vouloir, dit-il. C’était mon bébé et je l’ai abandonnée. J’ai abandonné sa mère. Si je pouvais revenir en arrière, je le ferais.

Je ne savais pas quoi dire. Difficile de ne pas l’imaginer autrement qu’en vieil homme, et il fut soudain loin de moi. J’observai les rascasses qui flottaient juste au-dessus du sable dans la lumière tamisée, leurs antennes explorant le sol en quête de nourriture, n’importe quoi, enfoui.

C’était insoutenable, dit-il. Quelque chose en moi refusait de rester. Je ne pouvais pas regarder ma femme se dissoudre et disparaître. Le plus terrible, c’était le sentiment d’impuissance. Je ne pouvais rien faire pour la guérir.

Je ne voulais pas l’écouter. C’était trop, d’entendre le récit de ma mère, puis celui de mon grand-père. Je me contentai de regarder les rascasses. Pliant leurs ailes vert pâle et les déployant encore à chaque menace, à la moindre sensation d’être observées derrière le verre, ou par une forme plus grande venue d’en haut. Le sable et la terre noire auraient dû être le plateau continental, s’étendant sur des centaines de kilomètres depuis New York, et ces poissons auraient dû nager juste au bord, à l’extrémité de la plaine abyssale.

Tu savais que les rascasses s’enfoncent dans le sable pendant la journée et que seuls leurs yeux émergent ? me demanda-t-il. Il devinait toujours quand je paniquais. Il savait toujours comment me calmer.

Ouais, dis-je. Mais elles ne sont jamais à moins de quinze mètres de profondeur, souvent davantage, il n’y a pas beaucoup de lumière. Je ne vois pas trop ce que ça change.

Bien vu. J’imagine qu’on découvre un éventail de relativité au fil de notre vie. Ce que nous percevons comme une absence de changement est peut-être aussi différent pour elles que le jour et la nuit. Et le froid. Il fait toujours froid chez elles, mais le moindre changement leur semble peut-être énorme.

Comme nous, en ce moment.

Exactement, comme nous en ce moment. Tu es intelligente, Caitlin.

Il passa un bras autour de mes épaules et je m’appuyai contre lui.

Ça fait trop longtemps que ma vie n’est qu’un étroit éventail de relativité, dit-il.

Une rascasse s’éloigna en trombe puis fit volte-face et déploya ses ailes. Je m’attendais à la voir s’envoler, se libérer de cette moitié de poisson, s’élever dans l’eau devenue air.

Tu sais quelle taille fait ce bassin ? demandai-je.

Non.

Douze mètres de profondeur.

Non.

Il monte bien au-dessus de nous pour donner la pression nécessaire aux poissons. Si la rascasse se transforme en papillon de nuit, elle devra nager douze mètres avant d’atteindre la liberté.

J’adore cette idée. Je la vois bien devenir un papillon de nuit et s’élever vers la lumière. Et tu as raison, ce n’est pas un mâle.

Le bassin ne mesurait pas vraiment douze mètres, mais j’aimais à croire que si, et j’étais heureuse qu’il me croie. Je me représentais les pièces comme à l’arrière de la chocolaterie de Willy Wonka, un paysage éclatant de tuyaux colorés, de bulles, de pompes. Ce n’était pas vraiment ça, je le savais bien sûr, mais j’aurais voulu qu’il en soit ainsi.

Nous dérivâmes vers un bassin pareil à une bulle, sombre, sous pression, contenant des crabes royaux. Le bras de mon grand-père sur mes épaules. Les pierres lisses, presque noires, et cette armure rouge hérissée d’épines, blanche en dessous.

On dirait que quelqu’un l’a assemblé morceau par morceau, dis-je. On peut voir chacune de ses articulations.

Ça me semble incroyable qu’il puisse grandir, dit mon grand-père. Naître petit avec toutes ces plaques, et que toutes les plaques aient pu grandir et être tout de même à la bonne taille.

Un crabe tendait haut la pince vers la vitre dans notre direction, dépliant ses pattes d’un mètre de long. Le dessous de son corps pareil à des doigts entrelacés, sur le point de s’écarter et de laisser apparaître une autre créature.

Je me reconnais dans les poissons, dit mon grand-père, mais pas dans les crabes.

Moi non plus. Ces yeux minuscules au bout de leurs tiges n’expriment rien. Et cette bouche. On ne peut même pas appeler ça une bouche. C’est juste un tas de pattes.

Il rit. J’ai tellement de chance d’être avec toi, Caitlin. J’aimerais que cet aquarium se prolonge sur des kilomètres et des kilomètres, qu’on y voie chaque poisson, chaque crabe et chaque créature étrange de la mer.

Il m’attira plus près de lui encore, et j’étais si heureuse que j’étais incapable de parler. Le crabe royal n’éprouverait jamais cela.

Tu as raison, c’est à cause de la bouche, dit-il. S’il avait des lèvres, on se sentirait plus proches de lui. Il nous faut simplement des yeux et des lèvres, il me semble, et on pense alors pouvoir dire bonjour. Je ne m’étais jamais rendu compte avant, je crois, à quel point on a besoin que le monde soit à notre image.

MON grand-père me reconduisit à l’école dans une très vieille Mercedes. Tout y était ciré, comme neuf, comme si nous étions remontés dans le temps.

J’aime bien ta voiture, dis-je. Ma mère roule en Thunderbird.

Il sourit. Je sais. Il a fallu que je vous retrouve, alors j’ai vu où vous habitiez, j’ai vu la voiture de Sheri et là où elle travaille. Ne lui dis pas, s’il te plaît. Elle serait furieuse. Mais je tenais à vous retrouver.

D’accord, dis-je, mais je ne savais pas trop quoi en penser. Depuis combien de temps nous observait-il ?

Je suis mécano, dit-il. Enfin, je l’étais. Je suis à la retraite. Mais j’ai bossé sur des moteurs diesel toute ma vie. Celui-ci est un diesel. Tu entends la différence de bruit ?

J’écoutai mais ne remarquai rien. Peut-être, dis-je.

Eh bien, tu écouteras la Thunderbird plus tard. Ça te semblera plus doux, comme un seul et unique son quand ta mère accélère. Avec le diesel, on a l’impression d’entendre des épingles qui tintent et s’il y a un turbo, tu l’entends par-dessus après l’accélération, au moment où il diminue. C’est presque comme un avion. Celle-ci n’a pas de turbo.

Il accéléra alors et j’écoutai. On aurait dit des épingles, en effet. On a l’impression qu’il est sur le point de casser, dis-je.

Ah, il durera bien longtemps. Je pourrais parcourir des millions de kilomètres avec ce moteur, et je peux aussi le laisser tourner une semaine entière, si je veux, sans le couper. Jour et nuit. Aucun moteur à essence n’en serait capable.

Ouah.

Les moteurs ont une vie, tout comme les gens. Si quelque chose se produit, il reste des séquelles, toujours. Il y a une histoire dans chaque moteur. Je garderai ce moteur jusqu’à la fin.

Comment ça, la fin ?

Pardon, Caitlin. Je voulais dire, ma fin à moi, mais elle ne viendra pas de sitôt, je te le promets. Pas d’inquiétude à avoir. Je serai là pour toi.

J’eus soudain envie de pleurer, mais je scrutai par la vitre et ravalai mes larmes, et nous nous trouvâmes bientôt devant Gatzert.

Je suis désolé, Caitlin. Je ne voulais pas te faire pleurer. Il détacha sa ceinture de sécurité et se pencha sur la banquette pour m’enlacer. Je m’accrochai à son bras, rendu épais et solide par le travail, je m’en rendais compte à présent. Et merci d’être passée me voir. J’y serai tous les jours, on trouvera une solution avec ta mère. Elle a besoin d’un peu de temps, c’est tout.

JE retrouvai mon cartable dans le buisson et m’installai sur un banc en métal devant la porte d’entrée. Le coucher du soleil, la lumière venue de nulle part, et déjà moins intense. J’étais bien emmitouflée mais il faisait froid, aussi entrai-je attendre dans l’école. Une lumière éternelle dans de longs tubes. Je crois qu’ils ne les éteignaient jamais. Allumés juste une fois jusqu’à leur mort, puis on les remplaçait. Peut-être pas éternelle, alors.

La nuit était complète quand ma mère arriva. Et elle était fatiguée. Comment ça va, ma puce ? murmura-t-elle.

Bien, dis-je. C’était comment, le boulot ?

Oh, toujours pareil. Je pourrais manquer chaque jour de boulot, ne jamais y retourner et ça serait toujours pareil. Je n’ai aucune incidence sur rien. Je purge juste ma peine.

Il était rare que ma mère soit ainsi. Seulement quand elle était vraiment épuisée.

Steve vient ce soir, il est en train de préparer à manger. J’espère que ça te convient.

Ouais, dis-je. Je l’aime bien, Steve.

Ouais. C’est un type bien.

Nous roulâmes le reste du chemin en silence et je me rendis compte que je me cachais à présent, malgré moi. Quelques jours plus tôt, à peine, j’aurais pu lui parler de tout mais ce qui importait devait désormais rester secret. Je ne pouvais pas lui dire que j’avais vu mon grand-père, je ne pouvais pas lui parler de sa vie ni lui poser de questions, je ne pouvais pas partager avec elle ce que nous avions vu ou dit à l’aquarium. Et je ne pouvais pas parler de mes baisers avec Shalini, ni de ma vie entière qui changeait de bout en bout. Ce qui s’était déroulé en quatre jours.

Je tendais l’oreille chaque fois que ma mère accélérait, la poussée sans accroc, différente du diesel, mais je ne pouvais rien dire. La lente oscillation des secousses à mesure que nous flottions.

Je sentis l’odeur de friture en ouvrant la porte. Buongiorno, s’écria Steve. Il portait une toque de chef et un tablier à carreaux rouges et blancs, et il nous souriait.

Ben dis donc, lâcha ma mère.

Benvenuti, dit-il. Bienvenue en Italie, des aubergines au parmesan pour notre petite végétarienne.

Ma mère rit et se serra contre lui pour l’embrasser. Elle lui vola sa toque et la coiffa.

T’es italien, au moins ? demandai-je.

Non, dit-il avec un accent italien. Mais en Italie, on sait faire de la bonne bouffe. Il rapprocha son pouce et deux doigts et les agita dans l’air.

T’es quoi, alors ? demandai-je. Tu viens d’où ?

Les origines, dit Steve. Elles ne nous définissent pas, tu sais. Jamais. Chacun d’entre nous est sa propre œuvre originale. Moi, je viens de Nintendo. C’était un de mes parents, ma mère. J’ai tété à la manette des jeux vidéo. Et AC/DC, un groupe de pères, certes vieux mais bons, Back in Black et Shaking me all night long, excellents précurseurs de Nirvana.

Mais tu viens d’où ?

T’es une tête de pioche, toi. Le pays d’antan, c’est ça que tu veux, dit Steve en reprenant un accent italien. Eh bien, on vient d’Albanie, juste de l’autre côté de la mer, en face de l’Italie, mais je n’y suis jamais allé. J’ai entendu parler des belles montagnes sur la côte, des oliveraies à vous serrer le cœur, des appels à la prière dans les minarets, de la meilleure nourriture que la terre entière ait jamais mangée, mais je n’en ai goûté qu’un tout petit peu à travers mes grands-parents. Mes parents nous servaient à manger de la charcuterie industrielle Oscar Mayer. Donc tu vois, on vient de nulle part.

Je ne savais rien de tout ça, dit ma mère. Elle asséna un petit coup de poing dans l’épaule de Steve. Tu ne me racontes jamais rien, et tu dis tout à ma fille ?

C’est une dure à cuire, ta fille. J’ai peur d’elle.

Ma mère éclata de rire. C’est vrai. C’est une dure à cuire. J’ai peur d’elle, moi aussi.

Steve retournait les tranches d’aubergine, brunies dans leur chapelure et crépitant dans l’huile. Il avait mis une casserole d’eau à bouillir pour les pâtes et un grand pot de sauce tomate. J’étais si heureuse, je me sentais sur le point d’exploser.

C’est où exactement, l’Albanie ? demanda ma mère.

Ah, la pauvre Albanie. Personne ne sait où elle est.

Désolée.

Tu vois la botte de l’Italie ?

Ouais.

L’Albanie pourrait se prendre un coup de talon de cette botte. Il y a un peu de Grèce aussi, avec les îles Ioniennes. J’aimerais y aller, un jour. On vient d’un village près des ruines romaines de Butrint, qui sont incroyables, paraît-il. D’immenses murs de pierre et un théâtre antique, et la plus grande et la plus belle mosaïque du monde, un large cercle au sol en carreaux colorés entouré de colonnes.

Ça doit être superbe.

Ouais, je dois bien l’admettre, je regrette parfois de ne pas avoir grandi là-bas.

Pourquoi ? demandai-je.

Steve retirait à présent les aubergines de la poêle et les disposait dans un grand plat avec la sauce tomate. L’histoire, dit-il. Se tenir à un endroit en sachant que tu viens de là depuis une douzaine de générations, ou peut-être même une centaine, voire plus. De savoir qu’il y avait là une grande ville, deux mille ans plus tôt, et que tes ancêtres ont aidé à la construire, qu’ils y ont vécu et travaillé. Quand tu parcours une petite route, tous les autres, ceux d’avant, l’arpentent avec toi.

Steve versa une dernière couche de sauce avant de prendre un morceau de parmesan et une râpe. Ma mère l’étreignit par-derrière. Je préfère être avec toi en ce moment, dit-elle. J’ai comme l’impression que quelqu’un s’apprête à partir en Albanie.

Ça n’arrivera jamais, malheureusement. On ne revient jamais sur ses pas.

Tu devrais, dis-je. Au moins en touriste. Il faut.

Steve rit. D’accord, alors. On m’a donné un ordre. Ainsi soit-il.

Il râpa le fromage au-dessus du plat à gratin avant de l’enfourner. Vingt minutes, dit-il.

Pourquoi tu n’irais pas t’allonger un peu ? me dit ma mère. Tu as l’air fatiguée.

J’allai dans ma chambre pour les laisser seuls. Je m’étendis sur le lit, lumière éteinte, et j’observai les formes au plafond. Lumière des rideaux, ondoyant en vagues à cause des plis. Celle des voitures passant comme des journées écourtées, s’élevant et retombant. J’étais épuisée et submergée d’émotion, et je ne pensais à rien.

Je me réveillai désorientée. Affamée. Je luttai pour me lever, franchir ma chambre, et je les trouvai attablés, la vaisselle sale empilée sur le plan de travail. Vous ne m’avez pas réveillée, dis-je.

Non, ma puce, tu avais l’air si fatiguée.

Mais j’ai loupé le dîner.

Il en reste, dit Steve. Je vais te servir tout de suite. Il recoiffa sa toque, se leva et me fit signe de m’asseoir, il dit, Bella, prego, et me servit une assiette d’aubergines au parmesan avec des pâtes, et un peu de salade en accompagnement. Buon appetito, dit-il.

Je me suis endormie, dis-je, engourdie et perdue. Je pris une bouchée avec ma fourchette, elle n’était que tiède, plus vraiment chaude, mais bonne quand même. J’ai un grand-père, dis-je.

Comment ça ? demanda Steve.

Arrête, Caitlin, dit ma mère.

Elle vient de dire qu’elle avait un grand-père ?

Oui, dit ma mère. Mon père a décidé de refaire surface au bout de dix-neuf ans pour jouer les papys.

Eh ben.

Je l’ai rencontré à l’aquarium.

Tu ne l’as pas rencontré. Il nous a suivies. Il est vieux et seul, il est sûrement en train de mourir et il a besoin d’une infirmière, et vu que je me suis tellement bien entraînée à ça, pourquoi ne pas en profiter ? Ou alors il a conscience d’être un salaud minable après ce qu’il a fait et il veut être pardonné.

Dix-neuf ans, dit Steve. C’est long.

Puisque Caitlin veut te mêler à ça, autant que tu le saches, il m’a abandonnée et m’a laissée m’occuper seule de ma mère mourante. Il m’a laissée sans rien. J’avais quatorze ans.

Je n’arrivais plus à manger les aubergines. Je gardais les yeux rivés sur la table et je les déchirais avec ma fourchette. Le ruban sombre qui entourait chaque tranche, dissimulé sous des miettes de pain, la chair jaune pâle et ses tourbillons plus sombres, un camouflage, nageant dans une épaisse mer rouge. Posées à plat au fond, cachées.

Pourquoi tu voulais que je sois au courant ? me demanda Steve d’une voix douce.

Pour que tu puisses nous aider, dis-je.

Oh, comme c’est beau. Ma mère leva les bras au ciel. Merci à tous les deux. C’est génial. Parce que j’ai été si méchante et que mon père est un ange.

Non, dit Steve. Non. Je n’insinuais rien du tout.

Eh bien, Caitlin, si. Caitlin m’a dit qu’elle me détestait. Je veux mon papy.

Elle le dit d’une voix de bébé, geignarde, elle se moquait de moi. Puis elle tendit le bras et me toqua le front. Toc toc, dit-elle. Tu n’as pas de foutu papy.

Sheri, dit Steve.

Fous le camp. Fous le camp d’ici, bordel.

Steve baissa les yeux, épaules affaissées, et nous attendîmes tous, en silence. J’entendais la pendule et la respiration de ma mère. Je sentais sur mon front l’endroit où s’étaient posées ses articulations. Puis Steve se leva, attrapa sa veste et sortit. Sans un au revoir, et il ne se retourna pas pour nous regarder.

Ma mère frappa la table du poing, mon assiette rebondit. C’est ça que tu veux ? dit-elle, bouche tordue. Tu veux tout me prendre ? Tu veux que je passe ma vie à travailler ? Que je n’aie rien à côté ?

Non.

Alors ! Réveille-toi, bordel. C’est lui ou moi. Pas les deux.

JE m’enfouis sous la couette et me roulai en boule comme un poisson pulmoné attendant la pluie. Une hibernation, sauf qu’on l’appelle estivation puisque c’est pendant les chaleurs de l’été et non le froid de l’hiver. Quand tout est insoutenable, que l’exposition aux éléments est trop intense, l’air trop chaud à respirer. Ma mère est la meilleure personne sur terre, la plus généreuse, la plus forte, mais c’était sa saison sèche, cette époque où elle était davantage une tempête qu’une personne, une poussière soufflée par le vent, prenant de la vitesse depuis un lieu vaste et sans source, je savais alors que je devais me cacher.

Les poissons pulmonés peuvent ralentir leur métabolisme jusqu’à un soixantième de leur performance normale, mais cela ralentit le temps par la même occasion. Une nuit devient soixante nuits. C’est le prix à payer pour se cacher. Retenez votre respiration pendant une minute et voyez ce que devient une minute.

Le lendemain matin, j’essayai de rester invisible. Je baissais les yeux vers mes céréales et ne les relevais jamais. Ma mastication était interminable. Nous mangeâmes encore à la lumière du petit plafonnier au-dessus de l’évier, projetant des ombres nocturnes, immenses et distordues.

Il n’a rien à perdre, dit ma mère. Tout ce jeu ne lui coûte rien. Moi, je paie et lui ne paie rien. Ça a toujours été le cas.

Mieux valait ne rien dire, je le savais. Tout ce que je dirais serait perçu comme une attaque. Je levai les yeux à plusieurs brèves reprises, le visage de ma mère dans l’ombre, caché, la lumière derrière elle.

Et ce que tu ignores, c’est qu’on peut perdre les choses très rapidement. Je peux perdre Steve, il ne faudrait que quelques soirées comme celle d’hier. Quelques-unes à peine, et peu importera tout ce qu’on aura fait ensemble avant. Tout peut être effacé. Il te suffit de continuer un peu et tu me l’arracheras. C’est ce que tu veux ? Plus de Steve ?

Je ne cherche rien à faire.

Tu peux arrêter tes conneries, aussi. Tu sais très bien ce que tu fais. Tu n’as rien écouté de ce que je t’ai raconté sur le passé. Tu te contrefous de ce qu’il m’a fait. Et ne commence pas à pleurer. J’en ai ras-le-bol de te voir t’apitoyer sur ton sort. Tu as la vie facile, toi. Il faut qu’on y aille sinon on va être en retard. Et tu sais pourquoi on est obligées de partir aussi tôt ?

Je ne la regardais pas. Je regardais mon bol de céréales et j’essayais de ne pas l’entendre.

On part aussi tôt parce que ta mère sera esclave toute sa vie afin que la petite princesse puisse avoir une existence meilleure. C’est le rôle des parents.

Au singulier, dis-je. D’un seul parent.

Oh, magnifique. Donc tu as vraiment envie qu’on se dispute.

J’essayais de faire mieux qu’un poisson pulmoné. J’essayais de m’enfouir et de me changer en pierre. Pas dans un trou de boue séchée me laissant réapparaître aux premières pluies, mais juste mon corps changé en roche.

Tu n’as rien à ajouter ? Juste ce petit bijou de réplique et c’est tout ?

Je crus ma mère sur le point de me frapper mais elle n’en fit rien. Elle s’éloigna à grands pas, empoigna ses affaires et ouvrit la porte. On y va. Maintenant.

Je fus tentée de rester. Que se passerait-il si je refusais de bouger ? Mais j’avais peur d’elle, aussi, je me levai, attrapai mon cartable et mon manteau, puis me glissai devant elle avant de franchir la porte.

Le froid, la neige, des cônes de flocons jaunes dans le halo des lampadaires pressés vers le bas, tombés de nulle part, rien que le noir au-dessus. Je m’accrochai à la rampe, au cas où il y ait du verglas. Je sentais l’air dans mon nez et dans ma gorge.

Ça va être génial, au travail, dit ma mère. Quel plaisir d’être dehors dans la nature, avec toutes ses poutres métalliques, cette gadoue, cette huile, ces fluides hydrauliques, cette crasse et cet air salé partout, comme c’est super de savoir que c’est juste le début et que ça va durer comme ça quatre mois. Plus de pluie que de neige, mais toujours aussi froid. Quel magnifique plaisir. Quel honneur.

Ma portière était rivée par le gel, je dus tirer de toutes mes forces pour la dégager et l’ouvrir. Ma mère grattait le givre sur le pare-brise. Personne dans les parages à cette heure, les voitures et les appartements plongés dans l’obscurité. Le sol craquant sous nos pieds. Je me glissai sur le siège passager, mes jambes aussitôt glacées sous mon jean. Je m’assis sur mes mains gantées et me voûtai pour conserver ma chaleur. Si nous restions ainsi quelques heures sans rien faire, nous pourrions mourir.

Ma mère mit le moteur en marche et il lui fallut un moment avant de démarrer. Elle le fit vrombir, un régime régulier, pas le moindre son d’épingles. Puis nous roulâmes lentement dans notre rue avant de nous engager dans East Marginal Way South vers le nord, les phares arrière des autres voitures devant, à présent, et les lumières de la ville au-delà.

Ce que je préfère par-dessus tout, dit ma mère, c’est quand j’ai bien transpiré et qu’on doit attendre à ne rien faire, et que la sueur gèle.

Je suis désolée, dis-je.

Eh bien, c’est un bon début.

Mais je ne fais rien de mal.

Ce ne sont peut-être pas des excuses si terribles. Je pensais qu’il nous restait une année environ avant qu’on en arrive là, pas avant ton adolescence mais j’imagine que ça peut tout aussi bien commencer maintenant. Pourquoi vouloir une année de paix quand on peut commencer à se disputer tout de suite ?

C’est toi qui tournes ça en dispute.

Ouais, dit ma mère. Ouais. C’est le début. J’ai fait la même chose à ma mère, jusqu’à ce qu’elle se mette à agoniser. Et à ce moment-là, j’aurais voulu trancher cette sale petite langue et retirer tout ce que j’avais dit. Alors qu’est-ce que je pourrais bien faire pour te court-circuiter ? Peut-être te parler de ton père. Tu voudrais apprendre des trucs sur ton père ?

Oui.

Je parie que oui. Alors on va garder ça pour un moment où tu seras sympa.

Tu ne m’as jamais rien raconté.

C’est vrai.

Ma mère alluma le chauffage, le moteur assez chaud maintenant, et nous restâmes assises dans notre petit désert, le vent chaud soufflé à nos pieds et dans nos visages tandis que la neige tombait dehors. Comme la pluie dans le faisceau des phares mais blanc et plus lent, suspendu puis aspiré dans un tourbillon tandis que nous entrions en collision. Les lumières de la ville ouatées et floues.

Il nous fallut longtemps pour atteindre East Yesler Way, gravissant la colline dans un lieu qui ne ressemblait plus à la ville. Gatzert attendait, éclairée et solitaire près de la rue.

Quelle heure ? demandai-je.

Je ne sais pas. Quatre heures et demie, peut-être, ou cinq heures et demie.

Elle disparut aussitôt. Elle resterait toute la journée dehors, dans le froid, et l’hiver suivant serait identique, et l’hiver d’après, chaque année jusqu’à ce que j’ai le même âge qu’elle en cet instant, et elle travaillerait encore, encore vingt ans, et puis dix ans après, trois fois mon existence actuelle, une éternité. Ce matin-là, je crois que je compris pour la première fois. C’était trop affreux pour être vrai. Ma propre mère prise au piège, une esclave exactement comme elle me l’avait dit.

Le vieux concierge me laissa entrer et disparut dans sa cage, quelque part, et je m’installai sous les lumières des néons sans âme, j’attendis. C’était le début de la vie de ma mère, attendre et ne rien faire. Le froid, et nous respirions encore, et rien d’autre.

Je n’avais pas fait mes devoirs mais je ne pouvais pas sortir mes livres maintenant, et M. Gustafson ne vérifierait pas, de toute manière. Il avait même dit de ne pas apporter nos manuels, je m’en souvins. Je restai donc assise là à attendre pendant une heure et demie, jusqu’à ce que tout le monde arrive en criant et en courant et en riant, et Shalini apparut enfin, ensommeillée et douce, et elle garda les bras autour de moi deux minutes, puis nous dûmes entrer en classe.

  1. Gustafson jeta l’éponge. Nous ne serions jamais prêts à temps pour le défilé de Noël – quelques parties du dragon et du traîneau ne seraient pas peintes, des morceaux de fil métallique dépasseraient des pattes et des bois des rênes, Lakshmi Rudolph n’aurait presque pas de pattes, un Père Noël informe, un dreidel qui ne tournerait jamais – et il était fatigué. Toutes les années précédentes s’étaient déjà sans doute soldées par des échecs et il n’avait pas de plan de secours.

Je me souviens avoir été furieuse contre M. Gustafson, mais Shalini ne prenait jamais cette peine. Le chaos ne la dérangeait pas, elle s’amusait du ridicule.

Regarde sa langue, dit-elle. Il tire la langue. Et c’était vrai. Il regardait son livre de voitures, la bouche entrouverte et sa grosse langue jaillissait au-dessus de sa lèvre inférieure.

Beurk, dis-je.

Viens ici, dit-elle, et je m’agenouillai derrière notre Rudolph. J’adore tes cheveux, dit-elle. Si légers. Ils ne pèsent rien du tout. Elle les souleva et m’embrassa dans le cou, ma peau se contracta, chair de poule et frissons. Je tremblais bien qu’il ne fasse pas froid. Elle m’embrassa l’oreille et la mâchoire, jusqu’aux lèvres. Je voulais l’inspirer, la retenir en moi, je voulais que tout le monde disparaisse autour de nous, qu’ils s’en aillent.

Ma mère ne veut pas que je voie mon grand-père.

Shalini continua à m’embrasser. Ne parle pas, dit-elle.

J’ai peur qu’elle ne me laisse jamais le voir.

Shalini s’interrompit et ouvrit les yeux. Tu l’as vu hier, non ? Tu es partie en coup de vent.

Ouais.

Et tu vas pouvoir le voir aujourd’hui ?

Ouais.

Alors. Tout va bien.

Mais je n’ai pas envie de me cacher et d’avoir des secrets.

Caitlin, dit-elle. Regarde ce qu’on est en train de faire. Tu vas être obligée d’avoir des secrets.

JE courus revoir mon grand-père, je courus jusqu’à ce que le froid me brûle les poumons et que mes jambes semblent devenir friables, en verre. Il neigeait encore, une couche de quinze centimètres à présent, faite de rien, mes pieds s’enfonçant comme si la neige n’était que de l’air. La ville disparaissant, ses contours adoucis, le ciel identique à la terre. Seuls demeuraient les lampadaires et les fenêtres, et les traces sombres des voitures sur la route.

Je dus marcher pour reprendre mon souffle. Le cœur battant, la peau moite de sueur sous mon manteau. Je ne voulais pas d’une existence secrète, cachée à ma mère. Je ne pouvais pas imaginer vivre ainsi.

Impossible de deviner où se trouvait le soleil. La lumière faible, une émanation venant de partout à la fois, la mer invisible, cette route raccourcie à chaque extrémité, le ciel assez près pour être touché. Le son de ma propre respiration.

Je me remis à courir mais il s’écoula presque une éternité avant que je n’atteigne l’aquarium. L’intérieur me parut chaud, je retirai mon manteau.

Je le retrouvai devant le plus grand bassin à l’instant où un banc de maquereaux fonçait vers nous, bouches ouvertes, en quête de plancton.

Regarde, dit mon grand-père. On voit l’eau derrière eux à travers leurs bouches. Leurs bouches ne mènent nulle part.

Je n’avais encore jamais remarqué ça. La nourriture n’atteindrait jamais leur estomac. Ils seraient à jamais affamés, mangeant sans cesse et ne trouvant rien. C’est mal, dis-je.

Je ne comprends pas, dit-il. Par où leur bouche est-elle rattachée au corps ?

Ce que je voyais, moi, c’était chaque partie d’un poisson errant seule dans l’océan. Une bouche ouverte dans l’eau infinie, sans corps rattaché, une queue pareille à un boomerang se projetant seule à travers le vide de cet espace bleu, un œil flottant, solitaire. Et si tout était inachevé ? Si tout était créé incomplet ?

Ils sont vivants, dit mon grand-père. Et ce sont des nageurs rapides, alors ça doit fonctionner d’une manière ou d’une autre, mais j’ignore comment. Et c’est quoi le plancton, vraiment ? On dirait un concept inventé, un conte de fées. Une baleine immense filtre le vide avec sa bouche ouverte et elle est quand même nourrie.

Je pense que ce n’est pas terminé, dis-je. Je pense que rien n’est terminé.

Comment ça ?

Je me sentais submergée. Je ne sais pas, dis-je.

Je crois comprendre ce que tu veux dire, ajouta-t-il. On pense que le monde est achevé, que les choses sont ainsi, mais en fait, il continue à se créer. D’ici des millions d’années, les maquereaux auront un ballon s’ouvrant sur l’estomac, à l’image de leurs têtes.

Ce n’est pas ce que je veux à dire.

Alors quoi ?

Qu’on n’est pas encore assemblés. Il y a des morceaux manquants.

Alors la première version n’est pas terminée ? Non seulement il n’y aura pas d’autres versions de nous, mais même notre première ébauche n’est pas encore terminée ?

Ouais.

Hmm. Je comprends. Mais je ne crois pas que ce soit vrai, Caitlin. Je pense qu’on est bien. Je pense qu’on est terminés. Nos vies sont totalement en bazar, d’accord, mais je pense qu’on a tout ce dont on a besoin.

Les maquereaux étaient déjà loin, à l’autre bout du bassin, des ombres pâles rassemblées, des jeux de lumière, à peine plus que des grains de poussière dans l’air. La mer, une vaste étendue aveugle, trop épaisse, les formes identifiables seulement de près. Aucun avertissement.

Des morues tout près, juste au-dessus des rochers et des algues, aplaties et lentes, d’un jaune-brun, sans but, des yeux mornes. Une sorte de poisson-chat d’eau salée, attendant seulement d’être dévoré. Les plaques rondes et plates de leurs têtes, une armure, des lèvres charnues et tristes, une antenne blanche pour trouver à manger dans le sable. Elles étaient peut-être achevées, mais dans quel but ?

C’est quoi ? demanda mon grand-père.

Des morues.

Un dîner. Je ne savais pas qu’elles ressemblaient à ça. Elles sont tellement jaunes qu’elles teintent l’eau autour d’elles. Je ne les aurais jamais remarquées si tu ne les avais pas observées.

Je regardai encore à l’endroit où nageaient les maquereaux, leurs têtes d’argent étincelant, bouche ouverte, et ils rendaient l’eau plus lumineuse, eux aussi, plus bleue, comme il l’avait dit. Tu as raison. Les morues donnent l’impression que l’eau est jaune et boueuse.

Les maquereaux étaient si rapides, des éclairs de lumière aux rayures noires lancés à pleine vitesse, demi-tour et disparus.

La plupart des poissons d’ici, on ne les voit jamais, dit mon grand-père. Les gens viennent à l’aquarium. Ils vont regarder les requins, les crabes royaux, ils s’extasient devant les couleurs les plus éclatantes, mais la plupart des poissons ne se font pas remarquer, tous ceux qui sont ternes, bruns, tous ceux qui sont lents.

C’est vrai, dis-je. Je n’ai jamais vu quelqu’un observer les morues aussi longtemps.

Et les morues seront là pour toujours. Les maquereaux ont l’air de vouloir s’échapper. On dirait qu’ils cherchent un passage pour sortir. Et ils finiront sûrement par le trouver. Mais les morues s’en fichent. Elles sont prêtes à croire que l’aquarium est le monde entier. Elles vont manger, ou on va leur servir à manger, et c’est la même chose.

J’ai de la peine pour les morues, dis-je.

Moi aussi. Elles ont l’air tristes. Je ne crois pas pouvoir les regarder encore longtemps. Il faut qu’on aille voir autre chose.

Je sais où on pourrait aller. Juste à l’étage. Le même bassin, mais vers la partie supérieure, c’est un bassin ouvert. Le mola mola. Tu l’as déjà vu ?

Je ne savais pas qu’il y avait un étage.

J’étais si enthousiaste que je sautillais sur place. J’allais pouvoir montrer quelque chose de nouveau à mon grand-père.

Dépêchons-nous, alors, dit-il. Je meurs d’envie d’aller voir ça.

Nous gravîmes une étroite cage d’escalier sombre ponctuée de hublots ronds comme ceux d’un sous-marin. Ne regarde pas encore, dis-je. Ferme les yeux jusqu’à ce que je te prévienne.

Je pris mon grand-père par la main et le guidai dans la petite salle qui donnait sur un bleu profond et infini. Aucune formation rocheuse, pas d’algues, pas de morues ni de poissons des fonds, même les maquereaux, les albacores et les requins ne faisaient que de rares passages lors de leurs rondes. Mais le mola mola adorait flotter à la surface, offert au soleil, un œil observant vers le haut. Puis il s’immergeait à nouveau juste sous la surface et longeait le bord du bassin à sa manière tortueuse et improbable. Mon grand-père gardait les yeux fermés avec patience et j’attendis que le poisson se trouve juste devant nous.

Vas-y, tu peux les ouvrir, dis-je.

Oh, lâcha-t-il. Oh, mon Dieu. On dirait l’homme sur la lune.

Et soudain, je le vis moi aussi. Un croissant de lune blanc, son visage tourné vers le haut.

Cette bouche, dit-il. Et le blanc de ses yeux. Ce n’est pas son vrai œil, dans l’obscurité, mais le petit blanc juste au-dessus forme un autre visage. Son vrai œil semble apeuré, mais avec l’autre œil, il voit dieu, il contemple les cieux en extase.

Le mola mola tourna et s’éloigna, nous ne voyions plus que la face cachée de la lune, ses cratères sombres, ses canyons s’effaçant dans le bleu profond, ses grandes nageoires que nous n’étions habituellement pas censés voir, celles qui mettent en mouvement chaque planète et la lune.

Caitlin, dit-il. C’était une véritable vision. Merci.

Il m’attira contre son flanc et nous observâmes les cercles décrits par la silhouette d’ombre, nous attendîmes que son orbite nous le ramène une fois encore.

IL fallut se hâter dans la neige d’Alaskan Way. Fin de journée, lumière tamisée, circulation intense qui roulait au pas en crissant, quelques chaînes aux pneus, d’autres crantés. Interminable migration.

Mon grand-père agile sur ses pieds, peut-être plus jeune qu’il n’en avait l’air. Il me déverrouilla la portière côté passager et fit le tour jusqu’au siège conducteur. Il enfonça la clé à droite mais rien ne se produisit. Les bougies de préchauffage, dit-il. Elles chauffent le moteur pendant vingt secondes. Puis il tourna la clé complètement et le moteur se réveilla, le bruit d’un tracteur au point mort. Il ressortit gratter le pare-brise et j’attendis.

J’aimerais qu’on reste dans l’aquarium, dis-je à son retour. Il avait le souffle court.

Moi aussi.

J’aimerais y vivre. Je pourrais installer mon lit dans le couloir et regarder les poissons avant de m’endormir.

Je voudrais m’installer dans la salle du haut avec le mola mola, dit-il en haletant. Je me ferais moine et je lui vouerais un culte, les yeux vers le ciel.

On l’appelle le grand poisson lune, mais je préfère mola mola.

Moi aussi, affirma mon grand-père. Mola mola, on dirait le nom d’un dieu. Un dieu commode.

Nous nous mîmes à rouler lentement sur Yesler, et je n’avais pas envie de lui dire au revoir. J’aimerais bien que tu viennes chez nous, dis-je.

Ce serait merveilleux. Mais il faut laisser un peu de temps à ta mère. C’était horrible de ma part, de l’abandonner, et je ne mérite pas son pardon, mais j’espère qu’elle me l’accordera quand même, simplement parce que je veux te connaître, et la connaître elle aussi. Je veux être à vos côtés, faire partie d’une famille. Nous n’avons qu’une vie, alors il faut attendre le pardon avec espoir.

Quand nous arrivâmes à Gatzert dans la neige, une voiture attendait près du trottoir, phares allumés, la voiture de ma mère.

Oh, non, dis-je.

Tout va bien. Il fallait bien que ça arrive, à un moment ou à un autre.

Il se gara et elle descendit, en salopette bleue tachée d’huile. Une mécanicienne, elle aussi, me rendis-je compte, tout comme lui. Tête nue, cheveux lâchés et emmêlés.

Je me fiche de ce qu’elle dira, annonçai-je à mon grand-père.

Caitlin, va retrouver ta mère. Tout va bien.

J’ouvris la portière et descendis avec mon cartable.

Monte dans la voiture, Caitlin, dit ma mère. Elle était illuminée par les phares et les flocons qui tombaient, chevelure folle, pareille à une déesse d’hiver. Dès que je fus partie, elle avança à grandes enjambées vers sa voiture et asséna un coup de pied dans la portière.

Arrête, hurlai-je, mais elle frappa encore la portière, fort. Il resta assis à la regarder.

Je me ruai devant sa voiture et tentai d’arrêter ma mère, tentai de lui attraper le bras, mais elle me poussa dans la rue, mes mains et mes genoux trempés par la neige fondue, et elle continua à frapper de sa botte à bout métallique, enfonçant le flanc de la voiture. Une forme bleue foncée voûtée, furieuse.

Arrête, maman. S’il te plaît, arrête.

Mais elle n’entendait plus, un être de rage. Elle bondit sur le capot et sauta, le métal cédant sous son poids. D’énormes encoches. Elle grimpa ensuite sur le toit, sauta en levant les genoux puis s’écrasa afin de l’enfoncer de ses bottes. Une furie tombée du ciel, une créature tout aussi primitive. Ce n’était pas ma mère. C’était autre chose, que je n’avais encore jamais vu. La rage en elle, bien plus grande que je ne l’aurais jamais imaginée.

Les mains de mon grand-père sur le volant, m’observant là où je rampais dans la neige. Il ne bougerait pas. Elle pouvait détruire autant qu’elle le voulait. Il paraissait en proie à une tristesse terrible, des grottes à la place des yeux. Portant son imperméable et un blazer sombre en dessous, une chemise. Toujours bien habillé, quand je le voyais. Comme s’il allait à l’église. Attendant patiemment le début de l’office.

Elle hurlait à présent sans cesser de sauter et d’écraser. T’as pas le droit de venir, enculé.

Elle bondit sur le coffre et trébucha. Il devait y avoir du givre sur le métal. Elle chuta de tout son poids sur la lunette arrière, glissa et roula au bas de la voiture, sur l’asphalte et la neige fondue.

Maman ! hurlai-je.

Mon grand-père baissa aussitôt la vitre. Sheri ? demanda-t-il. Ça va ?

Mais elle se releva, indemne, un côté du corps trempé, plus sombre. Elle leva haut sa botte pour frapper un phare arrière. Un tintement de plastique et de verre brisé. L’explosion imperceptible de l’ampoule.

Merci de poser la question, dit-elle. Tu as environ dix-neuf ans de retard, par contre. Mais merci de penser à moi.

Elle cassa l’autre phare.

Arrête ! m’écriai-je.

J’espère que tu aimes ta voiture, dit-elle. J’espère qu’elle est importante à tes yeux, Papa.

Sheri, je suis désolé.

T’emmerde pas.

Elle passa devant la vitre baissée, avança vers l’avant de la voiture et enfonça le phare qui ne se cassa pas.

Putain, dit-elle. Des bottes à coque métallique. Ça devrait pourtant suffire.

Elle frappa encore, le phare ne se cassa toujours pas.

Putain. Elle retourna à sa voiture, ouvrit la portière et je crus que nous allions partir, que c’était terminé, mais elle déclencha l’ouverture du coffre, alla soulever le hayon, éclairée par les phares de mon grand-père, et elle en sortit le cric.

S’il te plaît, Sheri, dit-il.

Tant mieux, dit-elle. C’est donc important à tes yeux.

Je me contentai de la regarder, tout comme mon grand-père. Une sorte d’accord tacite, l’idée que c’était son droit, ou du moins qu’elle était inarrêtable. Elle balança un coup de cric dans le phare qui explosa, elle hurla, aucun mot, rien qu’un cri primitif, et elle brisa l’autre phare, puis asséna le cric contre la voiture, longeant le côté passager, brisa la vitre. Il leva la main pour se protéger des éclats de verre qui volèrent, mais il ne bougea pas davantage. Il attendit simplement qu’elle casse l’autre vitre, un immense craquement dans le soir, aucun voisin intéressé, aucun membre de l’école pour vérifier, rien que nous trois, seuls dans la neige tandis qu’elle avançait vers la lunette arrière et l’enfonçait des deux côtés.

Elle haletait, se reposa un instant contre la voiture, les bras et le cric sur le toit.

Je suis vraiment désolé, Sheri, dit-il. Si je pouvais revenir en arrière, je le ferais. Mais je peux t’aider, maintenant. J’ai un peu d’argent, j’ai une maison. Je peux être présent pour toi et Caitlin, pour toutes les deux. Vous pouvez emménager chez moi, si tu veux, ne plus payer de loyer. Je peux garder Caitlin le soir et te laisser un peu de temps libre.

Ma mère recula, resta immobile, le cric pendant au bout de son bras. Je crus qu’elle allait lui en asséner un coup, mais elle sourit. C’est ce que tu imagines ? Qu’on va former une petite famille heureuse, à présent ? Tu veux échanger ton épouse mourante contre une petite-fille, et tout est arrangé, pile à temps pour Noël ?

Elle frappa vite, il plongea sur le côté juste à temps. Le cric brisa la partie de la vitre qu’il n’avait pas baissée. Et tu crois pouvoir retourner ma fille contre moi ?

Je suis désolé, dit-il. Il pleurait à présent, des sanglots terribles et solitaires.

Maman, suppliai-je.

Non. Tu n’as pas le droit. Elle frappa le pare-brise, hurlant sous l’effort, imprimant des trous ici et là, la surface comme sertie de bijoux dans la lumière des lampadaires, cédant peu à peu. Elle hurla jusqu’à ce que le verre soit détruit, puis elle s’acharna sur le tableau de bord et le volant. Mon grand-père étendu sur la banquette, invisible, rien que le son de sa voix, totalement perdu.

Laisse-moi t’expliquer ce qu’il va se passer, dit ma mère hors d’haleine. Tu vas nous laisser tranquilles ou je te ferai mal. Tu ne reverras plus jamais Caitlin. Je te ferai mal. Et tu continueras à vivre dans ta maison avec ton fric, et tu mourras seul. Il n’y aura personne, tout le monde s’en foutra. Tu pourriras dans ta maison jusqu’à ce que l’odeur attire les voisins, et ils te colleront dans un trou, il n’y aura personne et personne ne viendra sur ta tombe. Point final. Tu n’auras rien d’autre que ça.

Elle frappa le rétroviseur jusqu’à ce qu’il se casse et heurte l’asphalte. Bon retour chez toi.

Ma mère jeta son cric dans le coffre avant de le refermer brutalement. Caitlin, dit-elle. Monte.

Je passai à proximité, mais il ne me vit pas, encore allongé sur le siège. Les lueurs du tableau de bord transformant l’intérieur de la voiture en aquarium, des morceaux de verre suspendus en vagues de galets étincelants, bleu clair, un océan rendu curieusement fragile, brisé, des remous de sons ou davantage encore, brusques et dévastateurs. Et que pouvait-il faire d’autre, si ce n’était se terrer au fond et se cacher ?

MA mère roulait trop vite dans la neige fondue. Températures basses, et peut-être déjà du verglas.

Ça ne suffit pas, dit ma mère. Même lui arracher les bras ne suffirait pas. Enfoncer les mains entre ses côtes et lui arracher le cœur, ça serait peut-être assez. Ou lui écraser lentement le crâne dans un étau pour qu’il sente ce que c’est, la pression. Toutes ces années, rien que de la pression, une pression interminable. Tu ne sauras jamais comment c’était vraiment. Tu n’en as pas la moindre foutue idée, alors tu vas penser que je suis un monstre et que c’est un saint. Tant pis. Je me contrefous de ce que tu penses. Il te reste six ans à être nourrie et logée, et puis tu pourras partir et me dire d’aller me faire foutre, tu pourras me dire à quel point j’ai été merdique dans mon rôle de mère, combien tu me détestes et tout le reste. Ça m’est égal.

Je m’appuyai contre la portière et regardai les maisons passer en trombe, trop vite dans la pente, la sensation des pneus perdant le contact, glissant. Accrochée à la poignée et à ma ceinture.

Le problème, c’est que tu n’arrives pas à concevoir ce qui s’est passé avant. Ce n’est rien qu’une histoire, à tes yeux. Ce n’est pas vrai. Tu crois que le monde a commencé avec toi. Mais c’est faux. Il a commencé avec moi.

Mon grand-père allait rentrer chez lui dans la neige et le froid, sans vitre à sa voiture. Rien que le vent froid, gelé, et des éclats de verre partout. Dans son blazer et sa chemise, c’est ce qui rendait la situation d’une tristesse insoutenable, je le vois à présent. Un vieux mécanicien qui essayait d’avoir l’air d’un gentleman. Qui essayait d’avoir un peu de dignité, qui essayait de remettre de l’ordre de sa vie, roulant en pleine nuit dans une voiture en ruine, à découvert. Sans phares ni feux arrière, il risquait d’avoir un accident. J’étais tellement inquiète que j’avais peine à réfléchir. Une forme sombre qui dérivait dans l’attente d’un impact.

S’il arrivait à rentrer chez lui, il devrait laisser la voiture dehors, qui se remplirait de neige, et il entrerait seul. Il nous avait invitées à venir vivre chez lui.

Tu ne vas pas me répondre par le silence, dit ma mère. Tu vas me parler.

Elle me regardait tout en conduisant. Sur la voie rapide, à présent davantage en sécurité qu’à glisser dans la pente.

Réponds-moi.

D’accord.

Tu vas me dire ce qui s’est passé. Dis-moi ce qui s’est passé quand j’avais quatorze ans.

Il est parti.

C’est ça. Continue.

Il est parti alors que ta mère était mourante et tu as été obligée de t’occuper d’elle.

C’est ça mais tu vas trop vite. Ça a duré des années. Tu comprends ça, des années ? Chaque jour ?

Ça a duré des années.

À quoi ressemblait une journée ? Raconte-moi une journée.

Je détestais ma mère en cet instant. J’avais envie de la quitter, d’aller vivre avec mon grand-père. Je ne serais plus obligée de me lever aussi tôt, dis-je.

Quoi ?

Si on vivait avec lui, il m’emmènerait à l’école plus tard.

Ma mère me gifla, elle me frappa de sa paume ouverte tandis que je me blottissais contre la portière et me protégeais la tête. Je t’interdis de me faire un truc pareil, putain ! hurla-t-elle. Elle me tapait et essayait de rester dans sa voie, zigzagant.

J’aurais une famille ! criai-je.

Ma mère s’étirait comme une pieuvre, des bras partout, capable de me frapper le visage, le bras, la jambe sans lâcher le volant, se déroulant dans la pénombre, un tourbillon effrayant auquel je ne pouvais pas échapper.

Nous zigzaguions entre les voies, les autres conducteurs klaxonnaient. Mon visage pressé contre la vitre alors que j’essayais de lui échapper, et nous fîmes un tête-à-queue vers la glissière de sécurité, nous nous redressâmes avant de nous arrêter en dérapant sur la bande d’arrêt d’urgence.

Ma mère sur moi comme si j’étais une proie. M’attrapant les poignets et m’écrasant dans un coin. Ses jambes sur moi, me plaquant. Tu vas me raconter, s’écria-t-elle. Tu vas me raconter comment c’était. Une journée. Je me réveille dans l’obscurité, tôt, et qu’est-ce qui se passe ?

Ta mère est malade.

C’est ça. Elle a été malade toute la nuit. Je suis restée debout toute la nuit. Je n’ai dormi qu’une heure ou deux.

Tu dois laver des trucs.

C’est ça. Quels trucs ?

Tout, c’est ignoble.

Oui. Tout, c’est ignoble. Et que fait ma mère ?

Je ne sais pas.

Elle me secoua soudain. Réfléchis, Caitlin. Que font les gens quand ils sont en train de mourir ?

Je ne sais pas.

Ils gémissent. Ils gémissent beaucoup et ils s’agitent, ils se retournent. Ils crient parfois. Ils pleurent et ils s’apitoient sur leur sort. Ils vomissent, ils chient, ils pissent, ils saignent. Raconte-moi comment c’était.

C’était trop pour toi, dis-je. Tu voulais que tout s’arrête.

C’est ça. Et plus tard dans la journée, quand c’était silencieux pendant longtemps, elle était soudain ailleurs. Je prononçais son nom et c’était comme si elle ne m’entendait pas. C’était comment ?

Comme d’être un fantôme.

Tu vois ? Tu te débrouilles plutôt bien. Il suffit que t’arrêtes de t’en foutre et que tu réfléchisses un peu. C’était ma vraie vie, c’était pas une histoire. C’était les journées que je passais, aussi réelles que tes journées à toi. Et parle-moi de mes amis. Qui je voyais ? Qui étaient mes amis et mes proches, pendant toutes ces années ?

Personne.

Et qui s’assurait que je profitais de mon enfance ? Qui s’assurait que j’allais à l’école, que j’avais des vêtements corrects, que j’allais à des fêtes d’anniversaire, que je terminais mes devoirs ?

Personne.

Personne. Et c’est qui mon père, maintenant ?

Mon grand-père.

Je m’attendais à ce qu’elle me frappe, mais elle n’en fit rien. Elle me lâcha les bras et battit en retraite sur son siège derrière le volant. Elle mit sa ceinture de sécurité et s’engagea prudemment dans la voie des véhicules lents, puis roula sans me parler. Le bruit des essuie-glaces, le bruit des roues humides, de la neige fondue projetée par les camions qui passaient, couvrant notre pare-brise, bloquant la vue avant qu’elle ne soit dégagée à nouveau. Notre sortie dans le quartier industriel, presque personne n’y vivait, des bandes étroites de maisons et d’appartements entre un aéroport et des parkings.

Nous montâmes chez nous, et à la porte, ma mère s’arrêta. Je vais t’accorder une dernière chance, dit-elle. Au cours des prochains jours, tu vas vivre ce que j’ai vécu, ce sera l’occasion pour toi de comprendre.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

C’est ce que tu vas voir.

À peine la porte franchie, ma mère retira tous ses vêtements dans la cuisine. Elle se déshabilla. Un blanc glacé ponctué de taches rouges sur le dos. Un dos solide, elle détacha sa queue-de-cheval et s’assit sur le carrelage froid.

À ton tour, dit-elle. Fais-moi couler un bain, traîne-moi jusque là-bas, hisse-moi sur la cuvette des toilettes, puis mets-moi dans le bain. Prépare le dîner, mais n’oublie pas de venir me voir de temps en temps, des fois que je sois en train de me noyer ou de mourir d’une façon ou d’une autre.

Quoi ?

Tu m’as parfaitement entendue. Au boulot. La nuit va être longue, et puis la journée d’après sera longue, et la nuit d’après encore, et au bout d’un moment, tu te ficheras bien qu’il fasse jour ou nuit. Tu ne voudras qu’une seule chose, dormir.

MA mère s’allongea sur le sol. Je commence à avoir froid, dit-elle. Tu ferais mieux de te dépêcher avec mon bain. Et ne frotte pas ma peau quand tu me traînes par terre. Elle avait toujours l’impression que sa peau allait s’arracher, c’est ce qu’elle me disait.

Je me hâtai vers la salle de bain, bouchai la baignoire et fis couler l’eau, pas trop chaude. Je ne pensais pas que ce petit jeu durerait longtemps. Je la mettrais dans son bain, préparerais le dîner puis nous regarderions la télé et je pourrais aller me coucher.

Je lui attrapai les poignets afin de la tirer, mais elle s’était relâchée, tête branlante, elle était si lourde, rivée au sol.

Je tirai encore et elle hurla, je lui lâchai les poignets qui s’écrasèrent contre le carrelage.

Elle criait si je la tirais de cette façon, dit ma mère. Tu ne peux pas tirer, tu ne peux pas frotter. Le cancer s’étend partout. Il peut se déclarer à un endroit, mais il migre à l’intérieur, la douleur se réveille dans des endroits inédits. On ne savait jamais où elle aurait mal ensuite. Je pensais toujours que si je tirais trop fort sur son bras, il risquait de s’arracher, pourri à l’articulation. Toutes ses articulations étaient douloureuses, des bleus partout.

Je ne peux pas faire ça.

Ma mère sourit. Exactement. C’est ce que je me suis dit, mais pas aussi tôt que toi. Tu fais le bébé. Il faudra plusieurs mois avant que tu aies le droit de dire que tu ne peux pas. C’est à ce moment-là que tu le diras et que tu le penseras vraiment.

Je pris une serviette dans la salle de bain et l’étalai sur le sol près d’elle. Comment je peux t’installer sur la serviette ?

Il n’y avait pas de mode d’emploi, dit ma mère. Personne ne m’a jamais expliqué comment faire quoi que ce soit.

Je m’agenouillai et essayai de pousser la serviette le long de son dos, soulevai son omoplate d’une main. Mais je n’avais pas assez de force avec cet angle. Je dus m’agenouiller de l’autre côté, me pencher en avant et la tirer vers moi, mon visage tout près de son aisselle, l’odeur forte de transpiration après une journée de travail. La peau moite, pas douce comme celle de Shalini. Ma mère nue. Je la tins contre moi et tirai la serviette sous elle, puis je descendis vers ses hanches, tous les poils sombres, et la fis rouler vers moi. Elle était bien plus large que moi, plus forte et plus grande.

Je lui croisai les bras devant la poitrine, m’agenouillai juste derrière sa tête et tirai la serviette pour faire glisser ma mère sur le sol. Elle aurait tout aussi bien pu être un cadavre. Arrivées sur la moquette, nous nous arrêtâmes. Je tirai mais ne parvins plus à la traîner. Je ne peux pas, dis-je.

Si, tu peux. Tu vas le faire, sinon tu n’auras plus de mère. Je partirai, je partirai tout simplement comme l’a fait mon père et tu n’entendras plus jamais parler de moi.

Mes yeux humides à l’instant où elle prononça ces mots, et je détestai réagir ainsi comme un bébé. Je tirai plus fort et la traînai sur la moquette dans notre petit couloir jusqu’au carrelage de la salle de bains où elle se remit à glisser avec facilité.

L’eau dans la baignoire déjà trop haute, je la coupai. Je me démenai afin de la soulever sur la lunette des toilettes. Un peu de biais, et elle ne m’aidait pas, molle, mais je finis par l’y installer et je patientai tandis qu’elle urinait. L’odeur de son urine épaisse dans l’air, le bruit d’aspiration de la baignoire.

Essuie-moi, dit-elle, et j’enroulai du papier toilette autour de ma main, l’enfouis entre ses jambes pour l’essuyer. Une chose que je n’aurais jamais imaginé faire un jour.

Dans la baignoire, maintenant.

Je passai les bras autour d’elle, entrelaçai mes doigts et la traînai. Je la fis descendre avec prudence dans l’eau, ses pieds vers le robinet. Elle était si grande qu’elle avait les genoux pliés.

Lave-moi, maintenant, et n’oublie pas de préparer le dîner.

Je commence par quoi ?

Les deux en même temps. Toujours tout en même temps.

Je reviens tout de suite, dis-je. Je me rendis à la cuisine et mis une casserole d’eau à bouillir, trouvai une boîte de pâtes. Pas de sauce tomate au frigo ni dans les placards, mais je savais qu’elle me dirait de me débrouiller seule, aussi dénichai-je une conserve de soupe à la tomate et quelques champignons que je pourrais ajouter.

Je retournai en hâte à la baignoire et empoignai un pain de savon.

Il faut aussi que tu me laves les cheveux, dit-elle.

Je regardai ses longs cheveux, comme elle était grande dans la baignoire. Je retournai à la cuisine chercher une petite casserole.

Penche-toi en avant, dis-je, et je puisai de l’eau dans la casserole que je versai lentement sur sa tête.

C’est bien, dit-elle. Par contre, j’ai trop chaud. Je n’arrive plus à respirer, Sheri. C’est ce qu’elle aurait dit. Je n’arrive plus à respirer.

J’ouvris le robinet d’eau froide et fis tourner l’eau dans la baignoire.

Il n’y a pas d’air.

Je regardai autour de moi. Nous n’avions ni fenêtre ni ventilation. Il n’y avait aucun moyen de faire circuler l’air dans la salle de bains.

De l’air, hurla-t-elle. J’ai besoin d’air ! Je meurs !

Je sortis en courant et ouvris la porte d’entrée, ainsi que la fenêtre du salon, et laissai l’air glacé entrer en sifflant. Comme de la vapeur s’engouffrant au-dessus du chambranle, comme si la température s’était inversée. L’air que nous respirions, en réalité liquide mais nous ne le voyions que rarement ainsi. Le brouillard à l’intérieur, né subitement à partir de rien, inondant depuis nulle part, même pas de brouillard dehors, ni océan ni montagne. Et ce n’était pas l’été. Le brouillard ne tombait habituellement qu’en été.

Sheri ! hurla-t-elle.

Quand je revins à la baignoire au pas de course, elle me gifla. J’aurais pu mourir. J’aurais pu me noyer. Me laisser comme ça la tête penchée en avant vers l’eau. Tu veux me tuer ? Et j’ai froid, maintenant. Il fait un froid glacial ici.

J’ouvris le robinet d’eau chaude et me ruai vers la porte et la fenêtre, des nuages se formant au bord, disparaissant aussitôt. Ils entraient en trombe et se dissipaient, j’ignore comment. Je leur barrai le passage, leur coupai la route, et ma mère hurla encore.

Je brûle ! Pauvre petite merde idiote. Bon Dieu, Sheri. Tu as laissé couler l’eau chaude.

Prise de panique, je m’élançai vers le robinet d’eau chaude, le coupai, puis fis tourner l’eau avec ma main.

Mes pieds sont brûlés.

Même sa voix avait changé, ma mère disparue. Je n’arrivais pas à croire que ma grand-mère ait pu se comporter ainsi, cruelle et amère.

S’il te plaît, dis-je. J’ai compris. On peut arrêter là.

Tu n’as encore rien compris. Tu n’y crois pas. Demain, tu n’iras pas à l’école et je n’irai pas au travail. Où est mon dîner, Sheri ?

Arrête de m’appeler Sheri.

Ma mère m’empoigna par les cheveux et me plongea la tête sous l’eau. Tout alla si vite que je n’eus pas le temps de retenir ma respiration. Je n’avais plus d’air, je paniquai. Je ne pouvais plus remonter la tête. Elle était si forte. Je me débattis. Je lui assénai un coup de poing, tortillai mon corps, mais elle était lourde comme les océans, elle me pressait vers le bas, puis elle me relâcha.

Tu vas me détester, dit-elle. Je sais que tu vas me détester. Mais ma mère me faisait tout ça et je l’aimais pourtant. Et je vais t’aider à voir. Tu vas savoir ce que c’était, et c’est la seule chose qui m’importe.

Je me fous bien de ta vie à la con ! m’écriai-je.

C’est bien ça, le problème. Et on va y remédier. Allez, va préparer le dîner.

Je haletai, dégoulinante, et je voulus partir en courant, m’enfuir. Elle ne ressemblait même plus à ma mère, elle se fichait éperdument de m’avoir fait mal. Elle me dévisageait d’un regard froid, comme si j’étais une inconnue.

Va me préparer à manger, Sheri.

Je lui obéis donc. Je versai les pâtes dans l’eau qui bouillait avec force. On aurait dit de la rage, les bulles se formant sans source, puis se déchirant, explosant. Une forme parfaite de rage. Les pâtes jaunes et sèches y coulèrent et la calmèrent. Je trouai la conserve de soupe à la tomate à l’aide d’un ouvre-boîtes quand ma mère m’appela encore.

Fais-moi sortir de ce bain, Sheri !

ELLE était furieuse que je ne l’aie pas lavée. Tu sais que je ne peux pas rester dans l’eau très longtemps. Je vais tomber malade. Je n’arrive plus à respirer. Mais je suis toujours dégoûtante.

Je m’agenouillai à ses côtés avec le pain de savon et essayai de la laver, mais le savon n’a jamais aucun effet sous l’eau. Trop rugueux, il ne glisse pas, ne mousse pas.

Ne m’arrache pas la peau, dit-elle.

Je fis passer le savon sur son ventre et ses seins et ses cuisses, je le suivais de mon autre main, ma poitrine appuyée contre la baignoire. Je lavai entre ses jambes, j’essayai d’atteindre derrière son dos, tendant la main sous la surface dans cette distorsion de texture, de taille et de forme, ma mère devenue simple corps, même plus ça, encore plus caoutchouteuse que ça.

Arrête, dit-elle. Il faut que tu me sortes de là.

J’entendais l’eau des pâtes déborder sur la cuisinière, mais je dus la soulever hors du bain, un poids mort. De l’eau partout par terre, j’avais peur de déraper. Je n’arrivais pas à la maintenir ainsi, je la fis asseoir sur le carrelage, adossée à la baignoire.

Non ! hurla-t-elle. Je suis gelée. Ce sol, l’extérieur de la baignoire. Tu veux que je meure ?

Je ne sais pas où te mettre.

Arrête de pleurnicher. Déplace-moi sur le lit et sèche-moi là-bas.

Je la traînai donc dans le couloir.

Mes talons traînent sur la moquette. Soulève-moi.

Je ne peux pas.

Soulève-moi.

Je ne pus répondre. Je continuai à la traîner jusqu’à parvenir à la hisser sur le lit.

Ne mouille pas mon lit.

Je courus chercher une serviette, essayai d’être rapide mais douce, j’essuyai d’abord ses cheveux.

J’ai froid et j’ai faim. Tu étais une erreur, Sheri. Si tu n’étais pas venue au monde, rien de tout ceci ne serait arrivé.

Quoi ?

Après ma grossesse, tout a changé. La chimie de mon corps, la façon dont je suis faite. Mon odeur était différente, ma peau a séché, mes cheveux. Je ne pouvais plus manger les mêmes choses qu’avant. J’ai été allergique pour la première fois. Tu as tout changé en moi, une invasion, et c’est forcément à ce moment que le cancer s’est déclaré. C’est à cause de toi que je suis en train de mourir.

Ce n’est pas juste.

C’est ce que j’ai dit.

Elle n’aurait jamais dit des choses pareilles.

Mais si, et au bout d’un temps, j’ai fini par y croire parce que j’avais quatorze ans et qu’il n’y avait personne d’autre qu’elle, et qu’elle les répétait sans arrêt, et que je la regardais mourir. Je croyais être le déclencheur du cancer, que j’étais une infection.

Mais c’est impossible, si ?

Tout est possible avec un parent. Les parents sont des dieux. Ils nous font et nous détruisent. Ils déforment le monde, le recréent à leur manière, et c’est ce monde-là qu’on connaît ensuite, pour toujours. C’est le seul monde. On est incapable de voir à quoi d’autre il pourrait ressembler.

Je suis désolée.

Tu n’en as pas fini. Ne crois pas que tu en aies fini. Ça ne fait que commencer. Où est mon dîner ?

J’avais oublié les pâtes. Je courus vers la casserole. Presque toute l’eau s’était évaporée, les spaghettis avaient collés, n’étaient plus immergés, mais j’égouttai le peu d’eau qui restait dans l’évier.

Sheri ! hurla-t-elle. Je gèle !

Je m’élançai vers elle, elle était si furieuse, elle me hurlait dessus. Tu m’as laissée toute mouillée ! Dans l’air froid ! Tu n’es qu’une incapable, petite connasse. J’aurais dû te tuer.

Je la séchai avec la serviette, aussi vite et prudemment que possible, mais je pleurai, les yeux débordant de larmes, je cillais et ne voyais pas clair. Ma grand-mère n’aurait jamais été aussi cruelle.

Mets-moi sous les couvertures.

Je terminai de la sécher, attrapai la couette et le drap de l’autre côté du lit, fis rouler ma mère en place et tirai le tout sur elle, c’est alors que nous entendîmes les voisins taper sur le mur, protestant contre les cris de ma mère.

Elle se rua hors du lit, une malade soudain guérie comme si les miracles étaient possibles, et elle asséna des coups de poing sur le mur. Allez vous faire foutre, hurla-t-elle.

Ils hurlèrent, elle hurla, des coups des deux côtés, ma mère nue, cheveux mouillés, bras levés et criant à un mur blanc, puis elle revint, s’allongea, tira la couette et le drap sur elle. Bon, dit-elle. Tu vas devoir faire mieux que ça ou la nuit va être longue pour eux aussi.

Je vais terminer de préparer le dîner.

C’est ça.

Je versai la conserve de soupe à la tomate directement sur les spaghettis et remis la casserole sur la cuisinière. Je mélangeai et essayai de séparer les pâtes amalgamées. J’ajoutai du poivre, attrapai deux assiettes et retournai en hâte à la chambre avec notre repas.

Sheri, dit ma mère à mon retour. Ma gentille petite fille. Tu es un ange, tu le sais ?

Je ne savais pas quoi dire. Je lui tendis une assiette et une fourchette.

Je n’ai pas faim, dit-elle. Je ne peux pas manger. Viens t’allonger à côté de moi.

Je posai les assiettes par terre et m’étendis à côté de ma mère, elle passa un bras autour de moi et me caressa les cheveux de l’autre main. J’étais si tendue que je grinçai des dents. Je m’attendais à ce qu’elle me torde le cou ou me tire les cheveux.

Sheri, tu es un ange. Je t’ai faite. Je t’ai faite et tu es parfaite. Mon corps est mort pour te donner la vie.

Elle jouait avec mes cheveux et se mit à fredonner tout bas, une mélodie simple que je ne reconnus pas. Ne l’oublie jamais, dit-elle. Quand je serai partie, tu seras la seule en mesure de garder mon souvenir en vie. Alors tu dois comprendre. Parfois, je dis des choses sous le coup d’une douleur insoutenable, mais ce n’est pas vraiment moi. Ce n’est pas qui je suis. Tu comprends ?

Oui.

Tant mieux, Sheri. Tant mieux. Je n’ai pas besoin qu’on me pardonne car je n’ai rien fait de mal. Si tu fais quelque chose sous l’emprise de la douleur, ce n’est jamais un crime.

Elle m’embrassa l’arrière de la tête puis resta là, la bouche dans mes cheveux. La douleur n’offre qu’un seul choix, Sheri. Tu dois la fuir. Tu dois essayer d’y échapper. Il n’y a pas d’autre choix car c’est pire que tout. Les gens se plaignent de la douleur émotionnelle, psychologique, la douleur de la perte, mais ce n’est rien à côté de la douleur physique pure. Tu te tords, tu tournes jusqu’à te déchirer en deux. Tu cries, tu détruis, tu luttes contre tout et tout le monde, si ça peut t’éviter rien qu’un instant de ne pas avoir conscience de ta douleur. Il faut que tu le comprennes ou tu vas me prendre pour un monstre.

Mais toi, tu n’éprouves pas cette douleur, dis-je. C’est ta mère qui souffrait.

Tu n’y arrives vraiment pas, hein ? Tu ne peux pas être généreuse et essayer d’imaginer une autre vie, même celle de ta mère. Tu ne peux pas te mettre à la place de Sheri rien qu’une nuit, essayer de comprendre ce que j’ai éprouvé à être ainsi abandonnée, seule avec ma mère à l’agonie. Tu crois que ça atténuait la cruauté de m’entendre dire que ce n’était pas de sa faute ? Elle hurlait quand même, elle me giflait et plein d’autres trucs horribles encore. Elle m’a privée de mon enfance mais aussi de mon avenir. Est-ce que j’aurais pu payer un prix plus fort ? Ma vie d’enfant et d’adulte.

Moi, je ne t’ai rien fait payer.

Ma mère enroula ses bras autour de ma tête, je crus vraiment qu’elle allait serrer et me briser la nuque. C’est vrai, dit-elle. C’est vrai. Et qu’est-ce que je t’ai toujours dit ? De ne jamais me laisser t’accuser de mes maux. Je n’ai jamais parlé du passé. J’ai tout fait pour te protéger, pour que tu n’aies pas à traverser ce que j’ai subi. Et comment tu me remercies ?

Je n’ai rien fait.

Mais si. Tu ne t’arrêteras pas tant qu’on ne gambadera pas tous les trois main dans la main.

On pourrait vivre chez lui et il pourrait m’accompagner à l’école. Tu ne serais pas obligée de travailler autant.

Peut-être que ton cerveau n’est pas assez mûr. Il a commis un crime. Il en est responsable. On ne lui donnera pas tout comme s’il n’avait jamais rien fait de mal. Dix-neuf ans. Je ne l’ai pas vu pendant dix-neuf ans.

Alors pourquoi rater les années qui s’annoncent ?

Ma mère roula sur le lit et s’écarta de moi. Tu es intelligente, Caitlin. C’est difficile de débattre avec toi. Mais ce n’est plus mon père. Il a renoncé à ce droit. Et je ne le laisserai pas être un grand-père non plus, parce que je n’ai qu’une envie, le voir brûler. Je veux gratter une allumette et le regarder hurler. Je veux qu’il éprouve une douleur insoutenable. Je veux qu’il ressente plus de douleur que ne peut en contenir le monde entier. Il n’y a même pas assez de douleur à lui réserver.

JE me réveillai dans l’obscurité, on me secouait le bras.

Emmène-moi aux toilettes, Sheri.

Quoi ? Je ne compris pas tout de suite, désorientée.

Emmène-moi tout de suite ou il va falloir changer les draps. D’ailleurs, je pense que tu devrais en faire l’expérience.

Faire l’expérience de quoi ?

Je sentis alors l’odeur de sa pisse, acide et épaisse.

Oups, dit-elle.

Je tirai brusquement la couette et le drap. Qu’est-ce que tu fais ?

Change les draps, Sheri. Et lave-moi. Comment as-tu pu me laisser faire ça ?

C’est toi qui l’as fait. Tu as fait pipi au lit.

Laisser ta mère mourir dans son lit, à se pisser dessus. Tu me détestes donc à ce point ?

Je me levai et allumai la lumière. Ma mère, nue sur le lit, une tache jaune sur le drap, qui s’étalait. J’ai froid, Sheri. Recroquevillée, comme si elle était faible.

Tu n’es pas malade. Tu n’es pas ta mère. Je ne suis pas Sheri.

J’ai froid, Sheri. Et si tu ne prends pas soin de moi, je vais partir. Tu n’y crois peut-être pas. Mais c’est vrai. Je vais partir. Tu vas comprendre ta mère, tu vas t’intéresser à sa vie ou bien tu ne mérites pas d’avoir une mère.

Elle ressemblait à ma mère d’avant. Rien n’avait changé, sauf que rien n’avait plus de sens. Allongée là, dans sa propre urine.

J’ai froid, Sheri ! hurla-t-elle. Je consultai son réveil, il était trois heures passées. Je vais chercher une serviette, dis-je, et je courus à la salle de bains, empoignai une petite serviette que je trempai dans l’eau tiède avant de l’essorer.

Je lui attrapai délicatement les jambes au niveau des genoux et l’attirai sur le flanc, l’éloignai de la tache. Puis je la lavai à l’aide de la serviette tiède et humide, je l’essuyai partout, jusque dans le bas du dos et le long des cuisses.

J’ai froid !

Je replaçai le drap avec douceur sur elle, m’assurant qu’il ne touche pas l’urine, puis je replaçai la couette. Puis le moment fut venu de retirer le drap sous elle.

Je commençai à la tête du lit, tirai les coins et la soulevai délicatement.

Tu me fais mal, dit-elle.

Je fais de mon mieux.

Ce n’est pas toi qui es en question.

Je continuai à tirer le drap et à soulever chaque partie de son corps comme si j’étais une prêtresse et qu’elle était un dieu de chair. Ni prières ni sacrifices, s’occuper juste de ce corps, et tout devait être exécuté en silence. Chacun de nos mouvements destinés à ne pas provoquer la colère. Tu devais tout faire à la perfection, dis-je. Mais elle était quand même furieuse.

Oui. C’est ça. Tu commences à apprendre.

Tu avais peur en permanence.

Oui. Mais je n’avais pas peur qu’elle me crie dessus ou qu’elle me gifle, rien de tout ça. De quoi j’avais peur ?

Qu’elle meure.

Et de quoi d’autre ?

Que ce soit de ta faute.

Oui.

Ma mère s’assit soudain et m’enlaça. C’est bien, Caitlin. Tu es une fille bien. Je crois que tu comprends un peu comment c’était.

Mais c’est toujours mon grand-père et j’ai le droit de le voir.

Ma mère me lâcha alors et se rallongea. Nettoie la tache. Mets un peu de Javel et d’eau. Puis utilise un sèche-cheveux. Et laisse-moi dormir, Sheri. Pourquoi tu ne me laisses jamais dormir ? Je suis fatiguée.

J’ai fait ce que tu voulais. J’ai compris ta vie.

Ma mère sourit. Ouais. Tu as tout compris. Reparlons-en demain soir, d’ici vingt-quatre heures, après que tu aies travaillé sans avoir dormi. Tu n’es pas encore brisée. Je vais te briser et après, on verra bien qui tu es vraiment.

Je libérai le reste du drap, le roulai en boule et le portai jusqu’à la machine. Je ne la mis pas en marche à cause des voisins. Puis je trouvai la bouteille de Javel et en versai quelques gouttes dans un seau avec de l’eau chaude, puis attrapai une éponge.

Il y avait d’autres taches sur le matelas, anciennes. Et il semblait absorber beaucoup d’eau, aussi me montrai-je économe. Je me demandai si mon grand-père était éveillé, lui aussi. Où se trouvait sa maison et comment était-elle ? J’étais presque comme Cendrillon rêvant à son prince, sauf que c’était un vieil homme et pas un prince, que sa maison serait petite, pas un château, et que c’était ma vraie mère, pas ma belle-mère, et qu’elle avait déjà détruit le carrosse. Mais l’idée était semblable, quitter la vie d’avant pour une nouvelle, une meilleure.

Je suis Cendrillon, dis-je. Tu étais Cendrillon.

Non, je n’étais pas Cendrillon.

Tu devais travailler. Tu n’as pas eu de vie. Tu as dû t’occuper de quelqu’un d’autre.

C’est vrai. Mais aucun prince ne m’attendait, personne n’est venu m’enlever. Et tu ne me vois pas vivre dans un château, si ?

Et une simple maison, alors, sans être obligée de travailler ? Et si j’arrivais à le convaincre que tu ne sois plus jamais obligée de travailler ? Il pourrait reprendre son poste de mécanicien. Il le ferait. Je sais qu’il le ferait. Et tu pourrais passer ton temps avec Steve en guise de prince.

C’est un conte de fées, Caitlin. Ça signifie que ce n’est pas réel. Il y a la vie réelle et la vie fantasmée.

Mais Cendrillon obtient sa vie fantasmée. Ça devient sa vraie vie.

Ouais. Tu as raison. Mais ça n’arrive jamais pour nous. Nous, on ne franchit jamais cette limite. Peu importe la route sur laquelle tu marches, tu la suivras sans faute jusqu’à la tombe.

Je posai le seau par terre, je ne savais pas comment la convaincre. Je flairai la tache sur le matelas, rien qu’une odeur de Javel à présent. Je n’arrivais pas à dire si ça sentait encore l’urine.

J’utilisai le sèche-cheveux au minimum pour ne pas déranger les voisins. Ce vent doux et chaud qui séchait la tache d’urine, une chose bien étrange au beau milieu de la nuit. J’étais si exténuée que mes yeux se fermaient sans cesse.

Et si tu pouvais reprendre tes études ? demandai-je. Si on ne peut pas te donner une nouvelle vie, tu pourrais saisir ta chance et t’en faire une nouvelle ? Il travaillerait, on vivrait chez lui et tu reprendrais tes études.

Ce n’est pas pareil. J’aurais quinze ans de plus, trop vieille. Et sa punition, alors ? Ça ne suffit pas de le faire retourner au travail. Il doit mourir seul. Tu oublies cette partie.

Tu es méchante.

Oui. Oui je suis méchante. Et je veux l’être mille fois plus encore. Je ne peux rien trouver à dire qui soit assez méchant. Il faudrait que j’arrache mes entrailles et que je les sorte par ma bouche pour en dire assez. Et ça ne suffirait peut-être même pas. Tu as un côté bon, généreux, et je ne veux pas que tu le perdes. Moi, je l’ai perdu il y a presque vingt ans.

Je posai la main sur la tache. Le matelas chaud, à présent, et à peine humide. Il semblait bien. Je me rendis à l’armoire pour sortir un drap-housse et je l’enfilai de mon côté du lit en premier, le tirai et fis rouler ma mère doucement avant de fixer le drap de son côté. Voilà, c’est mieux, dis-je mais elle ne répondit pas.

Je remarquai que nos deux assiettes étaient vides sur le sol, de son côté. Elle avait mangé nos deux portions pendant mon sommeil et j’étais désormais affamée. J’allai me verser un bol de céréales à la cuisine. La pendule indiquait presque quatre heures. Au moins, nous n’allions ni au travail ni à l’école, j’allais pouvoir faire la grasse matinée. Rien que le son du frigo, rien que la lumière du couloir. Je restai assise dans la pénombre, dans un monde de silence, en attente.

Quand je retournai au lit, elle s’adressa à moi. Il me faut mes médicaments. Tu dois sortir les acheter tout de suite.

LES lampadaires voûtés, des cônes de lumière tamisée alternant avec des interstices sombres. Je me hâtai sur le trottoir, mon menton et mes mains à l’abri. Le froid, une douleur sourde envahissant mes jambes. Je sentais presque mes os.

J’étais persuadée qu’il n’y aurait pas d’autres mouvements que les miens, personne d’autre debout à cette heure, mais une camionnette blanche passa, puis une autre, et une voiture arriva en face. À Boeing Field, peut-être que tout commençait plus tôt.

Je ne savais pas où trouver un magasin ouvert. Je cherchais un 7-Eleven ou une station-service. Elle voulait un antalgique et quelque chose contre les vomissements. Elle avait fait ces trajets de nuit souvent, m’avait-elle dit.

Corson Avenue South s’était fondue dans une étendue blanche discernable des trottoirs, des jardins et des parkings par cette seule bordure de lumière et les fines traces sombres laissées par les rares voitures. Je traversai et m’engageai dans South Harney Street en direction d’Airport Way South, pensant qu’il devait bien y avoir des magasins ou des stations-service, mais il n’y avait que des entrepôts aveugles, des petits bâtiments de bureaux, quelques cafés fermés. Une boulangerie qui n’était même pas encore ouverte. L’Interstate 5, un couloir lumineux, des camions arrivant tôt en ville, venus de partout.

Je n’avais pas peur, j’ignore pourquoi. Peut-être grâce à la neige. Quand je revins dans Corson à l’extrémité d’Airport Way, un pont se dressait comme une piste d’atterrissage. Des vieux camions, rouillés et abîmés, des voitures accidentées de l’autre côté de la rue, conservées pour les pièces détachées. La rue sous le pont dans l’obscurité, formant une sorte de grotte, mais j’en longeai l’entrée et ne croisai personne. Un parc, ensuite, derrière une clôture métallique, et je continuai dans Corson en direction de notre appartement, quand je vis quelqu’un marchant dans ma direction, une autre silhouette penchée, emmitouflée et peinant dans la neige, se hâtant à présent, et je m’arrêtai, perplexe, ne sachant pas si je devais fuir, quand ma mère se mit à crier, Caitlin !

Je restai figée. Je ne courus pas dans sa direction. Je regardai même derrière moi vers la grotte sous le pont, instinct de fuite. Son poids, alors, son élan, la neige soulevée à chaque mouvement lourd de ses bottes. Une silhouette d’ombre sortie d’un conte de fées, venue pour sauver ou pour détruire. Comme si nous habitions dans les bois, pas d’asphalte sous la couche blanche, ce pont, la courbe d’une montagne ponctuée de falaises. Chaque entrepôt, un bosquet sombre en bordure d’une prairie, de petites clairières. Je ne fus pas assez rapide. Je ne pouvais plus bouger. Dans un conte de fées, on ne peut jamais s’échapper.

Elle m’attrapa, me serra fort contre elle. Caitlin, dit-elle. Mon bébé. Je suis désolée. Elle m’embrassait le front, me berçait. Tu ne devrais pas être dehors.

Les loups, aurait-elle pu ajouter. Mais il n’y avait pas de loups.

Je longeais toujours cette voie rapide, dit-elle. De jour comme de nuit, seule. Je n’ose même plus y penser. Ça me rend dingue. Ne reviens jamais par ici toute seule. C’est compris ?

Oui, dis-je.

Il y a des hommes, par ici. Toujours des hommes. Ils te violeraient. Ils nous violeraient toutes les deux s’ils nous trouvaient. Il faut qu’on rentre.

Elle m’attrapa la main et nous courûmes dans la neige ensemble, comme talonnées par une meute d’hommes. Nous gravîmes l’escalier, ma mère se démena avec les clés dans la serrure, puis nous fûmes à l’intérieur, en sécurité.

Tout le mal en ce monde vient des hommes, dit ma mère. Il faut que tu le saches. Toute la violence, toute la peur, tout l’esclavage. Tout ce qui nous écrase.

Nous nous assîmes sur le sol de la cuisine, adossées à la porte, barricadées. Lumières éteintes afin de ne pas être vues.

Je suis désolée, dit-elle. Je suis allée trop loin. Ne raconte jamais à personne que je t’ai envoyée dehors dans la neige. De nuit, dans cet endroit. Et ne raconte à personne que je t’ai mis la tête sous l’eau. Tu ne dois le raconter à personne.

Je ne le raconterai pas, dis-je. Et je pensais aussitôt, à qui pourrais-je le raconter ? Il n’y avait que mon grand-père et Shalini, et je n’en parlerais pas à mon grand-père car je voulais qu’il apprécie ma mère. Je voulais qu’ils s’entendent bien. Alors il ne restait que Shalini, et quand la reverrais-je ? Elle me manqua soudain, une douleur creuse et profonde dans ma poitrine. Je voulais qu’elle s’allonge sur moi. Je voulais l’embrasser, sentir sa peau contre la mienne. Et je voulais pouvoir en parler à ma mère.

Shalini me manque.

Eh bien, tu n’iras pas à l’école aujourd’hui.

Mais on est vendredi. Ça veut dire que je ne la verrai pas avant lundi.

Arrête de pleurnicher. Il faut que tu me remettes au lit et que tu dormes un peu si tu y arrives. Tu as encore beaucoup de travail en prévision.

Shalini, c’est la meilleure amie que j’aie jamais eue. Elle n’est pas comme les autres amis.

Je me fiche de Shalini. D’ici un an, tu l’auras oubliée. Ou même la semaine prochaine. Concentre-toi. Tu es Sheri, maintenant. Tu vas apprendre ce qu’est l’épuisement et le désespoir.

Je n’oublierai jamais Shalini.

Mais ouais, bien sûr. Tu as douze ans. Tout a tellement d’importance dans ta vie, en ce moment. Tout est question de vie ou de mort, le monde entier retient son souffle. Allez, traîne-moi jusqu’au lit.

J’étais furieuse, mais elle avait le pouvoir de m’empêcher de revoir Shalini pour toujours, et mon grand-père aussi. Elle avait le pouvoir de tout faire. Elle aurait pu décider de nous faire déménager à l’autre bout du pays. Ou de disparaître à jamais. Je me penchai donc et la tirai jusqu’à la chambre.

Je ne dois pas être au boulot avant lundi matin, dit-elle. Toute la journée et encore trois nuits. C’est le temps que ça peut durer. Alors autant que tu te décides à apprendre plus vite.

Pas de Shalini, pas d’école, pas d’aquarium, pas de grand-père. Tout m’était enlevé. Mon dos s’était raidi, engourdi tandis que je tirais. Puis nous nous trouvâmes près du lit, je la hissai et nous tombâmes sur le matelas.

Dors, dit-elle. Dors tant que tu le peux. Oublie où tu es, oublie la montagne des jours. Chacun d’eux immense, perdu dans une forêt interminable, mais l’orée va finir par s’enrouler et tu marcheras sur ce qui était le ciel et qui n’est plus qu’un autre sol forestier, encore une couche, et tu sens le poids de ces couches par centaines au-dessus de toi. Comme une fourmi qui grimpe, galerie après galerie dans l’obscurité, et la montagne n’en finit jamais. Imagine. Plus de mille jours, chacun sans fin.

Ma mère face contre l’oreiller, bâillant, tombant de sommeil. Elle n’avait jamais quitté cette montagne de jours. Sa mère était morte mais ça n’avait pas signifié la fin de cette forêt. Je voulais la libérer, plus que tout au monde.

SHERI. Je fus d’abord désorientée, mais je compris que ma mère m’appelait. Sheri. Je me réveillai avec peine et je sentis une odeur d’urine, encore, et même davantage. L’horrible puanteur suffocante de merde ici, dans le lit avec nous.

Ah ! haletai-je. Je me crus sur le point de vomir.

Lave-moi, Sheri. Laisser ta mère mourir dans sa propre merde, comme un animal.

Arrête !

J’aimerais bien. J’aimerais bien arrêter de mourir, crois-moi. J’aimerais bien que ce soit toi qui meures à ma place. Le cancer est venu de toi.

Tu es folle ! hurlai-je. Je jaillis du lit et m’élançai hors de la chambre.

Tu vas revenir immédiatement et nettoyer tout ça.

J’ouvris la porte d’entrée et sortis en sous-vêtements. Il neigeait encore. Tout semblait emmitouflé, rien que les contours des bâtiments visibles, et quelques fines empreintes de pneus sur la route. Les piles de barrières de circulation, elles, toujours orange. J’inspirai l’air froid et neuf avec avidité, mes pieds nus étaient déjà douloureux. J’aurais pu courir, courir chez chaque voisin et voir si l’un d’eux accepterait de m’héberger.

Sheri ! Je ne veux plus sentir ça. C’est ignoble. Qu’as-tu fait ?

Ma peau se tendit, la chaleur déjà envolée. Mon corps mince et pâle, rosi. La distance jusqu’à mes pieds semblait immense. Un corps, une entité si improbable, sa forme, sa fragilité, à quel point il était à découvert.

Je me rendis d’un pas résolu dans la salle de bains, enroulai mes mains dans du papier toilette, puis j’allai auprès de ma mère, tirai le drap. Elle s’était roulée dedans, l’avait écrasé contre son dos. Ma bouche ouverte, prise d’un haut-le-cœur, mais je me retins. J’en attrapai deux pleines poignées avec mes moufles de papier toilette, j’essuyai et portai le tout aux toilettes, tirai la chasse et m’emmitouflai à nouveau.

J’essayai de ne rien toucher, mais je dus aller entre ses jambes, et le drap faisait un angle, le papier toilette était trop fin.

Ne sois pas si brutale, dit ma mère. Tu me fais mal.

Je m’efforçai d’être aussi douce que possible en lui essuyant l’arrière des cuisses, le derrière, l’entrejambe et le drap, mais rien n’était propre et l’odeur n’avait pas faibli.

Des lingettes bébé, dit ma mère. Des lingettes bébé, et puis du talc. Il faut que tu achètes tout ça ou je vais avoir des rougeurs.

Je ne pouvais pas répondre. Je me retenais encore de vomir et gardai la bouche fermée. J’attrapai une petite serviette que je trempai dans l’eau tiède avant de l’essorer. Je l’essuyai avec et elle se plaignit.

Ça fait mal. Bon sang, Sheri. Tu m’arraches la peau.

Mais je l’ignorai, je rinçai la serviette dans le lavabo, incroyablement dégoûtant, un truc que je n’aurais jamais imaginé être obligée de voir un jour, partout sur mes mains nues, puis je retournai pour l’essuyer encore jusqu’à ce qu’elle soit propre. Je dégageai les coins du drap-housse, la fit rouler doucement sur le flanc et fis une boule du drap.

Tu fais ça cent fois, dit-elle. Imagine. Cent fois, pas moins. La merde imprègne le matelas. Tu n’arrives pas à te débarrasser de l’odeur. Tu utilises de la Javel et du savon et du shampoing, tu essaies même une fois avec de l’essence. Il y a deux lits, alors au début, tu te contentes de retourner le matelas. Et puis, tu utilises les deux côtés du tien. Mais ce n’est que le début. Ça se produit tant de fois. Si tu avais de l’argent, tu pourrais acheter des couches pour adulte mais tu n’as pas le moindre sou. Alors tu essaies de fabriquer des couches avec des serviettes, sauf que sans élastique, ça coule des deux côtés. C’est presque toujours de la diarrhée. Un liquide baveux avec des morceaux marron et des trucs rouges, parfois du sang. Et l’odeur de soufre. Pas comme ma merde maintenant. Ça, c’est rien. C’est sain. Mais quand quelqu’un est malade, cette odeur de soufre, cette odeur de poudre ou d’œuf pourri, cette odeur est partout, et c’est ça qui imprègne le matelas, une odeur de maladie et de mort.

Je suis désolée, dis-je.

Comprends-moi simplement. J’ai dormi dans cette odeur des années durant, mais mon lit aurait dû être à l’écart. J’aurais dû être à l’abri. C’est ça qu’il n’a jamais fait, il ne m’a jamais mise à l’abri. Je ne sais pas comment l’expliquer autrement.

Je comprends. Et il aurait dû être là. Il n’aurait pas dû partir.

C’est ça, Caitlin. C’est bien.

Il ne peut rien faire pour se racheter auprès de toi.

Oui, c’est ça.

Tu as subi quelque chose que personne n’aurait jamais dû subir.

Oui.

Et tu as tout perdu, et tu ne pourras jamais rien récupérer, et ta vie ne sera jamais ce qu’elle aurait dû être.

Ma mère s’assit. Caitlin. Je suis fière de toi. C’est bien.

Et elle est morte sans son mari. Il a commis un crime.

Oui.

Et il ne pourra jamais se racheter auprès d’elle parce qu’elle n’est plus là.

Oui.

C’est un monstre. Il est impardonnable. Il devrait être haï. Il ne devrait rien avoir, il devrait mourir seul.

Caitlin. Oui. Ma mère paraissait enthousiaste, comme si nous venions de faire une découverte, comme si nous partions pour une aventure.

Mais c’est quand même mon grand-père.

Ma mère s’affala contre son oreiller. Je restai là à attendre, elle ne dit rien. Tu ne vas pas me crier dessus ? demandai-je.

La lumière grise du jour dans la chambre. Le dos de ma mère, presque de la même couleur que le matelas blanc, étendue dans son lit dix-neuf ans plus tôt, quand elle était moi. J’attendis.

Le réveil indiquait presque une heure de l’après-midi. Je vais préparer le déjeuner, dis-je.

Je laissai tomber les draps dans la machine à laver avec les autres et je sélectionnai la plus haute température, versai de la Javel avec la lessive. Ça allait faire un merde-shake et je serai obligée de relaver tout plusieurs fois, j’en étais sûre. Je mélangeai de la Javel et de l’eau dans un seau, pris une autre petite serviette et essuyai la tache sur le matelas tandis que ma mère restait plongée dans le silence. Je ne flairai pas le matelas quand j’eus terminé. Je sentais l’odeur de ma mère. Elle n’était pas tout à fait propre.

Je vais te faire couler un bain.

Pas de réponse, mais je me rendis à la baignoire et pris garde de faire couler l’eau à bonne température. Je versai un peu de shampoing.

Dans la cuisine, je cherchai quelque chose de rapide à préparer et trouvai des conserves de chili. J’étais capable de lutter contre elle. J’étais assez forte, je le savais. Je pouvais tenir le coup jusqu’à lundi matin. J’ouvris les deux boîtes et les secouai au-dessus de la casserole, mis à chauffer sur feu doux.

J’allai la voir, elle n’avait pas bougé. Les yeux ouverts, pas endormie mais pas réactive non plus.

Quand le bain fut prêt, je la fis rouler jusqu’au milieu du matelas nu, me postai derrière et la tirai. En moins d’un jour déjà, nous avions des routines répétées encore et encore. Mille jours semblaient terrifiants. Je ne voulais pas savoir à quoi sa vie ressemblait alors.

Je la fis entrer doucement dans le bain, installai ses jambes inertes, ses bras et sa tête, elle gardait les yeux rivés dans l’eau mais me semblait assez stable pour ne pas tomber.

Le chili était chaud, je lui en apportai un bol. Elle ne leva pas les bras. Je la nourris donc cuillère après cuillère, elle bougeait sa bouche juste assez pour l’ouvrir et mâcher, un zombie revenu partiellement à la vie. Elle aurait dû être au travail, normalement, sous la neige et les lumières, une avant-garde de tintements métalliques, de moteurs diesel bourdonnant et tournant en permanence, nuit et jour, toute l’année. Un endroit où elle n’était plus elle-même, rien qu’un corps effectuant des tâches définies, une sorte de robot aux apparences humaines. Sauf qu’elle était désormais l’inverse, morte à l’extérieur, et vivante mais égarée quelque part à l’intérieur, sa présence avec ses souvenirs.

Quand elle eut terminé son bol, je retournai manger à la cuisine. J’essayai d’imaginer ma grand-mère. Nous n’avions aucune photo. Ma mère avait tout effacé. Le silence dans la maison, pas de paroles pendant des jours. Je l’imaginais plus vieille. Je ne pouvais pas me la représenter à l’âge de ma propre mère. Le visage ridé, et je ne la voyais pas cruelle, simplement triste. Elle souriait pour dire qu’elle était désolée de mourir, désolée de la laisser, de ne pas être là pour tout ce qui se passerait dans les années futures, désolée de tout ce qu’on lui arrachait. C’était la seule grand-mère que je pouvais imaginer, malheureuse mais néanmoins débordante d’amour.

L’EAU du bain avait perdu presque toute sa chaleur, si vite, et ma mère y était toujours assise, sans doute déjà gelée mais ne disant rien. C’était pire que si elle m’avait hurlé dessus.

Il faut que je te sorte de là, dis-je. Je suis désolée. Je voulais la savonner plus efficacement, elle allait pourtant devoir se contenter d’avoir trempé dans le shampoing.

Je la tirai mais elle était complètement molle, si lourde. Je ne pouvais pas la sécher, je la traînai, dégoulinante, jusqu’au lit fait de nos derniers draps propres, je l’installai de mon côté, la séchai en terminant par son entrejambe, quelques taches marron, puis la fis rouler et la glissai sous le drap et la couette.

Tu es propre, maintenant, dis-je, et au chaud. Dors.

Elle ferma les yeux sans rien dire.

Quand je soulevai le couvercle de la machine et que je flairai, les draps me parurent propres. Je ne sentais qu’un parfum de lessive, j’en versai pourtant davantage avec un peu de Javel, j’y ajoutai la serviette et lavai tout une deuxième fois. Je vidai la baignoire et la rinçai, épongeai le sol. Puis la vaisselle.

J’étais si épuisée. Je me rendis à mon propre lit, je ne voulais plus jamais me réveiller à côté de pisse ou de merde, et j’avais dû m’endormir sur-le-champ quand un bruit sourd me tira du sommeil.

Je consultai mon réveil, il était déjà six heures et demie, il faisait nuit dehors, la journée passée, et quelqu’un frappait à la porte.

Ma mère n’allait pas répondre. Je me réveillai avec peine, me traînai hors du lit pour aller la voir. Elle était étendue sur le flanc comme je l’avais laissée, immobile, les yeux ouverts à présent.

Je vais ouvrir ? demandai-je.

Pas de réponse, j’allais donc à la porte. C’est qui ?

Steve.

Le son de sa voix, le plus immense des soulagements. Il allait pouvoir briser l’envoûtement.

Où est ta mère ? demanda-t-il quand je le fis entrer. Il avait l’air normal, amical, il parlait, ne faisait pas semblant d’être quelqu’un d’autre, il était habillé, propre, il ne se pissait pas dessus. Il portait un sac de courses et une rose.

Au lit.

Au lit ? Je peux la voir ?

Je pointai l’index vers sa chambre, il posa le sac sur le plan de travail de la cuisine et alla auprès d’elle. Je le suivis.

Ça pue, là-dedans, dit-il. Ça sent la merde. Qu’est-ce qui s’est passé ?

Ma mère n’avait pas bougé. Va-t’en, dit-elle. Caitlin et moi, on passe le week-end ensemble.

Tu n’étais pas au boulot aujourd’hui, dit-il. Je suis passé à l’heure du déjeuner et ils m’ont dit que tu étais malade.

Va-t’en.

Pas si vite. J’ai décidé que je n’allais pas partir, que je ne te laisserais pas me repousser. Parce que tu veux que je reste, je le sais.

Caitlin, dit ma mère. J’ai envie de faire pipi.

Je la traînai, nue, du lit jusqu’aux toilettes.

C’est quoi, ça ? demanda Steve. Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu ne peux plus marcher ? Sa voix aussi faible que l’air. Il avait peur.

Elle va bien, dis-je en me démenant pour la traîner. Elle me montre simplement comment c’était de s’occuper de sa mère.

Quoi ?

Caitlin ne veut pas croire que ma vie était réelle. Elle veut des moments heureux avec son papy et elle refuse de croire ce qui s’est passé après qu’il est parti. Alors je lui montre.

Mais c’est dingue. Et tu es toute nue.

Dégage d’ici, putain.

Pas cette fois, non.

Je parvins enfin à hisser ma mère sur le siège des toilettes. Elle urina sous les yeux de Steve qui attendait sur le seuil.

Quoi ? lâcha-t-elle. Des années à m’occuper d’elle. Personne ne saura jamais ce que c’était vraiment. En faire l’expérience quelques jours seulement, ça ne peut pas faire de mal.

Ça dure depuis combien de temps ?

Depuis hier, dis-je. Hier soir. Après qu’elle a détruit sa voiture à coups de cric.

Tu as vu ton père ?

Tu devrais entendre ses projets de vie, dit-elle. Ils font des projets, maintenant. On est censés emménager chez lui, une petite famille heureuse. Un papa qui nous entretiendrait, qui sauverait Cendrillon. Il redevient mécanicien, il observe les poissons avec Caitlin et moi, je reprends mes études, et je gambade dans la prairie pour profiter de tout mon temps libre. Et toi, tu as le rôle du prince. Caitlin a tout prévu.

Quoi ?

Je sais qu’il recommencerait à travailler, dis-je. Et il m’a déjà dit qu’on pouvait venir vivre chez lui, sans payer de loyer. Et elle pourrait reprendre ses études.

Il faut y réfléchir, et ça fait beaucoup d’un seul coup, dit Steve.

Je ne réfléchis à rien du tout, dit ma mère.

Mais pourquoi ? Tu détestes ton boulot, et tu ferais un truc mieux si tu en avais l’occasion. Tu devrais peut-être quand même l’envisager.

Essuie-moi.

J’essuyai ma mère puis je l’attrapai à nouveau par-derrière.

Arrête ! hurla Steve. Mais qu’est-ce que tu fous, putain ?

Oh, c’est si perturbant de devoir traîner une personne en pleine santé jusqu’à son lit ? Essaie donc avec quelqu’un dont le corps est en train de pourrir.

Steve nous suivit dans la chambre. Pourquoi ça sent si mauvais ici ?

Ce n’est pas la bonne odeur. C’était une odeur de soufre, en fait, nuit et jour, comme si les entrailles de la terre se déchiraient, comme si on vivait en enfer. Quand j’entends le mot apocalyptique, c’est à ça que je pense, à la chambre de ma mère. Et toujours une fichue torture inédite de sa part, des propos insensés, comment je l’avais rendue malade ou que j’avais écarté toutes nos connaissances, ou que je ne l’aimais pas.

Je tirai ma mère sur le lit et la fis rouler, la recouvris du drap et de la couette.

Laisse-moi tranquille, maintenant. Prépare mon dîner, Sheri.

Tu l’appelles Sheri ?

Ouaip. J’essaie de me frayer un chemin dans ce petit crâne égoïste.

Caitlin n’est pas égoïste.

C’est une enfant. Tous les enfants sont égoïstes. Mais qu’est-ce que tu en sais ? Tu n’as jamais élevé d’enfant. Alors je vais te dire, moi. Nous ne sommes pas réels. Nous n’avons aucun sentiment, aucune pensée dont elle ne soit pas le centre. Elle ne peut pas concevoir qu’on ait pu exister avant elle. Alors je lui fais revivre cette époque. Ça va devenir partie intégrante de ses souvenirs et du coup, elle y croira.

C’est dingue.

Traite-moi encore une fois de dingue et je t’éventre avec un couteau.

Écoute, je suis désolé. Mais s’il te plaît, arrête ça. Pourquoi tu ne veux pas arrêter ?

Parce que moi, je n’ai pas eu le droit d’être égoïste.

Steve s’agenouilla près de ma mère, là où elle s’était recroquevillée dans le lit, il passa le bras autour d’elle. Sheri, dit-il. Je t’aime et je ne partirai pas. Et Caitlin t’aimera toujours plus que n’importe qui. Elle t’observe à chaque instant, et ta conduite actuelle détermine à ses yeux si le monde tourne rond ou s’il est sur le point de s’écrouler. C’est ta fille.

Il posa sa tête contre celle de ma mère, les bras autour d’elle, et je la voyais en proie à des tremblements sous le drap, des soubresauts brefs de pleurs mais pas le moindre son. Je courus jusqu’à elle et l’enlaçai à mon tour.

Sheri, dit-il. Les choses pourraient s’arranger. Laisse-les s’arranger.

Mais je le déteste tellement.

C’est peut-être parce que tu l’aimes. Il reste peut-être quelque chose.

T’es un connard.

C’est vrai. Je serai ce que tu as besoin que je sois.

Maman, dis-je. Je suis désolée.

Je sentis ma mère agitée de nouvelles convulsions, silencieuses. Je la serrai aussi fort que possible.

Tu es désolée, dit-elle enfin. Après les horreurs que je t’ai infligées. Eh bien, j’imagine que c’est décidé, alors. Putain. Je n’arrive pas à croire que ce sac à merde va obtenir ce qu’il veut, une fois encore. C’est injuste.

STEVE prépara une soupe aux palourdes royales d’Alaska. Grandes comme ses mains, coquilles marron fragiles et coupantes. Je les ai congelées l’été dernier quand j’étais pressé, dit-il. Il faut les déterrer avec une pelle. À marée basse. Le sable est noir. Et puis tu t’agenouilles, ou tu t’allonges sur la plage humide pour creuser à la main, parfois tu t’enfonces jusqu’à l’épaule. Elles sont étonnamment rapides, il faut les attraper par ce tuyau, c’est leur bouche et leur derrière, on appelle ça un siphon mais parfois, on chope la coquille et elle explose, c’est comme ça qu’on se coupe.

Le siphon sur chaque palourde, long et d’un blanc crème sale. Steve ouvrit un coquillage, en tira la chair, nettoya l’estomac, rinça puis le coupa en petits morceaux.

Comment on sait où creuser ?

Elles laissent des indices sur le sable. Ça s’appelle une serrure si c’est clair, ou une fossette si le trou s’est déjà comblé, ou même un doughnut si on peut voir du sable entassé autour du trou.

Et pourquoi elles ont la bouche aussi près de leur derrière ?

On pourrait penser que c’est un mauvais choix. Je détesterais me réveiller un matin et trouver mon derrière juste à côté de ma bouche.

J’éclatai de rire et donnai une tape sur le bras de Steve. Ma mère prenait une douche après avoir nettoyé sa chambre, alors il n’était rien qu’à moi en cet instant.

Tu as vu à quel point les coquilles ressemblent à des arbres ? demanda Steve.

Quoi ?

On dirait une coupe transversale de tronc, quand on scie un arbre. Elles ont des cercles, et ce sont des cercles qui indiquent leur croissance, exactement comme les anneaux des arbres.

Et les arbres sont au courant ?

Steve rit. Ça pourrait leur attirer des ennuis, aux palourdes. Tu as raison.

Ma mère émergea, cheveux mouillés, vêtue d’une longue chemise à carreaux mais sans pantalon.

Ouah, dit Steve. J’aime bien ton look.

La chemise n’était fermée que par un seul bouton, très bas. Ma mère était partie en chasse. Viens ici, dit-elle. Le dîner devra attendre.

Je me retrouvai donc seule dans la cuisine, je pensais à Shalini, ce sentiment insoutenable de manquer d’air. Je ne la reverrais pas avant lundi, et on n’était que vendredi soir. Je trouvai le numéro de téléphone de sa mère, que je composai.

Le père de Shalini décrocha. Il est tard pour appeler, dit-il. Mais je l’autorise pour cette fois.

Tu me manques, chuchotai-je quand elle prit le combiné.

Pourquoi tu n’étais pas à l’école ?

J’aurais voulu lui expliquer, mais c’était si énorme. J’ignorais par où commencer. Je ne sais pas, dis-je.

Tu ne sais pas ?

Rappelle-moi tout de suite et invite-moi à dormir chez toi demain. On ne dira pas à ma mère que c’est moi qui ai appelé en premier.

D’accord, mais ta famille est vraiment bizarre.

Oui.

Je raccrochai doucement et j’attendis. J’entendais ma mère et Steve faire l’amour. Je voulais savoir à quoi ça ressemblait, ce qu’ils faisaient. J’essayai de l’imaginer, mais j’étais incapable de me représenter quelque chose de précis. Ils semblaient si désespérés, à les entendre. Je ne me souvenais que de la peau de Shalini, sa chaleur, son souffle.

Le téléphone sonna et je sursautai, surprise.

Vous êtes cordialement invitée à la résidence Anand, dit Shalini avant d’éclater de rire. Nous avons hâte d’avoir le plaisir de votre compagnie.

Oui, dis-je assez fort pour que ma mère entende. Merci. À demain, alors.

T’as une voix de robot.

Oui, on se souvient où c’est. Merci.

Tu es trop bizarre. Ma mère dit que tu peux venir à nouveau après le déjeuner mais il faudra qu’on dorme, ce coup-ci. J’étais tellement fatiguée, la dernière fois.

Tu ne vas pas dormir, murmurai-je. Même pas cinq minutes.

Shalini éclata de rire.

Je restai ensuite assise dans la cuisine, seule, à attendre, je me sentais brûlante et agitée, comme si Shalini était là. Je la voulais dans ma bouche, prise d’un instinct de dévorer. Je l’avalerais tout entière et la garderais en moi. J’avais des fourmis dans les mains, les jambes faibles. Je respirais avec peine.

Les gémissements avaient cessé dans la chambre de ma mère et ils refirent tous deux surface, ma mère portant un jean cette fois, sa chemise boutonnée. Je voulais demander, Qu’est-ce que vous avez fait ?

C’était qui au téléphone ? demanda ma mère.

Shalini. Elle m’a invitée à dormir chez elle demain. Je peux y aller ? S’il te plaît ?

Ma mère sourit. Bien sûr. Et je suis désolée pour ce que j’ai dit, ma puce. Je suis certaine qu’elle est importante à tes yeux et que tu ne l’oublieras jamais.

Je ne pourrais jamais l’oublier.

Ma mère m’embrassa sur le front et prit place sur un tabouret à côté de Steve. Elle avait la même odeur que lui.

Steve ne coupa pas les dernières palourdes en dés. Il les étala, humides et brillantes, sur la planche à découper et les trempa dans de l’œuf avant de les rouler dans la chapelure. Une friture de palourde, dit-il. C’est pour te mettre en bouche avant la soupe.

Me mettre en bouche ? demandai-je.

Une mise en bouche, c’est un terme chic français pour parler d’apéritifs. Il m’adressa un clin d’œil. C’est un sacré bouillon de culture que tu bois, là.

Ma mère rit.

Il fit fondre du beurre dans notre plus grande poêle et y déposa les palourdes. Puis il retourna à sa soupe. Il faisait cuire des oignons et de l’ail dans du beurre au fond de notre plus grande casserole. Il y a trois secrets dans chaque restaurant, dit-il. Vous les connaissez ? Il arqua un sourcil à mon attention.

Je ne sais pas.

Tu ne fais pas d’effort.

Je sais, dit ma mère. Plus c’est cher et moins on en a dans l’assiette.

C’est vrai, dit Steve. C’est vrai. Mais les trois secrets d’un restaurant, cher ou bon marché.

Les produits sont de la veille ? demandai-je.

Le beurre, dit Steve. Le beurre, c’est le secret numéro un. Et puis il y a le sel et le sucre. Tout ce que vous commanderez contiendra du beurre, et vous trouverez ça riche en goût, ça vaudra le prix que vous paierez. Le sel, vous en sentez le goût et ça vous donne envie d’en manger plus. Le sucre, ça vous donne l’impression que c’est subtil, qu’il y a d’autres parfums mystérieux. Mais même un bout de carton aurait bon goût avec du beurre, du sel et du sucre. Les trois groupes nutritifs.

Eh bien, dit ma mère. C’est la dernière fois que je vais au restaurant.

Comme si on allait au restaurant, dis-je.

Fais gaffe. Et pourquoi on ne peut pas aller au restaurant, hein ? Le conte de fées commence maintenant. Tu te souviens ?

Steve nous ignorait, jetant les dés de palourdes dans la casserole, poignée après poignée.

Alors ? demanda ma mère. Je n’ai pas le droit d’aller au restaurant ?

Si, dis-je. Il nous invitera au restaurant.

Mais tu n’en es pas sûre, si ? Il n’y a pas franchement de contrat. On fait comme s’il y avait un contrat mais rien n’a été convenu.

Il dira oui.

Mais oui à quoi ? C’est quoi, le contrat ? Parce que je ne vais pas plaquer mon boulot et reprendre les études sur la simple base de la confiance, faire confiance à un homme qui s’est enfui la dernière fois, quelles garanties il me donne ?

Vous pourriez établir un contrat, dit Steve.

Steve remuait les palourdes et je sais qu’il agissait toujours avec les meilleures intentions, mais j’avais le terrible pressentiment que tout s’écroulait à nouveau.

Oui, dit ma mère. Un contrat.

Elle leva les yeux, pensive. Ça dira qu’on a le droit de vivre chez lui sans payer de loyer, qu’il paiera les études et tout le reste.

Tu dois avoir un moyen de mettre sa maison en garantie, comme dans un emprunt immobilier, et s’il ne respecte pas les termes, tu récupères la maison.

Ma mère s’illumina à cette perspective et je pensai à mon grand-père dans sa voiture cassée, toutes les vitres explosées, chaque portière enfoncée, je pensai que sa maison serait la prochaine sur la liste, qu’il reviendrait un jour du travail alors qu’il était censé être à la retraite, et il découvrirait qu’elle l’avait réduite en pièces avant d’y mettre le feu. Je l’imaginais bien faire ça, mettre le feu à sa maison rien que pour la regarder brûler.

Je veux ce contrat dès demain, dit ma mère. Je refuse d’attendre.

Mais il te faut un avocat, dit Steve.

Non. Je veux le contrat dès demain, signé devant un notaire1, en termes simples et faciles à comprendre. Ça dira qu’on veut vivre dans sa maison sans payer de loyer et qu’il me versera vingt-cinq mille dollars maintenant, puis deux mille cinq cents dollars chaque mois, et s’il ne le fait pas, je récupère la maison et à sa mort, j’hérite de tout, de sa maison et du reste.

Maman, dis-je. Arrête, s’il te plaît.

C’est toi qui l’as voulu, Caitlin. C’est ton conte de fées. C’est ce qui nous permettra de savoir que le prince se comportera bien, parce qu’on aura un contrat comme un couteau dans son dos. Dans la vraie version de Cendrillon, il doit y avoir des couteaux qu’on ne voit pas. Je parie que c’est une plainte pour harcèlement sexuel. Le prince, un homme politique, pelote Cendrillon à un bal et elle menace de tout révéler au grand jour, alors il est obligé de l’emmener dans son château afin qu’elle se taise, et ils inventent cette histoire de chaussure de verre en guise de couverture.

Tu devrais être avocate, dit Steve. C’est une histoire sacrément tordue, tes conneries.

Peut-être que je le deviendrai. Qui sait. Mais d’abord, il me faut ce contrat. Je dois savoir si je vais au boulot lundi ou non.

Ma mère faisait les cent pas. Elle pétait le feu. Tout avait un écho de colère, comme si rien n’avait changé.

Je vais le rédiger ce soir, dit-elle. Et on va le lui faire signer demain. Il sera à l’aquarium ?

Je ne sais pas, dis-je. C’était seulement les jours d’école.

Il y sera. Il a envie de te voir alors il y sera. Il veut jouer les petites familles heureuses, alors on va lui confier le fardeau d’une famille.

Mais je vais chez Shalini.

Non, tu n’y vas plus. Tu veux un grand-père ou pas ?

LA terreur. J’allai me coucher avec et me réveillai avec. Ma mère avait trouvé une nouvelle façon de m’éloigner de mon grand-père. Il refuserait de signer et tout serait de sa faute à lui.

Steve qui l’aidait. Ils travaillèrent tard dans la nuit et à nouveau jusqu’à midi.

Il faut qu’on appelle Shalini, dis-je.

Tais-toi, dit ma mère. On a presque fini. Steve et elle se serraient à la table de la cuisine devant l’écran de son ordinateur portable, à relire.

Je pense que c’est bon, dit-il, se reculant dans sa chaise, les mains croisées au sommet de sa tête. C’est une nouvelle vie. Ça change tout pour toi.

Désolée, dit-elle. Laisse-moi juste terminer ma relecture. Elle était penchée près de l’écran comme à l’affût de quelque chose, bouche ouverte. Très bien, dit-elle enfin. Je pense que c’est bon. Elle se tourna et embrassa Steve. Merci.

Il faut qu’on appelle Shalini, dis-je.

D’accord, d’accord. Je vais appeler, puis on ira imprimer ça, ensuite l’aquarium et le notaire.

Et dis-lui bien qu’il y aura un autre contrat, expliqua Steve, corrigé une fois qu’un avocat y aura jeté un coup d’œil. Mais je pense que celui-ci est bien.

Je me tenais à moins de deux mètres de ma mère et de Steve, mais je n’existais pas. Steve se fichait bien qu’on n’appelle pas Shalini, se fichait de ce que risquait mon grand-père en signant ça, se fichait que je puisse le perdre. Shalini, dis-je.

Merde, à la fin, dit ma mère. Je l’appelle tout de suite. Elle alla au téléphone et chercha le numéro de Shalini. Quand on lui répondit à l’autre bout du fil, elle s’expliqua trop vite. Il y a eu un changement de programme, dit-elle.

Laisse-moi parler à Shalini, dis-je, mais ma mère me fit signe de reculer et elle raccrocha.

Ne prends pas un air aussi amer, dit ma mère. Tu es en train d’obtenir tout ce que tu veux.

Puis nous montâmes dans le pick-up de Steve, un 4×4 Nissan rouge. Je me tassai sur la banquette arrière du grand habitacle, assise en biais, mes pieds sur les enceintes, une musique forte qui faisait grincer les dents, une sorte de hard rock. Black hole sun, won’t you come, and wash away the rain…

Quand nous passâmes devant la sortie vers le port de marchandises, ma mère lui fit un doigt d’honneur. Va te faire foutre, cria-t-elle, et Steve sourit.

Nous passâmes ensuite devant la sortie pour Gatzert et l’aquarium, et peu après nous prîmes la bretelle de sortie, avant de nous garer et d’éteindre la musique, et j’avais les oreilles qui sifflaient. Ça va être rapide, dit Steve. Je me dépêche d’aller l’imprimer.

C’est là que tu habites ? demandai-je.

Ouaip.

Je veux aller voir.

Steve sourit. Eh bien, c’est une sorte de palace, alors j’imagine qu’une visite est indispensable, oui.

L’intérieur ressemblait à un garage, des outils partout. Des skis et des cannes à pêche, des seaux, des waders, des vélos, des casques, des cordes. Un banc de musculation prenait presque toute la place dans le salon minuscule, une chaîne hi-fi et d’énormes enceintes. Des courses sur le plan de travail, pas encore rangées dans les placards. Une imprimante sur la petite table de la cuisine, des piles de papier, et il s’assit là avec son ordinateur portable, ma mère debout derrière lui.

Son appartement avait un parfum de mer, d’eau salée, d’algues et de pourriture. Une grande casserole de crabes, puante comme jamais. Des filets et des bouées à côté.

Tu es déjà venue ici ? demandai-je à ma mère.

Ouais. Bien sûr.

Quand ?

Je ne sais plus quand. Plusieurs fois.

Elle ne me regardait pas. J’allai dans sa chambre, allumai la lumière et il y avait encore des piles de trucs partout, notamment un grand tas de linge sale, des vêtements noirs pour la plupart. Le lit défait, les draps humides dans le froid, le chauffage éteint. Une odeur de sueur et de déodorant. Ma mère était venue ici, mais quand ? Pendant que je l’attendais à l’école ? Et le jour où j’étais chez Shalini ? Et maintenant, elle pourrait venir quand elle voudrait.

Vamos, dit Steve. Bandidos. Una diligence vous attend con mucho or. Mucho dinero.

Ai yai yai yai yai, dit ma mère.

Ils étaient enthousiastes, Steve agitait les feuilles dans l’air.

Nous roulâmes dans les flocons et la neige fondue jusqu’à l’aquarium, la musique à fond, et j’espérais que mon grand-père n’y serait pas. Je voulais le sauver de ces braqueurs de banque.

Laissez-moi y aller en premier, dis-je quand nous fûmes garés dans le parking d’en face.

On y va tous, décréta ma mère.

S’il te plaît. Laisse-moi lui parler d’abord. N’y va pas tout de suite. Attends ici, on sortira. Et je lui montrerai le contrat.

Peut-être qu’on devrait le tuer une fois qu’il l’aura signé, dit ma mère. Comme ça, on récupérerait la maison et l’argent, et lui n’y gagnerait rien du tout.

Sheri, dit Steve.

D’accord, très bien. Il restera en vie. Mais il va quand même avoir la meilleure part de cet arrangement. On ne peut rien faire pour que ce soit pire.

Je pense que c’est une bonne idée de laisser Caitlin y aller seule, dit Steve.

D’accord. Je ne meurs pas d’envie de le voir, de toute façon.

En voilà, un bel esprit de Noël, commenta Steve.

C’est ça qui me fait le plus chier, qu’il récupère tout à temps pour Noël.

Mais toi, tu n’auras pas à aller au travail lundi.

C’est vrai.

Je pris le contrat des mains de ma mère et sortis dans la neige. Sa voiture n’était pas dans les parages mais il ne pouvait plus la conduire, bien évidemment.

J’entrai à la hâte, les employés furent surpris de me voir. Je ne venais jamais le week-end.

Je le trouvai agenouillé devant un bassin, le front contre le verre, les yeux plongés dans ceux d’un blennie poilu, une sorte de communion. Les fins poils sur la tête du blennie pareils aux cheveux d’un vieil homme.

Tu ne gagneras jamais un duel de regards avec ce poisson, dis-je.

Caitlin. Il m’enlaça, sa tête contre mon ventre. Ah, Caitlin. Je ne pensais pas te voir aujourd’hui, je t’ai attendue hier, mais j’imagine que tu n’as pas pu venir.

Je ne suis pas allée à l’école. On est restées à la maison.

Il se leva, me tint par les épaules et me dévisagea. J’ai tellement de chance de te revoir. Je pensais que ça n’arriverait peut-être plus. Il m’attira contre lui et je l’enlaçai à mon tour.

C’est quoi, ces papiers ? demanda-t-il. Il semblait apeuré.

Un contrat. Ma mère dit qu’on peut venir vivre avec toi et qu’elle reprendra ses études, mais elle veut de l’argent en échange.

Eh bien, laisse-moi y jeter un œil. Il me guida jusqu’à un banc où nous nous assîmes et il me prit les papiers.

Je suis désolée pour ta voiture.

Ce n’est qu’une voiture.

Mais tu m’avais dit que le moteur pourrait t’emmener jusqu’à la fin.

Ce n’est rien. Par contre, je n’arrive pas à lire sous cette lumière. Il faut que je me rapproche d’un bassin. Trouve-m’en un bien éclairé.

Je l’emmenai au bassin lumineux des balistes. Ils ressemblaient à des projets d’art plastique, colorés au pastel bleu.

Les Bahamas, dit-il. Ça ne me dérangerait pas de vivre là-bas. Un petit coin sur une plage, aller nager avec les poissons.

Les balistes mangent des oursins, dis-je. Ils soufflent de l’eau pour les retourner et ils attaquent leur ventre.

Quand on ira faire de la plongée, il faudra qu’on ait des sortes de talkies-walkies pour que tu me parles des poissons.

Mon grand-père lut le contrat, je nous imaginais dans un paradis tropical avec des palmiers et du sable blanc, nageant dans une eau d’un bleu limpide avec nos talkies-walkies. Des gorgones violettes et des coraux verts géants semblables à des cerveaux, des anémones orange et blanches, des balistes en pastel bleu. Des poissons-perroquets à motifs turquoises ou rouges. Des requins nourrices endormis en tas, au fond. Tout paisible et chaud et facile, nous deux flottant simplement.

Bon, dit-il. Je n’aurai plus aucune assurance. Je vais devoir retourner au travail, ce qui signifie que je ne pourrai pas venir te chercher après l’école. Enfin, je pourrais peut-être commencer tôt pour terminer à l’heure. Ils m’accorderont peut-être ça. Je suis parti en assez bons termes.

Je suis désolée, dis-je. Elle est méchante.

Non, non. Caitlin. C’est moi le fautif. Ta mère n’a rien fait de mal. Et j’ai de la chance qu’on m’offre cette occasion. Le contrat n’est qu’une question d’argent, et l’argent n’a aucune valeur, vois-tu. Il a régi toute ma vie, et quand je suis enfin à l’aise, je me rends compte qu’il ne vaut rien. Ce qui importe, c’est la chance d’être avec toi et d’apprendre à connaître ta mère à nouveau. Je signerai un contrat cent fois pire rien que pour avoir cette chance.

Alors tu vas le signer ?

Oui, bien sûr.

Je me mis à bondir. C’était plus fort que moi. Il rit et dit, Rien que ça, ça vaut trois maisons.

LE vent s’était levé pendant que nous étions à l’intérieur, la neige soufflait à présent en rafales, par nuages entiers qui bouchaient la vue et se dissipaient soudain. Elle s’enroulait autour des poteaux de lampadaire et des panneaux, des tourbillons blancs. Mon grand-père abritait les papiers dans son manteau et marchait voûté, menton baissé.

Dans le pick-up, ma mère ouvrit la portière côté passager et baissa les yeux vers nous. Le moteur tournait toujours et l’air chaud était lancé à fond.

Merci, Sheri, dit mon grand-père. Je suis heureux de signer ces papiers. Merci pour cette seconde chance.

Il faut que tu le signes chez un notaire aujourd’hui. Et on établira un nouveau contrat avec un avocat, qu’il faudra que tu signes aussi.

Je serai heureux de le signer.

Sale connard. Je parie que tu es heureux, oui. Tu obtiens tout ce que tu veux.

Sheri, dit Steve.

Très bien. Mais je n’oublierai jamais ce que tu as fait. Je n’oublierai jamais qui tu es.

Moi non plus, dit mon grand-père. Crois-moi. Je sais à quel point je ne vaux rien. Personne ne le sait mieux que moi.

Moi, je le sais.

Je sais que je ne pourrai jamais me racheter, Sheri, mais je vais quand même essayer. La maison sera à ton nom, et tout l’argent que j’ai vous reviendra, à toi et à Caitlin. Tu obtiendras tout de moi, tout ce que je suis, et tout ce que j’ai. Je ne peux rien offrir de plus.

Mon grand-père dans la neige et le vent, les bras écartés, s’offrant à un dieu.

Eh bien, ce n’est pas suffisant, dit-elle. Ça ne sera jamais assez. Elle descendit de voiture et il recula. Monte, Caitlin, dit-elle en abaissant son dossier.

Je grimpai à l’arrière.

Suis-nous, lui dit-elle avant de remonter et de claquer la portière. La vitre latérale était embuée et je ne le voyais plus.

C’était un peu rude, dit Steve.

Ferme ta gueule, dit ma mère.

Je vis la mâchoire de Steve se serrer. Il passa une vitesse et roula lentement vers la sortie du parking en regardant dans son rétroviseur. Ça doit être lui, dit-il. Une petite voiture de location.

Alors on y va, dit ma mère.

J’ai mes limites, moi aussi, dit Steve.

Ma mère ne répondit rien. Steve ne parcourut que quelques pâtés de maisons avant de se garer devant un Mail Boxes Etc. Nous entrâmes tous et mon grand-père se joignit à nous.

Ma banque est fermée, dit-il. Mais lundi, on ira et je transférerai la maison à ton nom. Tu es déjà mentionnée dans mes comptes de retraite et d’assurance-vie.

Et tu as fait ça quand ? demanda ma mère.

Il y a des années.

Tu es ici depuis des années, tu vis ici, à Seattle. Alors pourquoi maintenant ?

Sheri, je ne peux pas l’expliquer, vraiment.

Tu es ici depuis toujours ?

Non, je suis retourné en Louisiane, j’y ai vécu onze ans.

Mais tu es revenu il y a huit ans ?

Oui. Je suis désolé. Je voulais reprendre contact avec toi aussitôt mais je savais à quel point tu serais furieuse.

Huit ans.

Désolé de vous interrompre, messieurs dames, dit la notaire. Elle s’impatientait, de toute évidence. Il faut que vous signiez ça maintenant, si vous voulez avancer. Dix dollars par signature.

Mon grand-père signa le contrat et le registre du notaire, puis ma mère signa. Nous attendîmes.

Vous pouvez venir à la maison, si vous voulez, dit mon grand-père. Et vous pouvez emménager n’importe quand.

Tu as eu une autre famille ?

Pas d’autre enfant, non. Mais je me suis remarié en Louisiane.

Et qu’est-ce qui lui est arrivé, à elle ? Elle a attrapé un rhume alors tu es revenu ici en courant ?

Sheri, dit Steve.

Ma mère adressa un regard noir à Steve, mais elle se retint cette fois de dire quelque chose.

Elle m’a quitté, dit mon grand-père.

Elle était plus jeune ?

De presque vingt ans, oui.

Bon Dieu.

Vous n’êtes pas obligé de tout avouer, dit Steve.

Si, c’est bon, dit mon grand-père. Je ne me cacherai plus. Je suis prêt à tout dire.

Quel grand héros, dit ma mère.

Ça fait vingt dollars, dit la notaire.

Steve sortit son portefeuille.

Non, dit ma mère. Laisse-le payer.

C’est moi qui paie, dit Steve et il posa un billet de vingt dollars. On y va.

Cette fois, nous suivîmes mon grand-père dans sa petite voiture de location blanche. Nous remontâmes East Yesler Way, devant mon école et continuâmes avant de tourner vers le nord dans la 23e Avenue devant le lycée, dans des quartiers résidentiels, devant un centre commercial et un transformateur, puis il tourna à droite dans East Pine. De grandes maisons individuelles, mieux que là où nous vivions. C’est joli, dis-je. Au bout du pâté de maisons, il tourna à gauche dans la 24e.

Il a intérêt à ne pas vivre dans une grande maison, dit ma mère. Sinon, je le tue.

Mais la maison est à toi, petite ou grande, dit Steve.

Je le tuerai quand même. Huit ans, et où est-ce que j’ai vécu pendant tout ce temps, pendant ces huit ans ? Ou ces dix-neuf ans ?

Mon grand-père tourna à gauche dans un chemin non carrossable. Une belle petite maison entourée d’espace vert sur un grand terrain. Des maisons bien plus grandes de part et d’autre, mais cette petite-là était parfaite.

Ouah, dit Steve. Style victorien. Une maison de plain-pied mais avec beaucoup de caractère.

Elle était bleu foncé, des encadrements de fenêtre blanc crème, un toit pentu et une porte bleu clair surmontée d’un auvent rond, comme une maison de conte de fées.

Steve le suivit dans l’allée et se gara devant les marches. Un autre toit et une baie vitrée en alcôve sur le flanc de la maison. Sheri, dit-il. C’est bien.

Ma mère était silencieuse.

Mon grand-père passa devant nous et gravit les marches, ouvrit la porte et nous attendit dans la neige.

Sheri ? demanda Steve.

Tout est si précipité, dit-elle. Quelques jours à peine, et tout a changé ? Tout à coup, j’ai une maison, je ne travaille plus, j’habite avec ce père qui m’a abandonnée ?

Nous attendîmes, assis dans l’habitacle tandis que l’air refroidissait. Mon grand-père finit par rentrer et ferma la porte. Il devait avoir très froid, à présent. J’aurais voulu qu’il vienne jusqu’au pick-up, mais je comprenais qu’il n’en ait rien fait. Je fermai les yeux, j’aurais aimé pouvoir prier mais je ne connaissais aucun dieu, rien que les poissons. Le mola mola, peut-être, avec son petit œil blanc levé vers le ciel, la bouche ouverte en ravissement comme l’avait dit mon grand-père. Une silhouette d’ombre s’approchant un instant avant de disparaître à nouveau. Toujours là mais seulement ressentie, à défaut d’être visible.

Aide-nous, c’était la seule demande que j’arrivais à formuler. Croissant de lune mû par ces larges ailes noires.

Ce n’est pas juste pour ma mère, dit-elle. Si je franchis cette porte, c’est comme si aucun événement du passé n’avait eu lieu. Tout est effacé. Et elle aurait pu aller mieux. Son départ l’a poussée à devenir mauvaise à la fin de sa vie. S’il avait été là, elle se serait sentie mieux.

Tu ne crois pas qu’elle aurait voulu que tu aies une vie meilleure aujourd’hui ? demanda Steve.

Ma mère fut incapable de répondre. Je posai une main sur son épaule, elle la recouvrit de la sienne et la serra fort. Puis elle expira. D’accord, dit-elle. D’accord. Merci à tous les deux.

À L’INTÉRIEUR, des parquets, vieux et cirés. Tout parfaitement restauré. Des murs bleu clair ourlés de blanc, des fauteuils aux bras en bois incurvé, de hauts plafonds et un lustre. Mon grand-père nerveux dans son veston et sa chemise.

Tu te prends pour qui ? demanda ma mère, mais il ne répondit pas.

Vous avez tout fait vous-même ? demanda Steve.

Oui. J’étais mécanicien, mais je me suis intéressé à la menuiserie ces dernières années.

Le salon avait une baie vitrée et deux canapés douillets. Je m’y installerais avec Shalini. Nous serions comme deux chats au soleil.

Ma mère avait continué jusqu’à la table de la salle à manger, au centre de la petite maison, adjacente à la cuisine. Un vieux frigo aux angles arrondis.

Il y a trois chambres, maintenant, dit mon grand-père. J’ai abattu la cloison du couloir central et j’ai installé une poutre de soutènement pour faire la salle à manger. Et puis j’ai changé l’ancienne salle à manger en chambre principale. Il y a une baie vitrée qui donne sur l’allée et les arbres.

Ma mère entra dans cette chambre et nous lui emboîtâmes le pas. Elle était équipée d’un très grand lit deux places avec une tête de lit capitonnée assortie aux meubles du salon, une couleur crème chaude, les murs d’une nuance de bleu plus foncée. Des poutres apparentes au plafond. Tout était propre et prêt, comme une chambre d’hôtel. Il ne dormait pas ici.

Tu avais tout prévu, pas vrai ? dit ma mère. Trois chambres.

J’espérais, dit mon grand-père.

Quand est-ce que tu as acheté cette maison ?

Il y a trois ans.

Alors tu nous as en ligne de mire depuis trois ans.

Ça fait huit ans que j’ai envie de vous contacter.

Tu sais que s’il n’y avait pas eu Caitlin, je ressortirais d’ici tout de suite et tu n’entendrais plus jamais parler de moi. Tu le savais, c’est pour ça que tu es d’abord passé par Caitlin.

Ce n’était pas vraiment comme ça, pas aussi planifié. Je voulais juste la voir et j’avais peur de te voir, toi. Ce n’était pas un plan prédéfini. On ne planifie pas sa vie, Sheri. J’ai tout fait de travers, et si je pouvais revenir en arrière, je le ferais. Je planifierais tout à l’avance et je ne me tromperais pas, cette fois.

Ma mère quitta la chambre et inspecta rapidement les autres. Alors tu as pris la plus petite, dit-elle. Et l’ancienne chambre principale, c’est celle de Caitlin.

La première fois dans ma nouvelle chambre. Un lit immense avec quatre pieds en bois sombre sculpté. Une couette et des oreillers moelleux couleur crème. Je m’élançai dans l’air et atterris au paradis. Je les regardai et ils souriaient, tous les trois. J’adore, dis-je. J’adore ce lit. J’adore cette chambre.

Un plafond plus bas que chez ma mère, mais des poutres apparentes ici aussi, un vieux parquet et un de ces longs canapés étroits pour se prélasser, comme dans un film. Les fenêtres donnaient sur les arbres couverts de neige, aucun voisin en vis-à-vis, pas de piles de cônes de circulation ni de camions d’entretien garés en contrebas.

Il faut que je montre ça à Shalini, dis-je. Elle peut venir demain ?

Ma puce, on ne sait même pas encore quand on va emménager.

On peut emménager aujourd’hui ?

Je vous aiderai, dit Steve.

Il faut que je résilie le bail. On va payer encore un mois de loyer.

Je le paierai, dit mon grand-père. Et vous pouvez vous installer maintenant si vous voulez.

Arrêtez, vous tous, dit ma mère. On n’est pas dans une comédie musicale. On ne va pas tous se mettre subitement à chanter.

Steve sourit. Ma mère le frappa à l’épaule mais rien qu’un coup amoureux.

Tu as vraiment l’air heureuse ici, ma puce.

J’adore.

Bon, je pense qu’on a juste à emporter nos habits et quelques bricoles. Pas besoin de déménager les meubles. Alors voilà le marché que je te propose, dit-elle en se tournant vers mon grand-père. On emménage aujourd’hui, mais on ne résilie pas le bail de l’appartement. Tu continues à payer notre loyer. Et tu vas y dormir dès que je te le demande. Quand je ne peux plus supporter ta présence ici, tu t’en vas. D’accord ?

J’avais peur que mon grand-père refuse, mais il acquiesça.

Ça me convient, Sheri. C’est ta maison, à présent, et je partirai dès que tu en auras besoin.

C’est pas très juste, dit Steve, de se faire virer de sa propre maison.

Tout sera juste, dit mon grand-père. Vraiment. Tout sera juste. Rien que de voir Caitlin heureuse dans sa nouvelle chambre, ça me suffit.

J’éprouvai tant d’amour pour mon grand-père en cet instant, mais je craignais de m’attirer les foudres de ma mère si je m’avisais d’aller l’enlacer. Un seul câlin risquait de détruire tous nos plans.

Allez, dit Steve. On déménage.

Je n’ai jamais été aussi heureuse qu’en chemin vers notre appartement, mon grand-père derrière nous. Serrée sur la banquette arrière du pick-up, la musique de Steve qui me faisait grincer les oreilles, je me sentais rayonner, mon corps entier pareil à une sorte de soleil. Je souriais sans discontinuer. Ma vie recommençait ce jour-là. Je le sentais.

À notre arrivée, je gravis les marches au pas de course jusqu’à la porte. C’était ma seule façon de pouvoir masquer mon bonheur, de courir devant ma mère, où elle ne pourrait pas voir mon sourire.

Steve arriva ensuite, il m’adressa un sourire, puis ma mère, suivie par mon grand-père qui portait une valise.

Ma mère fit une pause quand elle eut enfoncé la clé dans la serrure. Je crois que ça ne va pas me plaire que tu traînes dans mes affaires, dit-elle. Désolée. Tu peux attendre dans ta voiture.

Bien sûr, dit mon grand-père. Pas de problème. Je te laisse la valise ici.

Ma mère s’était excusée. Pour la première fois, elle lui avait dit qu’elle était désolée. Peu importait qu’il doive attendre dans sa voiture.

C’était comme si je voyais l’appartement pour la première fois, terne et froid, pas de plancher chaud, rien de douillet, des meubles en contreplaqué bon marché. Dans la lumière faible, tout semblait monochrome et vide, étrange que nous l’ayons considéré comme notre foyer familial. Nous allions désormais vivre dans un tout autre monde.

Tu peux prendre sa valise, dit ma mère. Fais tes bagages pour une ou deux semaines, notamment tes affaires d’école. Je ne reviendrai pas si tu as oublié quelque chose.

Je n’avais pas beaucoup de vêtements. Je pliai avec soin mes jeans et mes T-shirts, ils rentraient dans la valise et il me restait même encore assez de place pour tous les produits de la salle de bain. J’avais un cartable à part pour mes livres d’école. Ce qui ne laissait plus que mes peluches et quelques jouets pour lesquels je me trouvais trop vieille. Rien ne correspondait à mon âge. Nous n’avions rien acheté de neuf depuis une éternité. Je ne crois pas avoir eu conscience d’être pauvre jusqu’à cet instant, quand je considérais tout ce que je n’avais pas. J’avais eu envie de commencer à jouer d’un instrument l’année précédente, mais nous ne pouvions rien acheter et ils n’en avaient pas assez à l’école. Ils avaient un tuba et deux trompettes à prêter, mais je voulais une flûte ou une clarinette, qui étaient déjà prises. Ainsi je n’avais pas d’instrument à mettre dans mes bagages. Je ne faisais partie d’aucune équipe sportive car il fallait de l’argent pour les crampons, les maillots et les cotisations. J’avais mon abonnement à l’aquarium et c’était à peu près tout.

Je vais pouvoir jouer d’un instrument, maintenant ? criai-je.

Quoi ? cria ma mère depuis sa chambre.

Est-ce que je vais pouvoir jouer d’un instrument, maintenant ?

Contente-toi de ranger tes affaires, Caitlin.

J’apportai la valise et mon cartable devant la porte d’entrée, puis je me postai sur le seuil de la chambre de ma mère. Elle avait bien plus de vêtements que moi, accumulés au fil des siècles. Elle les fourrait dans des sacs-poubelles noirs.

Je vais jouer d’un instrument, dis-je. De la flûte ou de la clarinette. Et je vais m’inscrire à un sport.

Reste concentrée, Caitlin.

J’ai déjà fini mes bagages. Parce que je n’ai rien. Je ne possède rien.

Ma mère fut rapide. Elle m’attrapa par la nuque. Tu ne vas pas me traiter comme ça, siffla-t-elle, assez bas pour que Steve n’entende pas. Il était caché derrière le plan de travail de la cuisine à ranger les casseroles et les poêles dans un carton. Je me suis démenée pour toi, je t’ai donné tout ce que je pouvais. Tu ne vas pas me regarder d’en haut parce qu’il a plus d’argent. Il n’a jamais subvenu aux besoins de personne. C’est pour ça qu’il a plus d’argent. Et c’est mon argent, maintenant, alors si tu veux quoi que ce soit, tu as intérêt à bien te tenir.

Pardon, dis-je.

Son visage, si méchant et vieux. Elle me lâcha enfin, retourna à ses sacs-poubelles.

Au téléphone de la cuisine, je composai le numéro de Shalini, puis je m’éloignai de Steve et de ma mère autant que le permettait le cordon.

J’ai pleuré, me dit Shalini. Tu m’as fait pleurer quand j’ai appris que tu ne venais pas.

Oh, dis-je, et je ressentis une tristesse accablante en l’imaginant pleurer. L’idée me perçait le cœur. Je suis désolée, dis-je. C’est à cause de ma mère. On va emménager chez mon grand-père. Il faut que tu viennes demain et que tu dormes avec moi. Il nous emmènera à l’école lundi matin. Il faut que je me dépêche. L’adresse, c’est au 1621 dans la 24e Avenue, une petite maison bleue, vieille mais très belle. J’ai un grand lit. Mais il faut que j’y aille. Ma mère ne doit pas savoir que j’ai appelé.

Attends, dit Shalini.

Désolée, dis-je. Viens demain, dès que tu pourras.

MA valise et mon cartable, un carton de la cuisine et les sacs-poubelles de vêtements de ma mère. C’était tout. Tout ce que nous possédions, à l’exception de la voiture de ma mère. Nous comptions vendre la vieille télé et les meubles bon marché.

Nous n’avions pas besoin de trois voitures pour ce déménagement. Tout logeait sur notre banquette arrière et dans le coffre. Mais nous suivîmes mon grand-père, et Steve fermait la marche, dans Alaskan Way puis dans East Madison, une voie rapide. Nous tournâmes dans East Olive. Il vivait à un ou deux pâtés de maisons de concessionnaires autos, de vieux immeubles d’habitation et de la voie rapide, à deux pas d’une YMCA1, un quartier à peine mieux que celui que nous quittions, mais cela semblait inconcevable une fois qu’on était dans sa rue. Elle était un peu en retrait, juste assez, et entourée de belles maisons, et tous les arbres nous protégeaient des voisins. Un petit paradis. Et pas d’avions vrombissant au-dessus de nous au décollage.

Nous nous garâmes dans l’allée derrière mon grand-père, mais ma mère ne coupa pas le moteur. Je ne suis pas sûre d’y arriver, dit-elle. J’essaie, je le fais pour toi, Caitlin. J’essaie vraiment. Je sais que tu as toujours rêvé d’une famille plus grande.

Merci, dis-je. J’aurais voulu en dire davantage, bien sûr, sur le fait qu’elle récupérait la maison et que mon grand-père lui cédait tout, qu’il acceptait toutes ses conditions, mais je n’osai pas.

Et on n’était pas si mal loties, dit-elle. Je suis désolée que tu n’aies pas eu de flûte. Mais tu avais tout ce dont tu avais besoin. Ce sera agréable d’en avoir plus, mais tu avais tout ce dont tu avais besoin.

Mon grand-père passa devant nous sans oser nous regarder. Il monta les marches et ouvrit la porte.

Très bien, dit ma mère en coupant le moteur. Voyons comment ça se passera.

La journée froide, le ciel tout proche, un blanc-gris terne, mais il faisait chaud à l’intérieur de la maison.

Bienvenues dans votre nouvelle maison, dit mon grand-père en m’adressant un clin d’œil. C’était exactement comme quand Charlie hérite de la chocolaterie et que Willie Wonka se montre enfin amical après avoir été si méchant, bien que mon grand-père n’ait jamais été méchant. Mais c’était le même sentiment, celui d’hériter soudain du monde entier et d’entrevoir une infinité de possibilités, disparues les limites, la pauvreté et la peur.

J’allai dans ma chambre et fermai la porte, juste pour qu’elle soit à moi, l’espace d’un instant, rien qu’à moi. Même la lumière était chaude. Un petit lustre au plafond et une lampe à pied dans un coin près de la banquette. Je m’étendis sur cette banquette comme une star d’Hollywood et contemplai mon lit énorme, les poutres sombres au-dessus. C’est moi, murmurai-je. C’est ma vie, à présent. Je l’essayai, une nouvelle vie comme un nouveau vêtement, quelque chose qui vous change, et vous ne pouvez plus jamais vous voir comme avant. Je savais que je me souviendrais de cet instant à jamais, et je vois encore aujourd’hui les arbres et le ciel à travers les fenêtres, muets et assombris et calmes, sans vent, et l’encadrement blanc des fenêtres, un blanc brillant, parfait et laiteux, neuf, et les murs pas bleus mais couverts d’un papier clair avec un motif infini qui changeait à la lumière, un motif fait de texture uniquement, des tourbillons soyeux sur une surface mate. Au fil des ans, je verrais tout et n’importe quoi sur ce papier peint, les murs pareils à un miroir, et en ce premier jour, je savais déjà qu’il en serait ainsi. Je savais que je pouvais tomber dans ces murs, à l’infini, et dans les poutres au-dessus, et dans le lit douillet et dans la couette, et dans la banquette, et je savais que ce parquet, si vieux et constellé de tant de motifs de nœuds sombres et d’anciens trous de clous, allait changer et ne serait jamais deux fois de suite le même parquet. Une maison au lieu d’une boîte, et infinie comme pouvaient l’être le blanc crème, le beige et le brun, aussi infinie que ne le connaîtrait jamais Charlie, ni n’importe quel prince ou princesse. Un jour, je sais que je vivrai à nouveau là-bas, dans cette même chambre, quand ma mère aura disparu. Je veux finir mes jours là-bas. Ce sera cette chambre qui m’emmènera jusqu’à la fin, la maison offerte par mon grand-père. Il a disparu, à présent, mais il nous a laissé quelque chose, un endroit en souvenir de lui. Chaque surface a été polie par ses mains, tandis qu’il rêvait de nous.

Mais ce jour-là, je m’installais simplement avec mon grand-père, et je pensais qu’il vivrait toujours. Je sortis de ma chambre et il était debout à me sourire, aussi heureux que moi de ma nouvelle maison.

Merci, Papy, dis-je, et il ne dit rien, il se contenta de m’enlacer.

Ma mère et Steve rangeaient les affaires dans sa chambre. Mon grand-père et moi allâmes les attendre dans le canapé près de la fenêtre de devant.

Tu as une autre famille ? demandai-je. Des cousins, des oncles ou des tantes ?

Je suis désolé, Caitlin. Ta grand-mère avait une sœur, mais je l’ai perdue de vue il y a des décennies de ça, et je ne sais pas si elle s’est mariée ou si elle a eu des enfants. Je ne crois pas. Et je n’ai pas de frères ni de sœurs. On venait tous les deux de familles peu nombreuses. Quand on a emménagé ici, on était seuls.

Elle venait d’où ? demandai-je. Ça me plaisait qu’il parle avec moi et me raconte tout. Ma mère n’avait jamais fait ça.

De Louisiane, comme moi. Elle avait sept ans de moins. On n’avait pas d’argent, des boulots saisonniers, et on voulait s’en aller. On voulait une nouvelle vie. J’avais trente-six ans, elle en avait vingt-neuf. C’était fin 1958, début 1959. On ignorait à quel point il ferait froid, ici. On voulait un endroit où personne ne nous connaisse, mais elle est rapidement tombée enceinte alors on a eu du mal. On n’a jamais vraiment réussi à être libres.

J’essayai d’écouter très attentivement, mais je ne me souviens pas de tous ses propos. Des vies enfouies si loin dans le passé, et cette grand-mère que j’avais toujours imaginée vieille, mais qui n’avait jamais eu le temps de l’être.

Tu as des photos d’elle ? demandai-je.

Désolé, Caitlin. Je me suis enfui et je n’ai rien conservé. J’ai essayé d’oublier toute ma vie et d’en commencer une autre, et ce n’était pas la première fois que ça m’arrivait.

C’était quand, la première fois ?

Quand je suis parti à la guerre. Et la deuxième fois, c’était quand je suis revenu. Et puis l’emménagement à Seattle avec ta grand-mère, c’était la troisième fois que je fuyais. Et la quitter, c’était la quatrième, et revenir ici de Louisiane, la cinquième. Toute ma vie, j’ai couru, j’ai fui, mais je te promets que c’en est fini. Je reste, cette fois-ci, jusqu’à la fin, quoi qu’il arrive. Tu peux compter là-dessus. Je ne t’abandonnerai pas, jamais. Je l’ai fait, l’autre jour à l’aquarium, mais ça ne se reproduira pas.

J’étais appuyée contre lui et il avait passé son bras autour de moi, à l’aise tous les deux. Je me souvenais de cette agente de police et de ses questions, et je compris que ma mère n’aimerait pas nous voir ainsi, elle non plus, aussi me redressai-je et me levai comme pour aller regarder par la fenêtre. Je m’approchai de la vitre et contemplai le long jardin couvert de neige. Quelle guerre ? demandai-je.

La longue, la Seconde Guerre mondiale.

T’es si vieux que ça ? Je me tournai pour l’observer, je n’arrivais pas à y croire. La Seconde Guerre mondiale, c’est dans les très vieux films, dis-je.

Il lâcha un petit rire. Un morceau d’histoire vivant. J’avais dix-neuf ans quand je me suis engagé, j’étais plutôt jeune.

Qu’est-ce qui s’est passé ?

Oh, mieux vaut que tu ne saches pas.

Mais je n’arrive pas à imaginer.

J’étais comme aujourd’hui, mécanicien. Je réparais les moteurs diesel des tanks et des camions, et même de quelques bateaux. Alors imagine un mécanicien, mais habillé comme les soldats que tu as vus dans les films. Rien à voir avec les scènes trépidantes, mais beaucoup de boue, d’huile et des outils, et des tanks qui ne roulaient pas, la plupart du temps. La guerre, c’est surtout des réparations et des retards, et un mouvement perpétuel. Comme les premières minutes d’un film, mais répétées à l’infini.

De quoi vous parlez ? demanda ma mère. Elle venait d’apparaître soudain avec Steve.

Oh, dit mon grand-père. Rien. Caitlin me posait des questions sur la guerre. Mais il n’y a rien à raconter, vraiment. Juste des moteurs à réparer.

Je croyais que tu ne parlais jamais de la guerre. Maman disait toujours que tu ne voulais pas en parler parce que tu avais passé des moments terribles et que tu en étais rentré brisé. Ce n’est plus le cas ? Maintenant, tu peux en parler à ma fille, lui dire tout ce qu’elle veut savoir ?

Sheri, je suis désolé. Il y a eu des moments difficiles, mais j’essaie de ne pas trop y penser, tu as raison. Je ne comptais pas lui en parler, évidemment.

Eh bien, l’heure est venue de tout raconter. Je veux tout entendre. C’était quoi, ces moments difficiles ?

Sheri. On est en 1994. Il avait écarté les bras et montrait ce qui nous entourait, un monde tout entier. On est samedi. Vous venez juste de vous installer. On devrait sortir manger. Personne n’a envie d’entendre parler d’une guerre d’un autre âge.

Moi, si. Je veux tout ce que tu ne nous as jamais donné avant.

Mon grand-père gardait la bouche ouverte mais ne disait rien. Et par où est-ce que je pourrais bien commencer ? demanda-t-il enfin.

Commence par ce qui explique qui tu es. Ça justifierait sûrement pourquoi tu es parti. Un truc qui t’est arrivé pendant la guerre ou plus tôt dans ta vie qui t’a poussé à partir, parce que je veux trouver une raison pour te détester un peu moins. Je te donne une bonne occasion, là.

Il n’existe aucune histoire de la sorte, aucune histoire ne peut l’expliquer. J’étais lâche et je me suis enfui. J’ai commis une chose impardonnable et je sais que je ne peux pas me racheter, et je suis désolé.

Ça ne suffit pas. Tu vas chercher jusqu’à trouver quelque chose, et tu vas me le raconter. Tout de suite.

Sheri. S’il te plaît.

Tu le fais maintenant ou on se tire d’ici. Donne-moi une raison d’éprouver de la compassion envers toi, alors que je suis dans cette jolie maison, retapée avec tant d’amour, et que je pense à la maison miteuse où tu nous as abandonnées, avec un toit percé, sans chauffage, sans isolation, sans rien. Raconte une histoire tristounette de cette foutue guerre, celle qui t’avait brisé comme le croyait ma mère.

Mon grand-père ferma les yeux. Aucune histoire ne peut expliquer. Mais je vais te donner ce que tu veux. Je crois avoir identifié le moment que tu veux, c’est là que j’ai pris une sorte de décision. Il y a eu un changement. Mais je ne peux pas commencer cette histoire par le début. Je n’en ai jamais été capable. Je suis obligé de commencer par la fin et de revenir lentement en arrière, et c’est une histoire qui ne se termine pas car on peut revenir indéfiniment en arrière.

Vas-y, dit ma mère.

Je pense que Caitlin ne devrait pas l’écouter.

Elle peut, si.

D’accord. C’est toi sa mère.

Exactement.

Alors je n’entrerai pas dans les détails horribles, mais j’étais étendu au milieu d’un tas de cadavres. Mes amis. Les amis les plus proches que j’aie jamais eus. Pas entassés là exprès, c’est juste comme ça qu’ils avaient atterri alors que je réparais un essieu, allongé par terre. Et le pire, c’est que la guerre était déjà finie. Elle était terminée depuis des jours, on riait, on était un peu ivres, on blaguait. L’idée qu’on allait tous se séparer et prendre des chemins différents était presque intolérable. La vérité, c’est qu’on n’avait pas vraiment envie de partir. On voulait que la guerre se termine, mais ce qui nous liait, ça on ne voulait pas que ça se termine. On devait tous se douter que jamais plus on ne serait aussi proche de quelqu’un, que les membres de nos familles allaient nous être devenus un peu étrangers.

Alors c’est ça ? Tu n’as pas pu être un père ni un mari parce que t’en avais pas fini d’être un pote ?

Non. Non. C’est la façon dont ça s’est produit, dans un instant censé être paisible et sécurisé. Après avoir passé chaque instant de chaque jour la peur au ventre pendant des années, on était enfin en sécurité, et c’est là que les balles ont sifflé, et j’ai vu mes amis fauchés, gisant morts à côté de moi. Tout est là. On était censés être en sécurité. Et avec ta mère, c’est pareil. J’étais censé être en sécurité. Une épouse, une famille. Cette histoire n’a aucun sens si tu ne connais pas chaque instant qui l’a précédé, chacune de ces fois où on se pensait sur le point de mourir, toutes ces fois où on était en danger. Ce n’est pas le genre de chose qu’on peut simplement raconter. Il faut l’avoir ressenti, comprendre comme une nuit pouvait être longue, et puis on les additionne, des centaines de nuits comme ça, et plus encore, et on passe un marché, en quelque sorte, un marché avec dieu. On fait des choses horribles, on en subit d’autres parce que c’est donnant donnant. Et quand dieu t’apprend que le marché ne tient plus, longtemps après, alors que tu as déjà payé, que tu vois tes amis déchiquetés, projetés comme des marionnettes par une journée censée être sans danger, et que tu découvres que ta femme va mourir jeune, que tu vas la voir dépérir, une agonie qui va durer des années, des centaines de nuits supplémentaires, le marché est brisé. Tu ne dois plus rien.

Alors c’est ça ?

Mon grand-père semblait abattu, assis sur le canapé, tête baissée et mains pendantes. Oui, dit-il. J’ai oublié qu’à toi je te devais quelque chose, que tu n’étais qu’une enfant et que j’aurais dû tout te donner. J’ai oublié que je devais quelque chose à ma femme, aussi, que mon marché n’était pas qu’avec dieu, que les marchés n’impliquaient pas que moi. C’est horrible d’oublier une chose pareille. J’étais égoïste. Et j’en suis désolé. Je dois bien admettre, par contre, que je comprends mon départ, et je me pardonne d’être parti. Je ne m’en rendais pas compte jusqu’à maintenant, je pense, après avoir raconté tout ça, mais je me pardonne, ou du moins je comprends pourquoi j’ai agi ainsi, ce qui revient peut-être au même.

Eh bien, dit ma mère. Félicitations.

Mon grand-père afficha un sourire triste, alors, très étrange. Oui. Félicitations. Une existence ne peut jamais vraiment en connaître une autre.

NOUS étions dans un restaurant de poissons et de fruits de mer, cher. Jamais je n’étais allée dans un établissement aussi cher. Ma mère l’avait choisi exprès, je le savais. Elle jetait par la fenêtre ce qui allait devenir son argent, mais elle voulait tout de même le punir, et c’était une façon comme une autre de l’obliger à regarder disparaître ses dollars.

Vous avez fait votre choix ? demanda le serveur. Je paniquais encore devant la carte. Rien n’était bon marché. Ça n’avait rien à voir avec les menus des autres restaurants. Les espèces de poissons étaient listées en haut, et on pouvait ensuite choisir la préparation, ainsi que l’accompagnement et les éventuelles combinaisons. Le menu ressemblait à un problème de maths avec des chiffres trop élevés.

Je vais prendre le crabe royal, dit ma mère. Et le lampris.

Le lampris est incroyable, dit le serveur. Excellent choix. C’est très rare que nous l’ayons au menu, il vient directement d’Hawaï. Et il faut le manger légèrement saisi, vraiment très légèrement saisi. Il a une saveur délicate et beurrée qui disparaît si on le cuit une seconde de trop.

Combien ça coûte ? demanda Steve.

C’est soixante-cinq dollars pour le lampris et c’est vraiment le meilleur choix qu’on ait au menu ce soir.

Sheri, dit Steve.

Il va prendre un lampris aussi, dit ma mère en montrant Steve du doigt. C’est mon père qui régale ce soir.

Parfait, dit le serveur.

Je vais prendre le lampris, moi aussi, dit mon grand-père.

Vous savez que c’est un héros de guerre ? demanda ma mère en levant la voix afin d’être entendue par les autres clients, le doigt pointé vers mon grand-père. De la Seconde Guerre mondiale. Il a vu mourir ses copains.

Je suis désolé, monsieur, murmura le serveur, merci pour votre sacrifice.

Il a abandonné sa femme mourante, aussi. Ma mère parlait toujours de sa voix forte et les gens nous regardaient. J’avais quatorze ans, j’ai dû m’occuper d’elle et la regarder mourir. Ce n’est peut-être pas aussi héroïque, ça. Mais je pense qu’on peut tout pardonner à nos héros de guerre parce qu’ils ont vu mourir leurs copains. Qu’en pensez-vous ?

Le serveur afficha un petit rictus pareil à une grimace. Il ne répondit pas et, l’espace d’un moment interminable, notre petite alcôve du restaurant et sa demi-douzaine de tables furent plongées dans le silence.

Je suis désolé, dit mon grand-père. Je mérite tout ça.

Puis le silence à nouveau. Je pensais que Steve dirait quelque chose, qu’il défendrait mon grand-père, mais il n’en fit rien. S’il l’avait fait, je crois qu’il aurait perdu ma mère sur-le-champ.

Mon grand-père tendit son menu au serveur, Steve l’imita, puis ma mère, et les tables autour de nous reprirent leurs conversations discrètes.

Et pour vous ? me demanda le serveur. Sa voix à peine plus qu’un murmure, et j’eus de la peine pour lui.

Je ne mange pas de poisson, dis-je. Je les aime trop.

Oh, dit-il, et mon grand-père ajouta, Je suis désolé, Caitlin. J’avais oublié. Vous avez autre chose que du poisson, au menu ?

Nous avons un hamburger ou bien des pâtes très simples à la sauce marinara.

Des pâtes, s’il vous plaît, dis-je, et mon grand-père dit, Moi aussi, à la place du poisson.

Ma mère croisa les bras et baissa les yeux vers sa serviette. Je suis désolée, dit-elle quand le serveur fut parti. C’était exagéré. Je suis venue ici pour te punir et, apparemment, pour punir Caitlin aussi, sans même m’en rendre compte. Ça ne me ressemble pas. Je ne veux pas être méchante comme ça.

Steve passa un bras autour d’elle, elle s’appuya contre son épaule. Elle se mit à pleurer mais prit garde de ne pas faire de bruit. J’avais peur de bouger, peur de dire quelque chose, et je pense que mon grand-père aussi. Nous restâmes donc assis là à attendre qu’elle s’essuie les yeux et se redresse.

Qu’est-ce que tu vas étudier ? demanda mon grand-père, peut-être juste pour briser le silence. Mais c’était bien qu’il soit le premier à reprendre la parole.

Oh, dit ma mère. Il faudrait que je passe d’abord un diplôme d’équivalence. Je suivrai sûrement un cours pour ça. Et peut-être que je m’inscrirai ensuite dans une petite université pendant deux ans, un truc facile pour commencer, et j’aimerais travailler dur et évoluer vers une matière plus intéressante pour les deux dernières années. Mais je ne sais pas encore quelle matière exactement.

On pourra faire nos devoirs ensemble, dis-je.

Ma mère sourit. Ouais. Ça sera marrant, ma puce. Mais ta vieille mère manque d’entraînement, alors il faudra l’encourager. Pour l’instant, je ne peux même pas m’imaginer faire des devoirs.

Nous n’avions pas encore touché au pain, Steve le fit passer et versa un filet d’huile d’olive dans chacune de nos petites assiettes.

Un pain blanc et dense, le meilleur que j’aie jamais mangé, et l’huile était verte, pas comme celle que nous avions à la maison. J’adore cette huile, dis-je.

Notre petit gourmet, dit Steve.

J’ai pensé à devenir chef cuisinier, dit ma mère. Mais je me suis rendu compte que je travaillerais tard le soir. Et les docteurs doivent faire des internats interminables et des gardes de nuit. Les avocats travaillent aussi des heures hallucinantes, et je devrais me battre chaque jour. Une école de commerce mène au plus grand bassin de requins. Existe-t-il des boulots qui n’obligent pas à tirer un trait sur sa vie privée ?

Mes heures sont correctes, dit Steve. Tu peux faire des choix. J’ai choisi de gagner moins et d’avoir plus de temps libre.

La clé, c’est d’éviter le travail payé à l’heure, dit mon grand-père. Je n’y ai jamais échappé et je suis désolé que tu t’y sois retrouvée coincée, toi aussi pendant tant d’années. Tous les sacrifices que tu feras pour y échapper en vaudront la peine, je pense. Combien de dizaines de milliers d’heures m’ont rappelé ce que j’étais, debout devant un moteur, à travailler de mes mains. Le problème, c’est que mes pensées ne comptaient pas, qui j’étais ne comptait pas non plus, et le travail que j’effectuais n’avait aucune forme concrète. Rien qu’une série interminable de moteur qu’un autre aurait pu réparer. C’était comme être absent tout en étant présent, et ce sentiment au travail a contaminé tout le reste de ma vie, même si j’adore réparer des moteurs. C’était le fait de ne pas être libre et de n’avoir aucune importance. Alors j’espère que tu feras quelque chose qui ne te fera pas disparaître.

Merci, murmura ma mère. Ça m’aide. C’est ce que je ressentais, moi aussi. J’étais là sans y être.

Eh bien, tu n’y retournes pas lundi matin, dit Steve. C’est plutôt cool.

Ouais, dit ma mère mais elle semblait bouleversée et fatiguée. Affaissée sur sa chaise.

Le crabe royal arriva alors. D’énormes pattes blanches et rouges sur un long plateau, et ma mère se redressa.

C’est un sacré morceau, dit Steve.

Et voici du beurre fondu, dit le serveur en posant une petite tasse métallique. Bon appétit. Puis il disparut, s’échappa rapidement.

On peut partager, dit ma mère.

Pas moi, dis-je.

Ce n’est pas du poisson.

Je sais. Mais il y en a à l’aquarium. Je ne les aime pas autant, mais j’imagine leurs pattes qui bougent, qui se tendent vers la vitre.

D’accord, dit ma mère. N’en dis pas plus. Je veux savourer. Je n’ai pas envie d’imaginer ma nourriture en train de bouger. Ma mère affichait un léger sourire en disant cela et la pression sembla s’envoler au-dessus de nous. Steve sourit, attrapa une patte et la craqua.

On peut mettre de l’huile d’olive à la place du beurre, dit-il. C’est plus sain et je trouve que ça a bien meilleur goût. Il versa de l’huile dans son assiette à pain, ma mère acquiesça et il en versa dans la sienne, et ils trempèrent de longues bandes de chair blanche ourlée de rouge. La chair faite de petites lamelles jaillissant toutes du centre, comme si le crabe était né dans un éclat de lumière, une petite explosion soudaine sur le sol de l’océan, inaperçue. C’est ce que je vis alors, l’obscurité et le froid des profondeurs, chaque crabe venant au monde dans un éclair de lueur. Ils semblaient extraterrestres à ce point-là, comme nés sur une autre planète.

NOUS nous couchâmes tôt, ce soir-là. Je crois que nous évitions l’éventualité d’une nouvelle dispute. La maison, silencieuse. Mon grand-père juste de l’autre côté du mur de ma chambre, si près. Nos têtes à moins d’un mètre d’écart, peut-être, tandis que nous dormions, et je me demandais s’il avait fait cela délibérément.

Ma mère et Steve derrière l’autre mur. J’étais au milieu, en sécurité. J’aurais aimé que nous soyons des requins nourrices ou des loches-clowns, empilés les uns sur les autres dans un coin de la pièce, dormant entassés, suspendus dans un seul élément, sans la séparation de l’air, mais au moins nous étions sous le même toit, nos chambres se touchaient. Il ne manquait que Shalini.

C’était très étrange de dormir dans une nouvelle maison. Les yeux fermés, emmitouflée sous l’énorme couette, le lit bien plus doux que ce que j’avais connu jusque-là et dans lequel je pouvais couler, mais j’essayais de sentir les contours de la maison, j’essayais d’atteindre chaque recoin pour l’apprivoiser. Comme les sonars des dauphins, qui ferment leurs yeux et sentent leur chemin à travers l’obscurité, qui connaissent les formes et les abysses. Était-ce un sens semblable au toucher, ou à la vue ?

Et les requins, capables de sentir les champs électromagnétiques. Leurs cerveaux minuscules et préhistoriques, pas le moindre sentiment ni souvenir ni pensée, mais connaissant le poids électrique de chaque être vivant, le plus faible mouvement d’une branchie de poisson ou les battements d’un simple petit cœur. Je voulais connaître tout ça, moi aussi, voir l’obscurité s’illuminer à chaque mouvement, à chaque respiration. Je ne le concevais qu’en termes de vue. Impossible d’imaginer un sixième sens.

Je voulais vivre en immersion. Le problème, c’était l’air, trop fin et trop froid, tout contact perdu. Shalini semblait loin, une éternité de distance, inatteignable, et même ma mère et mon grand-père. La chambre redeviendrait solide, les murs impossibles à traverser, tout serait caché, et j’ouvrirais les yeux, ne verrais que les contours presque imperceptibles de tout ce qu’elle contenait.

Je m’endormis enfin, sans m’en rendre compte, et j’émergeai du sommeil, attirée par l’odeur de bacon. Ma chambre froide, et la couette douce et chaude, et c’était parfait, rester cachée à flairer le petit déjeuner.

J’attendis que ma mère vienne frapper à ma porte, doucement, puis elle l’ouvrit et jeta un coup d’œil. Bonjour, ma puce, dit-elle. Steve a préparé des pancakes.

Hmm, dis-je.

Ma mère entra et s’assit à côté de moi sur le lit, m’écarta les cheveux du visage. Elle te plaît, notre nouvelle maison ? demanda-t-elle.

Je l’adore.

Moi aussi. C’est différent de vivre dans un bel endroit, de regarder les poutres en bois sombre au plafond. D’avoir autre chose que du bas de gamme. Je n’arrive pas à l’expliquer, mais je me sens différente à l’intérieur, comme si un joli parquet et des meubles pouvaient changer ce que je vaux, le cœur de mon être. Ça ne devrait pas être le cas, je sais, mais c’est ce que j’éprouve. Une sorte de chaleur, ou de relaxation, comme si j’avais moins de mal à respirer.

Ma mère n’était plus si dure, si méchante. Je voulais qu’elle soit toujours ainsi, adoucie et plus heureuse, mais je savais que sa colère referait surface à n’importe quel moment, sans prévenir.

Le petit déjeuner est servi, cria Steve.

Ma mère me tapota la jambe. C’est l’heure de se lever, petite marmotte. Tu peux rester en pyjama et en chaussons.

Mon estomac criait famine, aussi me levai-je rapidement. Il faisait bien plus chaud dans la salle à manger. Steve, mon grand-père et ma mère étaient assis à table et avaient déjà commencé à manger. J’avais envie de faire pipi, j’aimais la salle de bains avec son vieux cabinet dont le réservoir était suspendu haut, avec une chaîne à tirer à l’aide d’une poignée en porcelaine blanche. Du parquet, ici aussi, pas de moquette dégoûtante partout, et une baignoire à pattes griffues. C’était une grande salle de bains, ce qui expliquait pourquoi la chambre de mon grand-père était si petite. Un beau miroir et des lambris de bois jusqu’à mi-hauteur des murs.

Je tirai la poignée et me lavai les mains, m’observai dans le miroir, les cheveux en bataille d’un seul côté à cause de l’oreiller. Les yeux endormis mais j’avais l’air heureuse. Une peau pâle qui paraissait très fine. Si j’étais un poisson, je vivrais dans une grotte, pâle, des grands yeux, inaccoutumée à la lumière. Les arêtes visibles par transparence. Je gonflai les joues, essayai d’imaginer des branchies. Les lignes de mâchoires presque de la bonne forme. Mes cheveux dressés pouvaient presque faire office de nageoire dorsale, un peu à l’oblique. Mais mon estomac gronda, il fallait que je sorte de cette caverne pour me nourrir.

Dans mon assiette s’empilaient déjà des pancakes, des fraises et du bacon. Youpi, dis-je.

Steve sourit. Il aimait qu’on apprécie ses plats.

Sacrée amélioration, comparé à mes céréales habituelles, dit mon grand-père.

On frappa alors à la porte et je sus que c’était Shalini. Je poussai un cri et courus à la porte, et je l’entendis crier avant même d’avoir ouvert. Nous nous heurtâmes en une étreinte, sautillant à pieds joints.

Je suis désolée, dit sa mère. Vous êtes en train de prendre votre petit déjeuner. Nous arrivons trop tôt. Je l’ai dit à Shalini, mais elle a insisté pour venir.

Ma mère riait. Caitlin ne nous a même pas prévenus. Tout ça a été préparé en douce.

Non, dit la mère de Shalini. Je suis navrée. Je la ramène à la maison.

Ce n’est rien, dit ma mère. C’est drôle.

Shalini et moi étions enlacées et je ressentis une bouffée de chaleur, je compris qu’il ne fallait pas faire ça devant tout le monde, je lui attrapai donc la main et l’entraînai dans ma chambre. Il faut que tu viennes voir ça, m’écriai-je. C’est la plus belle maison qui soit, et la plus belle chambre.

Je l’attirai à l’intérieur, claquai la porte et nous échangeâmes un baiser. Ses douces lèvres pourpres, si délicieuses. Je ne cessai de les regarder puis de les embrasser puis de les regarder encore, avide de sa bouche, et elle riait. Ses yeux, les plus sombres de tous les yeux et les plus étincelants aussi, dorés quelque part au milieu de ce marron chocolaté.

Je ne pense qu’à toi, murmura-t-elle. Je n’arrive à penser à rien d’autre. Qu’est-ce que tu m’as fait ?

Je ne pouvais m’arrêter de l’embrasser, même quand elle parlait. Ses mains sur mon dos, sous mon pyjama, m’attirant contre elle.

Caitlin, appela ma mère avant de frapper à la porte. Tu dois finir ton petit déjeuner. Et peut-être dire bonjour à la mère de Shalini. Quand même.

Peut-être qu’ils disparaîtront simplement, murmurai-je.

Shalini sourit et recula, repoussa mes mains et ouvrit la porte. C’est une belle maison, dit-elle à nos mères souriantes.

Vous avez déjà pris votre petit déjeuner ? demanda Steve. Venez manger des pancakes avec nous, toutes les deux.

Je ferais mieux d’y aller, dit la mère de Shalini. Mon mari avait l’air assez perplexe quand nous sommes parties.

La mère de Shalini était belle. Et rien qu’à l’écouter, on voyait bien qu’elle n’avait pas ce côté rustre de ma mère. Je voulais qu’elle reste en guise de bouclier. Ma mère, libre de dire ou de faire comme bon lui semblait devant mon grand-père et Steve, et sans doute aussi devant Shalini, je le savais, mais pas devant sa mère. Restez, s’il vous plaît, dis-je.

Elle posa une main sur ma joue. Comme tu es mignonne, dit-elle. Mais je dois y aller. Amusez-vous bien et ne veillez pas toute la nuit. Elle se tourna alors vers ma mère. Elles ne vous ont pas prévenu que Shalini reste à dormir chez vous, je parie ?

Non, dit ma mère. Mais c’est très bien.

Je les emmènerai à l’école demain, dit mon grand-père. Il était debout à la table, agrippé au dossier de sa chaise. Cela devait lui paraître tellement étrange d’avoir tant de monde chez lui, tout à coup.

Vous êtes sûr ? Je peux ramener Shalini à la maison, sinon.

Non, sincèrement, dit ma mère.

Bien, je vous laisse, alors, dit-elle, et elle déposa une bise sur la joue de Shalini avant de franchir la porte.

Bon, dit Steve. Le petit déjeuner le plus fabuleux jamais préparé par des mains humaines est en train de refroidir.

Quelle modestie, dit ma mère.

Pas de bacon pour Shalini, dis-je. Et je voudrais rendre mon bacon aussi.

Ça en fait plus pour moi, dit ma mère qui tendit le bras et attrapa les belles lamelles posées au sommet de mes pancakes. Je fus triste de les voir disparaître.

Tu peux manger ton bacon, dit Shalini, et j’aimais la façon dont elle le dit, l’inflexion de sa voix donnant au mot bacon quelque chose d’inédit.

Non, dis-je. Je suis bouddhiste. Je vénère le poisson doré.

Shalini éclata de rire.

De quoi ? demanda ma mère. Elle parlait la bouche pleine de pancake. Mon grand-père et Steve enfournaient leur nourriture, eux aussi, toutes les fourchettes en action. Seule Shalini utilisait son couteau pour couper.

Quand Steve m’a parlé des poissons-pharaons, j’ai dit à M. Gustafson que j’étais bouddhiste et que je vénérais le poisson doré.

Sacrée influence, dit ma mère en donnant un petit coup de poing à Steve.

Quoi ? dit Steve. Je parlais juste de mon séjour en Égypte, quand je vivais dans le lit du fleuve.

Maintenant, je comprends pourquoi Caitlin est folle, dit Shalini.

Mon grand-père paraissait si heureux à nous regarder manger et bavarder. Quand je me souviens de lui aujourd’hui, je repense souvent à ce matin-là car c’était nos premiers instants ensemble avec Shalini, une merveilleuse matinée où tout était paisible et agréable, pas de disputes, et nos vies ressemblaient à de nouvelles entités capables de s’étirer à l’infini. Une innocence. Il y aurait des moments si terribles, plus tard ce jour-là, mais pour l’instant, tout était calme et rassurant, et je pouvais aimer tout le monde avec facilité.

TOUT commença quand Steve émit l’idée d’aller couper un sapin de Noël. Il aurait dû deviner que ça serait trop pour les nerfs de ma mère. Elle ne voulait pas que mon grand-père passe un bon moment en famille pendant les fêtes de Noël. Nous aurions tous dû refuser. Mais Steve avait l’air si enthousiaste.

On va courir dans la neige comme des loups, dit-il. Je porterai la scie comme un homme de conte de fées. J’ai toujours rêvé de faire ça, je n’en ai jamais eu l’occasion. Courir dans la forêt et couper un arbre.

C’est légal ? demanda ma mère.

Un seul arbre, dit Steve. Et même pas un grand. À qui va-t-il manquer ?

Je ne sais pas.

Et toi, Caitlin ? demanda Steve. Et Shalini ? Vous avez envie de courir dans la forêt comme des loups ?

Je regardai Shalini et nous nous mîmes à rire.

On dirait bien que c’est oui, déclara Steve. Et vous, Bob ? demanda-t-il à mon grand-père.

D’accord, dit mon grand-père. Il souriait. Ça ne me dérange pas d’avoir quelques ennuis. C’était la fin du petit déjeuner, nous avions le ventre plein et nous adossions à nos chaises. Mon grand-père, bras croisés. Il portait un gilet marron. Il clignait des yeux.

Bon, dit ma mère. Je ne sais pas. Elle s’empara de la dernière fraise. J’imagine que si je dois passer la nuit en prison, au moins je n’ai pas à aller au travail juste après.

Eh bien voilà, dit Steve. On est tous d’accord. Il sauta de sa chaise et entreprit d’empiler la vaisselle.

Du sirop d’érable partout, et j’avais envie d’embrasser Shalini avec des lèvres au sirop d’érable.

Mon premier sapin de Noël, dit-elle. Aujourd’hui, je serai un peu plus américaine.

Tu es ici depuis combien de temps ? demanda mon grand-père.

Six mois.

Comment ton anglais peut-il être aussi bon après seulement six mois ?

On apprend l’anglais à l’école à Delhi, d’où je viens. C’était une colonie britannique, alors j’ai un petit accent, même si aujourd’hui, tout le monde apprend l’anglais américain.

C’est chic, dit mon grand-père.

Oui. J’essaie d’être chic.

Mon grand-père rit. Eh bien, les amis de Caitlin sont mes amis.

Ma mère affichait déjà un air aigri et mon grand-père aurait dû se montrer plus prudent.

Je me levai et aidai à débarrasser.

C’est comment, Delhi ? demanda mon grand-père.

On avait une maison plus grande, beaucoup de pièces, et beaucoup de gens pour faire la cuisine et le ménage, et j’avais des précepteurs. Et la ville était gigantesque, il y avait tant de choses.

C’est étrange que tu sois partie.

Oui.

Il nous faut à tous des bottes et des pantalons de ski, dit Steve.

On n’en a pas, dit ma mère. Des pantalons imperméables bon marché, je crois, ceux qu’on enfile par-dessus les pantalons normaux, mais on n’a pas de bottes, à part celles en caoutchouc.

Ça fera l’affaire. On ne restera pas dans la neige très longtemps. Mettez juste des bonnes chaussettes, deux paires.

Je n’ai pas de bottes, moi, dit Shalini. Désolée.

C’est un endroit sans doute bien différent, continua mon grand-père. Mais on dirait que tu avais tout le nécessaire en Inde, et que ta famille avait une bonne situation.

Oui.

Vous avez un système de classes, aussi.

Oui, des castes.

On ferait mieux d’y aller, dit Steve. Il faut que je fasse un saut chez moi, récupérer la scie et mes bottes, et d’autres choses. Et puis on prendra mon pick-up et une autre voiture.

Shalini n’a pas de bottes, dis-je.

On va en trouver en chemin, dit Steve. Des bottes en caoutchouc classiques.

À quelle caste appartient ta famille ?

Les kshatriyas, dit Shalini.

Et c’est quoi ?

Je crois que c’est la caste dirigeante. Mon arrière-grand-père était wazir.

Et c’est quoi ?

Le conseiller du roi. La deuxième personne la plus importante.

Bon sang. Tu as du sang royal, une aristocrate, une noble ou un truc comme ça.

Shalini rit. Pas vraiment. On est juste américains, maintenant.

Mais c’était comment ? demanda mon grand-père. C’était comment de grandir au sein de cette caste ?

Bon Dieu, dit ma mère. Tout à coup, ça te passionne. Tu veux tout savoir du monde, tu veux écouter toutes les histoires de Shalini.

Pardon, dit mon grand-père. Je suis curieux de savoir comment c’est de l’autre côté, de grandir sans avoir à se démener pour trouver de l’argent.

Mon père doit travailler, dit Shalini. Ma famille a perdu toutes ses terres.

Comment c’est arrivé ? demanda mon grand-père.

Sérieusement, dit ma mère. Tu te contrefous de ta propre fille, mais tu veux connaître l’histoire familiale de Shalini sur dix générations.

Excuse-moi, Sheri, dit mon grand-père. C’est de ma faute. C’est vrai que j’ai été absent.

Ce n’est pas seulement que tu as été absent, dit ma mère. C’est aussi que tu te contrefous toujours de nous. Tu aimes bien voir Caitlin et sa copine parce que, bon, est-ce que des gamines de douze ans peuvent être critiques ? Tu joues le rôle du père Noël.

Ce n’est pas ça.

Ah non ?

Bien sûr que j’ai envie d’en savoir plus sur ta vie. Je veux tout savoir. J’ai juste peur de te poser des questions.

Épargne-moi tes salades. Pauvre petit papy qui doit marcher sur des œufs en présence de sa grande méchante fille.

S’il te plaît, maman, dis-je.

Bon Dieu, Caitlin. Tu as le don pour mettre les pieds dans le plat.

Je veux savoir, dit mon grand-père. Je veux que tu me racontes tout. Les autres peuvent aller couper un sapin, et toi et moi, on peut rester ici à parler, je veux tout entendre.

Pas si vite. Je ne vais pas me contenter de vomir ma vie en un seul jour. Une question de temps à autre serait la bienvenue. Rien qu’une petite manifestation d’intérêt comme tu le fais lors de tes longues interviews avec les autres.

Le feu du combat s’était éteint en ma mère. Nous regardions tous par terre. Rien que le silence et tout le monde immobile. Je me sentais vraiment mal vis-à-vis de Shalini, mais en cet instant, j’étais impuissante.

On entendait le tic-tac d’une horloge. J’avais toujours détesté ce bruit. Une tension insoutenable et creuse à la fois, sans âme. Il semblait impossible que ma mère pardonne un jour à mon grand-père.

QUAND nous eûmes enfin récupéré la scie, toutes les bottes et les pantalons imperméables, nous roulâmes vers l’est sur l’Interstate 90, au-dessus de Mercer Island et en direction du néant. Ma mère et Steve dans le pick-up, Shalini et moi avec mon grand-père dans sa petite voiture de location. Le ciel pareil à un vide blanc, les nuages bas, les flocons tombant sans vent, puis une éclaircie et la neige encore. Rien que le bruit de la voiture.

Mount Rainier quelque part à notre droite au sud, mais invisible, Mount Baker à notre gauche. Le désert devant. Je n’y avais jamais été et c’était difficile à imaginer, mais non loin, à quelque cent cinquante kilomètres, la pluie et les arbres s’arrêtaient et soudain, le désert. Je voulais y aller.

Shalini et moi, obligées d’être assises loin sur la banquette arrière à cause des ceintures de sécurité, mais nous nous tenions la main en secret. J’avais peur qu’elle ne vienne plus après toutes ces disputes. Qui voudrait revenir à notre maison ?

Tu as déjà vu le désert ? demandai-je à mon grand-père. Il n’avait pas prononcé le moindre mot depuis le départ. Ça ne lui ressemblait pas.

Oui, dit-il d’une voix fatiguée. Et toi ?

Non. On ne va jamais nulle part. Je ne suis jamais allée au Canada, ni dans l’Oregon ni dans le Montana, rien du tout. Je ne suis même jamais allée dans les îles.

Eh bien. Il va falloir qu’on remédie à ça.

Et il retomba dans le silence. Le bruit du moteur et des pneus, Shalini qui me tenait la main mais regardait par la fenêtre vers le vide. La voiture, froide. Il n’avait pas mis le chauffage. J’étais pelotonnée, mais je sentais mon nez et mes oreilles glacées.

C’est comment, le désert ?

Mon grand-père soupira, puis il agita la main. C’est, euh, comme la lune. Tu quittes la forêt et tu débarques sur la lune en moins de deux kilomètres, comme si deux planètes avaient été coupées en deux et recollées ensemble. Soudain, il n’y a plus d’arbres. Désolé, je n’ai pas très envie de parler.

Pourquoi ?

Ta mère me détestera toujours. C’est ce qu’il me semble, maintenant. Je ne pense pas que ça changera. Je me suis bercé d’illusions, je me disais qu’elle avait simplement besoin de temps, mais je n’y crois plus à présent.

Elle ne te déteste pas.

Chaque chose qui nous arrive, chacune d’elles laisse sur nous une indentation, et cette indentation restera à jamais. Chacun de nous est un accident sur pattes.

Je serrai la main de Shalini, elle serra la mienne en retour et me jeta un regard triste et apeuré. Il n’y avait aucune limite à ce qui pouvait arriver avec ma famille.

Les arbres tels des fantômes surgissant de la blancheur, si immobiles et raides et attendant en silence, tous, par centaines, seulement séparés par le vide, une forêt froide et abandonnée. Mon grand-père passa devant des petits chemins caillouteux menant à des parcs et des lacs jusqu’à ce que la pente s’élève vers une roche à nu qui disparaissait dans les nuages. Une forêt d’altitude, et il semblait que nous aurions pu rouler indéfiniment et nous perdre, et ce serait sans doute une bonne chose, mais Steve se rangea enfin sur le bas-côté où des arbres poussaient serrés, et nous descendîmes tous dans le froid.

Je n’aime pas cette forêt, dis-je.

Steve acquiesça. Frosty le bonhomme de neige, dit-il. Il doit vivre dans le coin. Il ne porte pas une belle écharpe et un chapeau, rien que de la neige et un bâton en guise de nez, des petits yeux en cailloux, et il se cache derrière les arbres, il observe, et il n’est pas seul. Il y en a d’autres comme lui, d’autres bonhommes de neige.

Arrête, dit ma mère. Tu vas leur faire peur.

Mais Steve s’approcha et me prit la main, ainsi que celle de Shalini. Si vous voyez quelque chose, dit-il tout bas, fuyez.

Je regardai Shalini, toutes deux terrifiées, puis Steve éclata de rire. Ne vous inquiétez pas. Un bonhomme de neige ne court pas bien vite.

Il attrapa une longue scie à grandes dents et s’engagea dans la forêt, comme un homme de conte de fées, une écharpe brune autour du cou, une veste et un pantalon brun, la couleur d’une laine tissée dans un village de petites huttes en rondins de bois. Un feu dans chaque âtre pour éloigner tout ce qui rôdait, les maisons installées face à face en un petit cercle, et cet homme qui s’aventure seul dehors.

Ma mère le suivit, puis mon grand-père, et Shalini et moi étions trop terrifiées pour rester en arrière, alors les arbres nous avalèrent aussi.

La main de Shalini serrant la mienne avec force. Son visage pâli par le froid, couleur cendre, comme si nous pouvions marcher ici et devenir aussi exsangues que les bonhommes de neige. Je les cherchais partout, près de chaque arbre, derrière chaque congère. Des petits yeux noirs et un bâton en guise de nez, la seule chose que nous apercevrions, leurs contours extérieurs perdus dans toutes les nuances de blanc. Des yeux et un nez suggérant le mal, tout ce qu’il faut pour un visage.

Le bruit des bottes en caoutchouc qui crissaient dans la neige, si fort, les attirant tous. Je les voyais bouger entre les arbres, courant plus vite que n’importe quel être de chair et de sang, et je pensai qu’ils entendaient peut-être couler le sang, le battement des pouls, à l’affût de la chaleur, qu’ils en avaient besoin, qu’ils venaient arracher les cœurs encore palpitant.

Je poussai un cri et m’élançai à toutes jambes, Shalini cria à son tour et nous fonçâmes dans la neige, main dans la main, écartant les branches, trébuchant et nous relevant, le ciel pareil à la neige, blanc et aveuglant, et chaque arbre dissimulant quelque chose, et nous ne pouvions pas courir assez vite.

Nous tombâmes dans un trou au pied d’un grand arbre, profond dans la neige, enfouies jusqu’à la taille. Coincées et gémissant de peur, ne criant plus, accrochées l’une à l’autre, regardant partout, de tous côtés, certaines de voir surgir les bonhommes de neige se ruant sur nous. Exactement comme des requins, invisibles dans leur élément, des ombres et des fantômes circulant et sentant les battements de nos cœurs, et on veut se persuader qu’ils ne sont que le fruit de notre imagination quand, soudain, il est trop tard et ils vous dévorent.

Je me sentais prise au piège dans ce trou, j’essayai d’en sortir mais il n’y avait aucune prise pour escalader, rien que de la neige dans laquelle je continuai à m’enfoncer.

On ne peut plus sortir, murmurai-je, paniquée. On est enlisées.

Shalini luttait contre la neige, elle aussi, mais nous avions ces mauvaises bottes en caoutchouc aux pieds et des pantalons imperméables qui glissaient, et nous ne savions plus que faire.

Caitlin ! j’entendais la voix de ma mère, mais étouffée et lointaine, et pas comme d’habitude.

Ta mère, dit Shalini.

Ce n’est peut-être pas elle, dis-je. C’est peut-être un piège.

Shalini avait l’air vraiment effrayée. L’oreille tendue, nous perçûmes d’autres voix, celles de mon grand-père et de Steve peut-être, ou peut-être pas. Des nez en brindilles et des yeux sans âme, la neige devenue vivante, en chasse, envoyant des voix dans la forêt comme des appâts.

Ne réponds pas, dit Shalini d’une voix à peine plus qu’un murmure. Ne réponds pas.

Serrées l’une contre l’autre, nous tâchions d’être silencieuses et invisibles, tremblant dans la neige qui nous arrivait désormais jusqu’aux épaules. Un engourdissement dans les jambes, le froid comme un poids qui supplantait la chair. Ce trou, une toile d’araignée, et le froid, un poison, lent, les bonhommes de neige tendant leurs doigts qu’on ne sentait jamais, l’impression sourde que tout était déjà perdu d’avance. Le sang refroidissant en nous, et il s’arrêterait bientôt de circuler, et seuls nos yeux bougeraient, sans battements de cœur, afin de les voir quand ils viendraient nous emporter.

Caitlin ! entendis-je, et je savais bien qu’il ne s’agissait pas de la voix de ma mère, pas la vraie. Ce n’était que la voix que je voulais entendre, qui s’inquiétait pour moi, qui voulait me mettre en sécurité, désespérée d’amour. Une voix pour appâter, mais je gardai le silence. Je savais que c’était impossible.

Caitlin ! Comme si j’importais plus que tout, et c’est ce qu’offre la neige, un engourdissement et un effacement du monde jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que vous.

La voix de mon grand-père, haut perchée et tendue, pas du tout habituelle, presque comme celle d’une femme, vieille, ou le sifflement perçant des branches quand elles se frottent dans le vent. Les arbres complices des bonhommes de neige. Shalini et moi serrées contre l’arbre, son écorce rugueuse, partageant nos derniers instants de chaleur, les branches basses autour de nous incurvées comme une cage étroite. Des brindilles cassantes et trop nombreuses.

Et nous entendîmes soudain des bruits de pas arrivant en hâte, des pattes apparues sous les bonhommes de neige comme des loups afin d’avancer plus vite, mi-élément, mi-bête, l’air et l’eau mêlées en sang, bondissant sur nous de chaque direction, et nous nous recroquevillâmes jusqu’à ce que nos visages touchent la neige, et nous étions presque entièrement dissimulées, c’était notre seul espoir, qu’ils ne nous voient pas, mais c’était Steve qui haletait, et il s’affala à genoux. Elles sont ici ! hurla-t-il. Je les ai retrouvées.

Il s’allongea dans la neige et se rapprocha assez pour nous toucher les mains. Caitlin, dit-il. Attrape-moi la main. Et dépêche-toi. Ta mère ne doit pas voir ça. Elle me tuerait.

D’abord Shalini, dis-je.

D’accord. Allez Shalini.

Je la sentais trembler de froid et de peur, et je la lâchai pour que Steve la libère, une de ses bottes manquantes. Je me penchai pour la récupérer, perdue dans la neige, des grains rugueux de neige contre mes joues.

J’entendis Steve parler, mais sa voix était étouffée, je retrouvai la botte, me redressai, et je respirais et entendais à nouveau.

Prends ma main, dit-il, et il me fit glisser pour me dégager. Nous étions tous debout, il enfila la botte au pied de Shalini, nous prit par la main et nous nous éloignâmes en courant de ce que ma mère risquait de voir. Par ici ! criait-il.

La forêt pas encore revenue à la normale. Comme dans un rêve dont on n’arrive pas à se réveiller, et je pense que les contes de fées nous attendent toujours, qu’on peut glisser à tout instant dans des forêts où rôdent des loups et des voix, et croire en un monde d’ombres. Toutes nos peurs incarnées, les motifs et les formes dissimulés en nous soudain libérés.

MA mère m’écrasant en une étreinte, le souffle court et haletant. Tu as perdu la tête ? Tu ne peux pas faire ça. Tu ne peux pas t’enfuir dans la neige.

Je ne voyais pas son visage, elle aurait pu être n’importe qui. Comment faire confiance à n’importe quelle forme ?

Steve faisait juste l’imbécile, ma puce. Il n’y a pas de bonhommes de neige. Viens ici, Shalini, dit-elle, et Shalini fut écrasée à son tour dans l’étreinte, toutes trois dans la neige tandis que Steve et mon grand-père attendaient à l’écart, tous deux sans doute en proie à la peur.

Je suis désolé, dit Steve. Je pensais que ça serait marrant. Je ne pensais pas que vous me croiriez. Frosty changé en clown maléfique. C’est rien que Frosty le bonhomme de neige.

Arrête, dit ma mère.

Il a un nez en bouton, je crois, même pas en brindille.

Je revoyais les bonhommes de neige, leurs nez en branche, certains avec des yeux en boutons à la place des cailloux, plus grands, noirs et brillants.

Bon sang, dit ma mère. Mais ferme ta gueule, avec ton Frosty.

J’essaie juste de dire qu’il ne fait pas peur. Il a des bras en branche qui dépassent et qui font coucou. Steve éclata de rire. D’accord, je suis désolé. J’ai dépassé les bornes. Je ne peux pas m’arrêter. Admets que c’était marrant de les voir s’enfuir pour échapper aux bonhommes de neige.

Oh là, dit ma mère en nous lâchant. Tu trouves ça encore marrant, hein ?

Pardon, dit Steve, mais il souriait. Parfois, Frosty peut avoir deux têtes, et l’une d’elles tombe et roule toute seule.

Je n’ai même pas pensé à suivre leurs empreintes, dit ma mère. Tellement j’étais paniquée. J’ai couru dans tous les sens. Et après ça, une fois que tu as couru en cercles, où sont les empreintes ? J’aurais pu les perdre.

Mais c’était pas le cas.

Ouais, ma fille et sa copine ne sont pas mortes, alors tout va bien.

Sheri. Tu y vas un peu fort. Elles vont bien et elles en rigoleront plus tard.

Ha-ha, dit ma mère. On rentre à la maison.

Laisse-moi juste couper un sapin.

Elles tremblent. Dépêche-toi.

Steve observa les arbres, tous trop grands, une vieille forêt. Essayons le long de la route, dit-il. Il y en a des plus petits, je crois, je scierai juste une cime.

Ma mère nous tenait par la main alors que nous retournions vers la route. Je regardai encore autour de moi, et pas seulement en quête de bonhommes de neige entier, mais aussi de têtes toutes seules, de grosses boules de neige qui rouleraient et révéleraient un visage.

Mon grand-père marchait juste devant, vêtu d’un vieux manteau militaire en laine vert kaki et d’une chapka. Une forme lourde dans la neige, dégageant le chemin comme un gardien, sécurisant.

J’avais de la neige dans les bottes, glacée et dure contre mes tibias. Je n’ai jamais été aussi loin de la maison, dis-je. Jamais.

Non, dit Shalini.

C’est vrai. Je ne suis jamais allée nulle part. C’est le plus loin, ici.

C’est la honte, dit ma mère. Pour moi. Ne le redis jamais à personne. Et on va voyager, maintenant.

Tu n’es jamais allée nulle part, vraiment ? demanda Shalini.

Non.

Il y a tant de choses à voir. On a de la famille à Genève, à Nairobi, dans le Connecticut et à Sydney. Chaque endroit est tellement différent. Ma mère parle cinq langues.

Eh bien, tu es en compagnie de gros ploucs, maintenant, dit ma mère. Bienvenue en Amérique, où on parle américain et c’est tout. Désolée de te décevoir. Je peux te promettre que je ne connais rien du monde extérieur. J’ai travaillé et j’ai vécu ici. Je n’ai jamais fait de projets à plus d’une ou deux semaines d’avance.

J’espère que tu pourras aller en Europe, dit mon grand-père en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Et j’aurais dû y retourner, en temps de paix. Je sais que ça a changé et j’aimerais y retourner.

Eh bien, dit ma mère.

Que s’est-il passé quand elle est morte ? demanda mon grand-père. Que s’est-il passé juste après ? Quel âge avais-tu et où as-tu vécu ? Je sais que je n’ai aucun droit, mais je m’en suis inquiété, encore et encore. Si tu étais encore mineure, comment as-tu survécu, et qu’est-il advenu d’elle ? Y a-t-il eu un enterrement ? Y avait-il assez d’argent pour des funérailles ?

Mon grand-père s’était arrêté et s’était retourné face à ma mère, debout dans la neige les bras ballants. Ma mère s’arrêta aussi.

Tu n’as pas le droit de me poser des questions sur cette période.

Tu m’as dit tout à l’heure que tu voulais qu’on te pose des questions. En route jusqu’ici, pendant tout le chemin je me disais que c’était terminé, que tu ne me pardonnerais jamais. Mais je me suis rendu compte que tu venais de me demander de te poser des questions. Tu voulais que je manifeste de l’intérêt. Et Sheri, tu seras toujours la personne que j’aime le plus en ce monde. J’ai échoué, je t’ai abandonnée mais je t’aimais quand même et je pensais à toi tous les jours. Et j’ai besoin de connaître le calvaire que tu as enduré. J’ai besoin de savoir à quel point j’ai été nul. Et j’ai besoin de connaître la fin de tout ça, ou j’imaginerai toujours le pire.

C’était pire que tout. Pire que tout ce que tu peux imaginer.

Alors raconte-moi. J’ai besoin de l’entendre.

Je ne te dois rien de tout ça.

Je sais, mais raconte-moi quand même. Donne-nous une chance. Comment est-ce qu’on pourra s’entendre si je ne connais pas la partie la plus importante ?

Ma mère regarda l’endroit où Steve grimpait à un arbre avec sa scie. Pas un grand arbre, juste sept ou huit mètres, et il était secoué de toute sa hauteur à chaque impulsion de Steve. Les branches bougeaient à l’unisson comme une anémone dans le courant.

Impossible, dit ma mère. Parce que quand elle est morte, ce n’était pas à l’hôpital. Il n’y avait personne pour m’aider. Elle était au lit, je n’avais que seize ans et on n’avait pas d’argent à cette époque.

Raconte-moi.

Tu n’étais pas là. C’est le détail principal.

Je sais.

Et on n’avait pas le téléphone, à l’époque, ni l’électricité, et on n’avait pas payé le loyer et on n’avait plus le moindre dollar.

Qu’as-tu fait ?

Je l’ai laissée là, dans son lit, pendant longtemps. Je l’ai juste laissée.

Combien de temps ?

Je ne sais pas. Quatre ou cinq jours, peut-être. Je ne peux pas le dire devant Caitlin.

Qu’as-tu fait après ces quatre ou cinq jours ? As-tu appelé quelqu’un, quelqu’un est-il venu ?

Personne n’est venu. On avait disparu de la surface du monde. On ne payait pas de loyer mais tout le monde s’en fichait, c’était un endroit tellement merdique. Et il faisait froid, il neigeait. C’est peut-être la raison pour laquelle personne n’est venu. Mais il n’y avait pas de chauffage, alors elle ne sentait pas plus mauvais qu’avant. Elle aurait pu rester ainsi tout l’hiver. J’y ai pensé, à la laisser là. J’ai songé à faire du stop pour partir quelque part.

Et pourquoi ne l’as-tu pas fait ?

Je ne sais pas.

Il y eut un craquement puissant, nous regardâmes dans la direction de Steve qui s’accrochait au tronc tandis que la cime tombait, une chute lente et amortie, tournoyante et saupoudrée de blanc, et ce qui restait de l’arbre, offert au ciel.

Pas la peine de vous dépêcher pour m’aider, hein, cria Steve. Les bonhommes de neige pourront sûrement me donner un coup de main, s’il le faut.

Je dansais, dit ma mère. C’est ça que tu veux entendre. C’est comme ça que j’ai acheté à manger et que j’ai recommencé à payer le loyer, qu’on m’a rebranché l’électricité.

Tu dansais ?

Ouais, dans le club de strip-tease pas loin sur l’autoroute, le Don’s. C’est ça que tu voulais entendre, non ? À quel point j’étais tombée bas ?

Non. Ce n’est pas ça. Je veux savoir car je me préoccupe de toi, parce que je suis désolé, parce que tout ceci est de ma faute, et parce que je dois me racheter.

Tu ne peux rien racheter. J’avais seize ans et je montrais ma chatte à des camionneurs. Comment comptes-tu racheter ça ?

Mon grand-père restait là, une horrible grimace sur le visage, les yeux fermés. Bras croisés comme s’il s’étreignait lui-même, mais les doigts crochus. Nous l’observions, l’incarnation de la souffrance. Attendant dans la neige tous ensemble, mais attendant quoi ? Qu’est-ce qui pourrait nous venir en aide ? Le bruit de Steve qui traînait son arbre dans la neige. On peut vamonos, dit-il. Caballeros.

SHALINI et moi étions à nouveau dans la voiture de mon grand-père, nous suivions Steve, ma mère et le sapin de Noël. Il dépassait à l’arrière et s’agitait pareil à une fourrure dans le vent. La neige tombait fort à présent, le monde caché derrière un voile blanc et défilant à grande vitesse, les flocons décrivant une courbe en plein air, aspirés par notre pare-brise comme si nous étions un aimant, comme si nous pesions désormais un poids énorme, impossible.

Mon grand-père ne parlait pas. Shalini était silencieuse, elle aussi, elle regardait par la fenêtre. J’étais loin d’eux, tremblante et mouillée, mes pieds, mes mains et mon visage gelés. Je fermai les yeux et plongeai le menton dans mon manteau, j’essayai de me recroqueviller et de me faire toute petite.

Ma mère qui dansait. Je n’arrivais pas à y croire. Je voulais revenir à l’époque où je n’étais pas au courant. Nue devant des camionneurs, dansant autour d’une barre, des hommes lui jetant des billets comme dans les films d’adultes. Et couchait-elle avec eux ? C’était trop dur à comprendre, trop pour y penser, et c’était le risque qui m’effrayait, cette mise à nu, de savoir que ma mère n’avait pas été en sécurité, craignant étrangement pour moi-même, bien que je ne sois pas à découvert. La honte, aussi. Étrange comme elle pouvait se transmettre d’une personne à une autre. Je me sentais sale, gênée que Shalini me voie en cet instant.

Et ma grand-mère, gisant dans son lit, morte depuis quatre ou cinq jours. C’était trop, ça aussi. Tout était trop. Et que s’était-il passé ensuite ? Y avait-il eu des funérailles ? Avait-elle été enterrée ?

La route trop longue, pas le moindre mot prononcé. À notre arrivée, mon grand-père coupa le moteur et resta assis, mains agrippées au volant, le regard rivé devant lui comme si nous nous étions engagés sur une route d’une autre sorte, et que nous l’empruntions pour la première fois. Mais il pencha soudain la tête, il se voûta et resta affalé sur le volant.

Mon grand-père qui sanglotait, un petit son, étranglé et discret, son dos agité. J’ouvris la portière et descendis dans la neige, puis je contournai la voiture et ouvris la portière de Shalini afin qu’elle puisse s’échapper. Elle ne me regarda pas en sortant. Nous avançâmes vers le porche et attendîmes dans le froid. Ma mère et Steve qui parlaient, enfermés dans le pick-up.

Je suis désolée, dis-je à Shalini.

Ça ne me plaît pas, dit-elle, mais ce n’est pas de ta faute. J’ai froid. J’ai besoin d’un bain chaud. Tu as une clé ?

Non. Je passai mes bras autour de Shalini pour la réchauffer, elle enfouit sa tête contre mon épaule. Il y avait du vent, pas beaucoup mais glacial. La neige qui nous atteignait sous le petit auvent. Un conte de fées mis sur pause, la porte de la maisonnette qui ne s’ouvrirait jamais. Les personnages partis au mauvais endroit, dans la mauvaise histoire. Le Petit Chaperon rouge se retrouvant devant les maisons des trois petits cochons. Un loup quelque part, mais pas le bon loup, et les cochons endormis qui n’entendaient pas le Chaperon rouge frapper à la porte, ou peut-être s’agissait-il des trois ours, endormis dans ces maisons. On ne sait jamais ce qui va se passer ensuite, nos vies informes.

Nous restâmes donc là à frissonner sur le porche, à attendre que deux autres histoires continuent sans nous, mon grand-père dans sa voiture, comprenant enfin le coût de son abandon, pleurant des morts survenues longtemps auparavant, et ma mère dans la voiture de Steve. Parlaient-ils de bonhommes de neige, ou de son passé, ou d’autre chose ?

Ils nous avaient oubliées et le froid devenu plus intense encore, nos vêtements plus fins. Shalini qui claquait des dents, je la lâchai et descendis les marches au pas de course pour marteler la portière de Steve. On se gèle, ici ! criai-je.

Steve ouvrit la portière, et mon grand-père aussi. Pardon, dit-il. Pardon, Caitlin. J’ai oublié que j’étais le seul à avoir les clés. Ses yeux gonflés et rouges. Il se hâta vers la porte et nous laissa entrer, et j’entraînai Shalini à la salle de bains, je fis couler l’eau dans la baignoire et l’eau chaude dans le lavabo aussi afin que nous puissions nous réchauffer les mains.

Ne mets pas de l’eau trop chaude, dit ma mère. Il faut faire attention. Commencez avec de l’eau tout juste tiède.

J’imaginais nos mains éclater, comme si elles étaient en verre, et c’était l’impression que me donnaient mes doigts dans l’eau chaude, des aiguilles et des échardes se détachant et me bouchant les veines, jaillissant vers les murs.

Ça fait mal, dit Shalini.

Ça ne dure pas longtemps, lui dis-je. Mais ça sera pire avec les pieds. Je ne sens même plus mes orteils.

Quelle super idée, Steve, dit ma mère mais je ne crois pas qu’il l’entendit. Il soufflait et haletait, fit presque s’écrouler la maison en apportant le sapin. L’arbre avait grandi depuis que nous avions quitté la forêt, énorme à présent. Mon grand-père debout, toujours en manteau, impuissant alors qu’on rayait son sol et ses murs.

Ma mère vérifia la température de l’eau dans la baignoire et entreprit de nous déshabiller, bottes et vestes et pantalons d’abord, puis pensa à fermer la porte pour que Steve et mon grand-père ne voient pas. L’air chaud et plein de vapeur, et j’avais sommeil. J’adorais que ma mère me déshabille, levant simplement les bras afin qu’elle me retire mon T-shirt. Voilà si longtemps qu’elle ne l’avait pas fait.

Elle baissa mon pantalon et ma culotte, je m’en dégageai et la regardai déshabiller Shalini. Sa belle peau, ses longs cheveux noirs. Le petit triangle de poils les plus doux. Je baissai les yeux vers mes propres poils qui venaient d’apparaître récemment, si clairs qu’on pouvait ne pas les remarquer, comme les poils de mes bras qu’on ne voyait pas, sauf en été quand ma peau bronzait suffisamment et que les poils prenaient une teinte dorée, couchés à l’identique.

Nous entrâmes dans la baignoire et mes orteils semblèrent voler en éclats, et à voir le visage de Shalini, les siens lui donnèrent la même impression.

Asseyez-vous, toutes les deux, dit ma mère. Vous avez l’air d’avoir la tête qui tourne.

Cette énorme baignoire à pattes griffues, la lourde cascade d’eau, et nous nous assîmes, l’eau qui me brûlait les orteils parut subitement froide entre mes jambes. C’est tout froid, dis-je.

Je vais remonter la température, progressivement, dit ma mère, et elle l’ajusta, la testa, l’ajusta à nouveau tandis que nos pieds dégelaient. Vous risquez d’avoir des engelures si vous chauffez trop vite, dit-elle. Il ne faut jamais entrer directement dans de l’eau chaude.

C’est quoi, des engelures ? demanda Shalini.

Je ne sais pas, dit ma mère. Mais on peut en attraper en faisant comme ça. Et ça fait mal.

Shalini serrait ses bras autour d’elle comme si nous étions encore debout sur le porche, jusqu’à ce que l’eau soit assez haute et assez chaude, et elle se détendit. Ma mère penchée entre nous au-dessus de la baignoire, faisant circuler l’eau, et nous deux, nues à nous observer, à attendre qu’elle s’en aille. Les yeux de Shalini.

Une éternité parut s’écouler avant que ma mère nous laisse et ferme la porte. Nous nous rejoignîmes au milieu, nos genoux en contact sous l’eau, et échangeâmes les baisers les plus tendres. Nos visages moites de vapeur, nos cheveux collés à nos joues. Ma colonne vertébrale comme soulevée de mon dos et imprimant une courbe à mon corps tout entier. Je n’arrivais pas à croire que ses lèvres puissent être aussi soyeuses, et je glissai sur elle, je fermai les yeux et trouvai cet instant si parfait.

Vous avez trouvé le shampoing ? demanda ma mère en entrant. Je retirai brusquement mes bras de Shalini, un mouvement éclair de honte et de peur, mais je ne fus pas assez rapide.

Qu’est-ce que tu fais ? La voix de ma mère réduite à un murmure.

Je ne pus répondre. Son visage affichant un tel dégoût. Je ne l’oublierai jamais. Je ne pourrai jamais l’oublier, et je ne crois pas non plus que j’arriverai un jour à le lui pardonner.

Shalini s’était enfoncée dans l’eau, cachée, mais je restai droite sur mes genoux, je n’arrivais pas à croire l’expression sur le visage de ma mère, tout son amour disparu, rien que du dégoût, me regardant comme si j’étais un déchet.

Non, dit ma mère. Non. Tu ne m’infligeras pas ça.

Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda mon grand-père, et il regarda dans la salle de bains, je cachai ma poitrine derrière mes bras, m’enfonçai dans l’eau. Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il.

Ne te mêle pas de ça, dit ma mère.

Mais qu’est-ce qu’il y a ?

La bouche de ma mère, ouverte en une expression malveillante, et je ne voulais pas l’aimer moins, mais ce fut le cas à partir de cet instant. Un sentiment que j’éprouvais à son égard mourut alors, si rapidement que je peine à le comprendre encore aujourd’hui.

Je veux que tu me dises ce qui se passe, ordonna mon grand-père en levant la voix. Bon Dieu, mais qu’est-ce qui se passe ?

Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Steve en passant la tête par la porte.

Elles s’embrassaient. Elles étaient en train de se peloter dans la baignoire.

C’est vrai ? demanda Steve.

Ma mère tourna sa rage sur Steve. Ne prends pas un air intéressé. Ou tu ne me reverras jamais.

Bon sang, dit-il, et il s’éloigna.

J’ai cru que quelqu’un s’était blessé, dit mon grand-père. J’ai cru qu’il s’était passé un truc horrible.

Et ce n’est pas horrible, que ta petite-fille devienne gouine ?

Sheri. Calme-toi. Caitlin et Sheri sont de gentilles filles. Si elles se sont embrassées, c’est peut-être qu’elles sont un peu perdues ou je ne sais quoi, mais elles n’ont rien fait de mal.

Je vais pas élever une lécheuse de chatte. Shalini, sors de cette putain de baignoire immédiatement. Tu rentres chez toi, et tu ne reverras plus jamais Caitlin.

Sheri ! hurla mon grand-père, et je le vis pour la première fois dans son rôle de père.

Mais ma mère l’ignora. Elle s’avança à grands pas et empoigna Shalini par les cheveux, la traîna hors du bain, trempée et nue, agrippée au bras de ma mère pour tenter de se dégager.

Arrête ! m’écriai-je, et je jaillis de la baignoire, je tombai sur le parquet mouillé, j’étais trop lente. Ils s’entassaient devant la porte, ma mère s’efforçant de la faire sortir, tirant Shalini, et mon grand-père lui bloquant l’accès comme si la porte menait à un lieu important, comme s’il s’agissait d’un passage digne d’être protégé. Il avait attrapé ma mère par les épaules mais fut repoussé dans le salon.

Cette violence doit cesser, Sheri. Tu es violente et ce n’est pas tolérable.

Je vais t’en montrer, moi, de la violence, dit-elle, et elle lui asséna une droite puissante. J’entendis quelque chose, et il se plia, frappé au cœur. Il la lâcha, fit quelques pas en arrière et s’assit par terre, abattu. Bouche ouverte, le souffle coupé.

Je ne savais pas vers qui courir, mon grand-père au sol, ou Shalini dont les cheveux étaient pris au piège dans la poigne de ma mère. Shalini qui pleurait, mouillée, nue, exposée, et je me ruai sur le bras de ma mère, je mordis à travers le tissu jusqu’à la chair. Un geste qui semble si animal, aujourd’hui, mais toute cette journée était barbare, et quelle autre solution avais-je pour lui faire lâcher prise ? Je n’étais pas assez forte pour faire autrement.

Ma mère me frappa fort, au visage, un bruit d’explosion dans ma tête, et le monde se referma autour de moi, je tombai à terre, mais je ne m’évanouis pas, j’ignore pourquoi. Je vis ma mère lâcher Shalini et se précipiter vers moi, me toucher, le visage si proche, désolé, mais Shalini la repoussa et me tint la tête entre ses mains, m’embrassa.

COMMENT se remet-on d’une journée comme celle-ci ? Mon grand-père au sol, le souffle coupé, Shalini et moi, nues et mouillées, blessées, ma mère recroquevillée dans son coin, Steve caché quelque part. Comment recolle-t-on les morceaux d’une famille, et comment pardonne-t-on ?

Caitlin, dit ma mère. Mon bébé. Je suis désolée.

Elle était blottie contre le mur au bout du canapé, les mains devant le visage, cachant sa bouche. Les mains serrées en poing, comme un boxeur en garde. Elle semblait animale. Le fait qu’elle puisse parler ne collait pas avec le reste. Je l’observai comme je l’aurais fait d’une bête au zoo, éloignée pour la première fois, distante.

Mon grand-père penché en arrière, en appui sur ses mains, l’air de se reposer dans l’herbe ou sur la plage, mais il avait fermé les yeux et sa bouche n’était que souffrance. Je ne crois pas avoir fait une crise cardiaque, dit-il. Je crois que ça va.

Il fallait que quelqu’un nous vienne en aide, à tous. Que quelqu’un aide mon grand-père à se relever, examine mon visage, sèche Shalini et la rhabille, et s’occupe de ma mère d’une manière ou d’une autre. Mais Steve avait disparu, caché quelque part dans la cuisine ou la chambre, il ne se montrait pas et il n’y avait personne d’autre.

Mon visage était engourdi mais bizarrement, rien de cassé ni même douloureux. Le bruit d’explosion avait dû venir de la main de ma mère. Shalini si douce, ses doigts sur ma joue, et elle m’embrassa à nouveau.

Je ne peux pas regarder ça, dit ma mère. Vous ne savez pas comment c’est. Aucun de vous. Je n’étais même pas gouine, mais on m’a traitée de ça tant de fois, à bosser dans les chantiers. Et on m’a traitée de broute-minou sur scène quand je dansais avec une autre femme. Les hommes adorent s’imaginer deux femmes ensemble. Ils veulent regarder et puis tuer. Vous serez détestées toute votre vie.

Je pense que le monde a changé, dit mon grand-père. Je pense qu’elles s’en sortiront.

Tu n’y connais rien. Et je ne peux pas regarder ça. Je ne veux pas de ça chez moi. Shalini va rentrer chez elle tout de suite. Je suis désolée pour ce que j’ai fait. Mais Shalini va rentrer chez elle, et elle ne reviendra plus jamais ici, et je ne veux pas que Caitlin la revoie à l’école.

Mon grand-père se hissa péniblement à quatre pattes puis se releva. Il se rendit à la table de la cuisine et je vis Steve, debout les bras croisés, une main devant la bouche, l’air effrayé.

Mes allumettes, dit mon grand-père, et il ouvrit un tiroir. Là, une boîte d’allumettes. Il en gratta une, une étincelle et un éclair de lumière, puis il se tourna vers la table, souleva le contrat, l’emporta au-dessus de l’évier, enflamma le coin inférieur et le tint ainsi tandis que la flamme grandissait et dévorait tout. Voilà ce que je fais de ton contrat, dit-il. Signé chez le notaire et brûlé. Et cette maison ne sera pas mise à ton nom demain. Je me fiche à présent de ce que tu penses de moi, ou si tu me pardonneras un jour. Tout ce qui m’importe maintenant, c’est de protéger Caitlin et Shalini. Alors tu as le choix. Si tu veux cette maison, si tu veux reprendre tes études et arrêter de bosser, tu vas me laisser t’accompagner demain pour qu’on te trouve de l’aide. Une aide psychologique. Je suis désolé de ne pas avoir été présent pour t’aider, mais je vais protéger Caitlin et Shalini, et Shalini peut passer la nuit ici si elle le souhaite, et elle sera toujours la bienvenue. Et Caitlin et elles peuvent faire ce qu’elles veulent. Parce que ça ressemble à de l’amour, à mes yeux.

Ma mère toujours blottie derrière ses poings, et je crus qu’elle allait bondir en une explosion, mettre en pièces mon grand-père pour ce qu’il venait de faire, mais elle demeurait immobile.

Je crois qu’il a raison, Sheri, dit Steve. Et je t’aiderai, moi aussi.

La bouche de ma mère tordue, comme si elle s’apprêtait à pleurer, et j’eus pitié d’elle, mais j’éprouvais une nouvelle froideur, un sentiment que je n’aurais jamais cru possible.

Mon grand-père s’approcha d’elle, s’agenouilla sur le parquet et passa ses bras autour d’elle, la serra contre lui. Elle passa les bras autour de lui, et ils restèrent assis dans cette position, oscillant un peu. Je savais qu’ils devaient avoir fermé les yeux, je savais qu’ils s’étaient enfin retrouvés. C’est peut-être ce qui s’approche le plus du pardon. Non pas que le passé soit effacé, rien n’est défait, mais une volonté dans le présent, une reconnaissance, une étreinte, un ralentissement.

La peau de Shalini était froide et je frissonnais, je me redressai donc, des pulsations dans la tête, et nous retournâmes à la baignoire, glissâmes dans la chaleur, immergées. Je fermai les yeux et m’enfonçai entièrement sous l’eau, restai suspendue là, dans le vide, car trop de choses venaient de se produire. J’entendis le robinet, je sentis l’eau froide, puis chaude, la température monta, je me perdis dans le son de l’eau, remontant à la surface comme un poisson rouge et aspirant une bouffée d’air avec mes lèvres avant de retourner vers le bas, de retourner vers le néant. Les mains de Shalini sur mes jambes, une caresse d’un autre monde, de l’obscurité, douce et rassurante. La fin des jours terribles, la fin de la peur, la fin de la solitude, et j’en avais conscience, à mesure même que cela se produisait. La fin, aussi, de l’amour simple et entier envers ma mère. Les limites de mon propre pardon.

Je restai submergée autant que possible, ne voulant pas retrouver l’air libre ni les mots, mais la chaleur me poussa à la surface, puis aux lèvres de Shalini, et ce fut l’amour le plus parfait que j’aie jamais connu. Personne n’y croira car nous étions trop jeunes mais nous étions là, absolument, pas partiellement absentes comme le sont toujours les adultes. J’avais Shalini tout entière. Rien n’était caché. Et elle était bien au-dessus de moi, en termes de classe, de famille, d’intelligence, de sophistication, de connaissance, de beauté, mais nous ne prenions pas ces choses en considération, et je ne me sentais pas encore inadaptée à la manière des adultes, même au cœur de la honte terrible de cette journée. Et rien n’était dissimulé en moi, non plus. J’éprouvais une liberté folle pour la première fois. De l’autre côté de cette porte, ils savaient ce que nous faisions et ce n’était pas grave.

La maison était plongée dans le silence quand nous émergeâmes, rien qu’une lumière allumée au-dessus de la table de la cuisine, tout le reste dans la pénombre. Trois pizzas, presque entièrement mangées, laissées à notre attention, nous nous assîmes donc, enveloppées dans nos serviettes, l’air froid mais nos corps encore protégés par la chaleur du bain. Ma famille cachée quelque part, pas de dîner commun, le contact trop lourd à supporter. Le sapin de Noël posé à terre contre un mur. Nous étions mortes de faim et nous finîmes les pizzas jusqu’à la dernière part.

La couette froide quand nous nous y glissâmes, accrochées l’une à l’autre en quête de chaleur. Ma chambre devenue notre chambre, et ma famille nous laissant dormir ensemble sans honte. Parfois, les pires moments mènent aux meilleurs.

Cette nuit-là fut parfaite, le commencement. Shalini endormie sur moi, sa chaleur et son poids, la masse de sa chevelure créant une grotte autour de mon visage, le va-et-vient de sa respiration et ses petits mouvements alors qu’elle dormait. Elle s’était abandonnée dans son sommeil, et je me trouvais enfin plaquée au fond de l’océan, comme je l’avais toujours voulu, à des milliers de lieues de profondeur, toutes deux glissant sur de larges ailes.

MA mère le lendemain matin, timide et gênée, et c’était inédit, quelque chose qui continuerait des années durant, ne s’arrêterait jamais vraiment, sa perte de confiance tandis qu’elle essayait de raisonner sa colère. La rage, c’était ce qui l’avait maintenue à flots si longtemps.

Mais elle sortit des bols pour nos céréales, apporta des cuillères et du lait, fit un effort dès ce premier matin, bien qu’elle ne parvienne pas à nous regarder dans les yeux, et nous ne l’aurions pas souhaité de toute façon. Ses cheveux emmêlés et défaits, derrière lesquels elle se cachait.

J’ignore pourquoi je ne pouvais pas lui pardonner complètement, et immédiatement. Ou plus tard, quand j’apprendrais que personne n’avait été au courant de la mort de sa mère pendant deux ans. Seule, absolument seule tout ce temps. Mais quelque chose s’était endurci en moi, une réaction animale et instantanée en voyant son dégoût, la façon dont elle m’avait considérée en comprenant pour la première fois qui j’étais, et une réaction aussi au fait d’avoir été frappée. Un changement en ces instants, un interrupteur éteint à jamais, la fin de la confiance, de la sécurité et de l’amour, et comment retrouver un jour cet interrupteur ?

Je l’admire donc d’avoir pu aimer mon grand-père, car je pense que c’est de cela qu’il s’agit, et ils vécurent ici ensemble même après mon départ pour l’université. Ils vécurent en paix, Steve resta lui aussi, tous trois sous un même toit, et quand mon grand-père mourut, il était aimé et pardonné. J’en suis reconnaissante à ma mère, et j’espère que je serai un jour en mesure de lui offrir la même chose.

Ce matin-là, il nous emmena à l’école, il était devenu comme un parent. Ta mère ira bien, me dit-il, je m’en souviens. Je comprends à présent qu’il avait appris à ne plus fuir, qu’il se découvrait même bien plus fort qu’il ne l’aurait pensé. Je vous emmènerai toutes les deux à l’aquarium aujourd’hui, dit-il. J’appellerai ta mère, Shalini, pour la prévenir.

Merci, monsieur Thompson, dit-elle, et elle me serra la main.

Tu n’en croiras pas tes yeux, en voyant les poissons, dis-je.

Le monde entier est contenu dans ces bassins, dit mon grand-père. Tout entier.

Nous ne roulions pas dans East Marginal Way. Nous suivions des rues résidentielles, lentement. Et si tard dans la matinée, seulement quelques minutes avant le début des cours, le ciel déjà d’un blanc grisé, comme au plus clair de la journée.

Toutes les voitures garées devant le bâtiment, c’était la première fois que je n’entrais pas seule, et il restait à peine quelques jours avant les vacances. M. Gustafson avait baissé les bras. La classe était plongée dans le chaos. Alors qu’il contemplait son livre de voitures anciennes, affalé sur son bureau avec son chapeau de Père Noël, langue visible entre ses lèvres, le dragon du nouvel an chinois circulait entre les chaises, tournant ici et là en tirant le traîneau. Shalini et moi trottinions derrière notre renne à la suite des autres, et il y avait toujours des boules et des morceaux de papier voltigeant dans l’air et d’autres objets encore que l’on lançait, des ballons et des tubes de colle. Je sautillais tandis que nous trottions avec Lakshmi Rudolph, et Shalini riait, et j’avais envie de l’embrasser, j’essayai mais elle m’évita. Pas ici, tout le monde peut nous voir, cria-t-elle sans cesser de sourire.

Que se serait-il passé si je l’avais embrassée quand même, à cet instant, et que j’avais continué chaque jour sans m’arrêter jusqu’à ce que les gens finissent par trouver cela normal, même sa famille ? Mais on ne peut pas revenir en arrière, et je n’ai aucun regret avec Shalini. Inutile d’éprouver du regret.

Quand mon grand-père vint nous chercher après l’école, nos visages étaient barbouillés, nous avions de la colle sur les vêtements, les cheveux en bataille, les joues rouges, et nous étions épuisées.

Ouah, dit mon grand-père. L’école n’est vraiment pas comme dans mon souvenir.

Ce n’est pas comme en Inde, non plus, dit Shalini.

  1. Gustafson est un mauvais prof, dis-je.

Tu en auras d’autres comme lui, dit mon grand-père. Mais ne les laisse pas te ralentir. Assure-toi d’avoir des bonnes notes afin de pouvoir aller à l’université.

Je voulais demander à mon grand-père s’ils avaient trouvé de l’aide pour ma mère ce jour-là, mais j’avais peur de poser la question. J’avais une ecchymose sur la joue, cachée par le maquillage barbouillé que je comptais garder sur mon visage pendant les deux jours précédant les vacances. J’avais peur qu’Evelyn voie mon bleu et vienne détruire tout ce qui était en train de s’arranger.

Nous roulâmes sur cette route que j’avais toujours parcourue à pied, vers les eaux sombres et basses de la rade, et nous arrivâmes si vite.

Je tenais Shalini par la main en entrant. Il faut absolument que tu voies les poissons-mandarins, ils sont splendides, dis-je. Ils ressemblent aux foulards de ta mère.

Mon grand-père acheta un ticket pour lui et un pour Shalini, et nous nous élançâmes vers les premiers bassins d’eau salée où vivaient les poissons les plus communs, ceux qu’on voit dans les cabinets de dentistes. Le corail, les anémones et ces poissons qui paraissaient faits de soie.

On dirait des grenouilles-colibris, fit remarquer Shalini.

Tout ressemble à autre chose ici, dit mon grand-père. Je trouve qu’ils ressemblent à des cambrioleurs avec des masques pour qu’on ne les reconnaisse pas.

Ils sont si jolis, dit Shalini.

Ils ont toujours les mêmes motifs sur le dos, dis-je. Ils peuvent être turquoise avec des zigouigouis orange, ou orange avec des zigouigouis turquoise, mais toujours le même zigouigouis.

Mon grand-père observait les autres poissons-mandarins, le visage si proche qu’il touchait presque la vitre. Tu as raison, dit-il. C’est presque le même motif. Ça semble dessiné au hasard, mais ils ont deux cercles sur le dos, un devant et un plus grand derrière. Chacun est un peu différent, mais ils suivent la même disposition. Comme si chacun de nous était créé selon un modèle. Comme s’il y avait quelque part la forme de ma vie, et que j’avais la chance de pouvoir choisir parmi plusieurs variantes mais jamais trop loin du modèle original.

Je me souviens de ces paroles car j’y pense toujours, depuis, cette idée qu’on ne s’éloigne jamais vraiment, que ce qui nous apparaît comme une découverte n’est en réalité que la révélation de ce qui était caché mais pourtant là, en attente. Je m’en souviens car c’est peut-être, me semble-t-il, une voie vers le pardon ; le fait de comprendre que ma mère avait beau être violente et terrifiante, ce n’était pas dû au hasard, c’était partiellement inéluctable. La personne qu’elle était avait été créée longtemps auparavant et elle avait eu à en souffrir autant que moi. L’instant où elle m’avait regardée avec dégoût, comme si j’étais un monstre, c’était quelque chose qu’elle était incapable de dissimuler car elle était bouleversée. Quand je repense à tout ce qui s’est produit ce jour-là, j’essaie de me dire qu’elle était à un moment charnière, j’essaie de me rappeler l’époque précédant l’arrivée de mon grand-père, avant qu’elle subisse une telle pression, quand nous rentrions à l’appartement, qu’elle s’affalait sur le lit et me laissait m’affaler sur elle, et que je m’accrochais à elle comme un poisson-grenouille, mains et pieds glissés sous elle, la montagne douce et puissante de son corps sous moi, et c’était comme si nous étions le monde tout entier.

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